II.
LE CONTEXTE SCIENTIFIQUE: LE SIECLE DES LUMIERES.
"Lumières,
Aufklärung, enlightenment, illuminismo : dans la plupart des
langues européennes, une même métaphore qui souligne la fin
des "ténèbres", sert à désigner la culture du XVIIIème
siècle. Le triomphe du rationalisme et de l'esprit critique,
dont les philosophes se font champions, couronne l'évolution
intellectuelle de l'époque moderne".
A
la relative stabilité du XVIIème siècle succéda une période
d'effervescence intellectuelle, scientifique, économique et
militaire. D'abord littéraire, le XVIIIème siècle devint progressivement
philosophique. Les conversations métaphysiques des salons, des
cafés et des clubs s'orientèrent vers des discussions philosophiques,
encouragées par l'esprit encyclopédique et scientifique de l'époque.
Tout devait être soumis à "l'autorité de la raison",
à l'expérience, à la vérification, au raisonnement. Derrière
ce règne de la raison s'inscrivait, en filigrane, la présence
inéluctable et symbolique du philosophe, porte-parole d'un siècle
qui devint celui des Lumières.
Véritable
guide, il fut caractérisé pour la première fois en tant que
représentant de la raison par Dumarsais (1676-1756), à travers
un article publié dans l'Encyclopédie de Diderot et que
Jean Goldzink résume en ces termes : "Le philosophe est
défini par l'exercice prudent, méthodique et critique de la
raison. Mais aussi par l'exercice du bien public. Etre pensant
dont la raison met en question les préjugés ; être sociable
qui tourne vers le monde le visage bienveillant d'un honnête
homme". En revendiquant l'esprit critique, il orienta la
pensée et prépara la marche vers le progrès, esquissée par les
grands voyages entrepris dès la fin du XVIIème siècle. En effet,
les récits rapportés de ces voyages furent les premières pierres
de l'édifice scientifique, politique et social des Lumières
et favorisèrent le succès des idées philosophiques sur la diversité
et la relativité des modes de pensée.
Le développement
de la curiosité scientifique.
Parallèlement
à l'essor des sciences se développa alors une importante production
d'ouvrages essentiellement caractérisés par une volonté d'informer,
de classer, de répertorier les connaissances universelles.
Le
relevé et la description des plantes et des animaux des Mascareignes
que propose Pingré dans sa relation, correspondent à cette démarche
encyclopédique, consacrée par Buffon (1707-1788). Grâce à la
réalisation d'une oeuvre en trente-six volumes intitulée Histoire
naturelle et publiée entre 1749 et 1789, ce naturaliste
français contribua à l'émancipation des sciences naturelles
en refusant toute classification arbitraire et en proposant,
à la place, une classification selon l'espèce. Bien avant lui,
l'Anglais John Ray (1627-1705), dans son Histoire des plantes,
puis le Français Michel Adanson (1727-1806), dans Famille
naturelle des plantes, avaient révélé la pertinence d'une
telle classification.
Par
ailleurs, pour une meilleure appréhension du monde, le XVIIIème
siècle tenta de parachever l’œuvre de Newton : la vulgarisation
de ses recherches scientifiques fut amorcée par Voltaire à travers
la publication, en 1738, de ses Eléments de la Philosophie
de Newton, et la vérification de ses lois mathématiques
et astronomiques détermina l'objectif de la plupart des grandes
expéditions. L'observation du transit de Vénus fit partie de
ces expéditions et devait permettre la détermination numérique
du système solaire, en l'occurrence par le calcul de la distance
entre la Terre et le Soleil.
La
mission de Pingré apparaissait alors aussi essentielle que celle
qui conduisit, d'une part, en 1736, Clairaut et Maupertuis en
Laponie, et, d'autre part, La Condamine et Bouguer, au Pérou.
Cette double opération devait vérifier l'hypothèse de Newton
sur l'aplanissement de la Terre aux pôles.
Toujours
dans cette perspective de répertorier les connaissances, des
chercheurs du siècle des Lumières se lancèrent dans la réalisation
d'une extraordinaire entreprise, celle de l'Encyclopédie,
ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers.
Sous la conduite du philosophe Denis Diderot (1713-1784), et
du mathématicien jean Le Rond d'Alembert (1717-1783), cent trente
spécialistes participèrent à la production des dix-sept volumes
de définitions et des onze volumes de planches qui composent
l'Encyclopédie et dont la publication s'échelonna sur
vingt-et-un ans, de 1751 à 1772.
"Oeuvre
de vulgarisation et oeuvre de combat ( ... ), l’Encyclopédie
coordonne désormais les manières de penser de l'opinion
éclairée qui se constitue depuis le début du siècle. L'humanité
apparaît sur la voie du progrès, qui est dû non pas à la théologie,
mais à la raison".
Les
Lumières de la fin du siècle ont vu ainsi l'aboutissement de
deux cents années de recherches intenses et ont offert à l'Histoire
une toile de fond nécessaire à son édification.
L'univers
scientifique fut le premier à bénéficier de cette marche vers
le progrès ; toutes les découvertes du "siècle miracle",
furent améliorées, expérimentées, soumises à l'autorité de la
raison. Le XVIIIème siècle hérita ainsi de la lunette astronomique,
du microscope, des doctrines de Copernic et de Galilée, et surtout,
nous l'avons vu, des lois de Newton.
Dorénavant,
grâce aux mathématiques, le monde est perçu comme un ensemble
complet, fonctionnant avec des lois dépendantes les unes des
autres. On commence à lui reconnaître un caractère universel.
Ainsi s'explique la volonté des chercheurs des XVIIIème et XIXème
siècles de résoudre les difficultés liées à la multiplicité
des unités de longueur, de volume et de masse qui variaient
d'un pays à un autre, et parfois même d'une province à une autre.
Ils proposèrent l'adoption d'un système de mesures universel
dont "les étalons fondamentaux (méridien terrestre, jour
solaire, eau pure) ont permis de définir les unités de base
(mètre, seconde, kilogramme) et les unités dérivées nécessaires
pour mesurer la plupart des grandeurs physiques - surface, volume,
vitesse, accélération, force, travail, puissance, etc.".
Cependant,
les traditions retardèrent jusqu'en 1840, l'usage de ces étalons
universels.
L'esprit scientifique
au service de la navigation et de la géographie.
La
marine à voile, développée à l'ère des Grandes Découvertes,
s'affirma aux XVIIème et XVIIIème siècles avec la création du
vaisseau de ligne qui était utilisé à la fois comme bâtiment
de guerre et de commerce, comme le rappelle Pingré :
"je
devais m'embarquer sur le vaisseau de la Compagnie, le Comte
d'Argenson ; ce vaisseau, armé en guerre, est de soixante-quatre
canons ; il était chargé de marchandises d'un poids d'environ
mille tonneaux".
"Nous
faisons route au sud-ouest ; et, en cas de chasse, on fait préparer
les canons. Ils sont au nombre de vingt-six et de douze livres
de balle. M. Marion prononce de plus le branle-bas, c'est-à-dire
qu'on fait abattre les chambres de la plupart des passagers".
Lorsque
le chanoine Alexandre-Guy Pingré s'embarqua sur le Comte
d'Argenson pour se rendre dans l'océan Indien, la navigation
était loin d'être une science exacte. Depuis le XVIèrne siècle,
la latitude était calculée au moyen des tables astronomiques,
les regimentos . Ces tables, basées sur l'observation
de l'étoile Polaire, puis enrichies de la méridienne qui consistait
à observer la hauteur du Soleil à son méridien, permirent l'exploration
de l'hémisphère sud, où la Polaire est invisible. Cependant,
les progrès étaient ralentis par l'incapacité de déterminer
avec précision la longitude : celle-ci ne fut résolue qu'à la
fin du XVIIIème siècle, avec la mise au point d'un premier garde-temps
par l'Anglais John Harrison, qui perfectionna les pendules de
Huygens, réalisées en 1657. Entre-temps, malgré de nombreuses
améliorations, les instruments restaient imprécis : on naviguait
toujours à l'estime. Les méthodes scientifiques, associées aux
méthodes traditionnelles, s'appliquaient à établir un système
de calcul qui recherchait la perfection, visant à faciliter
le déplacement et le positionnement en mer. Le loch, "simple
ligne, graduée de distance en distance par des nœuds qu'on file
à la mer pendant un temps fixé, mesuré par le sablier", permettait d'évaluer la distance parcourue ; il
apportait, certes, plus de précisions, mais il ne s'agissait,
là encore, que d'un calcul approximatif. Le cap suivi, déterminé
par la boussole, permettait de reconnaître sa position à l'est
ou à l'ouest par rapport à celle de la veille, ce qui justifie
les relevés quotidiens effectués par Pingré, tel que celui du
dimanche 8 février 1761 :
"A
midi nous avons fait 12 lieues 2/3 au SSE 4° 15' S
Latitude
observée 3° 10’
N
Latitude
estimée 3° 19’
N
Longitude
estimée 22° 40’
O ».
Les
progrès accomplis en astronomie précisèrent les évaluations
: les navigateurs commencèrent à s'orienter grâce au "procédé
des distances lunaires fondé sur l'observation de la distance
angulaire entre un astre mobile (la Lune) et des astres fixes
(les étoiles)", méthode préconisée par M. l'abbé de la Caille,
astronome de référence au XVIIIème siècle, et d’après de Mannevillette,
cartographe de la marine.
Dès
le départ, Pingré annonça son intention de suivre cette méthode,
en sollicitant le concours des marins :
"J'entends
donc ici, par la méthode de M. l'abbé de la Caille, celle de
conclure la longitude en mer par l'observation des distances
de la lune soit au soleil, soit aux étoiles fixes, et je l'appelle
ainsi, non que je prétende que ce célèbre astronome en ait été
l'inventeur, mais parce qu'il l'avait adoptée d'une manière
tout à fait singulière, non seulement comme la meilleure de
toutes, mais comme l'unique qui pût réussir. M. l'abbé de la
Caille avait alors plus d'expérience que moi, j'étais […] dans
la persuasion que cette méthode était [bien] la meilleure. En
conséquence, je l'ai toujours suivie en allant aux Indes ; en
revenant j'ai essayé celle des hauteurs de la lune et des angles
horaires, telle que je l'ai proposée dans l'Etat du Ciel des
années 1755, 1756 et je mettrai le public en état de juger du
succès de ces deux méthodes".
Les
différentes méthodes avancées s'avéraient longues et compliquées,
aussi les voyageurs avaient-ils souvent recours à leur expérience,
à leur pratique de la navigation et aux repères marins pour
assurer leur position.
Ainsi,
les relations de voyage, entre autre celle de Pingré, et tout
simplement les journaux de bord de l'époque, abondaient en notations
empiriques. Les expressions telles que "quand la mer change",
"quand le vent tourne", " nous avons rencontré
quantité d'oiseaux", etc., étaient interprétées comme des
signes annonçant des changements climatiques, ou bien l'approche
d'une terre.
L'apparition
de certains oiseaux donnait lieu à des interprétations subjectives
et particulières ; "le taillevent [était regardé] comme
un oiseau de bon augure, pour le vent à venir", "les
manches-de-velours [assuraient] que l'on trouvera fonds"
et " les pailles-en-queue étaient un pronostic certain
de l'arrivée prochaine de quelque vaisseau".
La
coutume burlesque de célébrer le passage de l'équateur révélait
un autre aspect empirique de la navigation. Leguat, déjà, avait
qualifié cette célébration du passage de la Ligne d"'impertinente
cérémonie qu'on appelle du Baptême" . Un siècle plus tard environ, Pingré consacra cinq
pages de son manuscrit à la description de cette cérémonie,
mais, homme de science accompli, il estima sans doute qu'une
telle cérémonie n'avait plus de raison d'être en cette seconde
moitié des Lumières et il choisit de raturer quatre de ces pages.
Si, dans la seule page de rédaction qu'il conserva, son ironie
est à peine perçue, l'analyse des passages raturés met en exergue
ce trait de caractère qui semble se dégager à travers ses écrits.
Les propos de ces passages rejoignent d'ailleurs ceux de Leguat
:
"On
a donc fait aujourd'hui l'impertinente cérémonie [que] l'on
a jugé à propos de décorer du nom de [baptême] ».
Les
coutumes liées au passage de l'équateur ne paraissent pas avoir
séduit l'aventurier Leguat au XVIIème siècle, encore moins le
scientifique, Pingré, au XVIIIème : tous les deux refusèrent
de voir dans ce "baptême" un rite initiatique.
Après
une certaine pratique de la méthode de M. l'abbé de la Caille,
méthode déjà expérimentée par M. d'Après, Pingré lui découvrit
une faiblesse, résultant d'une erreur enregistrée sur les tables
du Soleil de Cassini, et proposa l'utilisation des tables de
M. Mayer.
"Pourrais-je
me flatter de réussir mieux que M. d'Après ? Non certes, si
les degrés de connaissance sont ici seuls à considérer, mais
il faut de plus avoir de bonnes tables ou de bonnes éphémérides,
calculées sur les tables de feu M. Cassini. Or, l'erreur de
ces tables monte souvent jusqu'à 12, 15, 16 minutes et même
plus : une telle erreur en occasionne une de 6, 7, 8 degrés
et au-delà dans la détermination de la longitude. Je me servais
des tables de M. Mayer dont l'erreur n'a point encore été trouvée
excéder deux minutes, erreur qui n'en peut produire une que
à un degré dans le résultat de la longitude".
Toutes
ces recherches correspondaient à la volonté du siècle de déterminer
la longitude ; scientifiques et astronomes des Lumières se mobilisèrent
et tentèrent d'élucider ce mystère. Les éphémérides astronomiques,
La Connaissance des Temps en France et le Nautical almanach
en Angleterre, furent améliorées. En décidant d'expérimenter
sa propre méthode, au moment du retour, à bord du Boutin, Pingré
participa activement aux recherches scientifiques.
"Je
donnerai tous les jours la longitude du vaisseau, telle qu'elle
aura été estimée par nos officiers, j'y ajouterai ma propre
estime de longitude, laquelle ne différera de la première que
par une addition journalière de 9 ou 10 minutes à l'ouest, dans
toute l'étendue de la zone des vents alizés. Enfin, je rapporterai
chaque jour les observations de M. Meyrac, Le Brun, Soleil,
etc., relatives à la longitude".
Le
choix de Rodrigue comme site d'observation, nous l'avons vu,
n'était pas étranger à la nécessité de préciser la position
des terres nouvellement découvertes. Plus de deux siècles après
le voyage de Magellan dans le Pacifique en 1520, quelques années
avant l'expédition de Bougainville autour du monde (1766-1769)
et l'exploration du Pacifique et des mers Antartiques par Cook
(-17681780), le voyage de Pingré vers les Mascareignes incluait
les caractères d'une véritable mission scientifique, entourée
des risques qui accompagnaient inévitablement toute grande expédition.
En
dépit de l'imprécision qui régnait autour du calcul de la longitude,
navigateurs et voyageurs s'aventuraient de plus en plus loin
sur les mers, en particulier sur celles des Indes qui était
alors un lieu d'exploration très convoité. Connaître et maîtriser
l'océan Indien, signifiait se rapprocher de l'Inde, contrée
dotée d'une grande valeur commerciale au XVIIIème siècle.
Les
routes qui permettaient d'accéder à cette plaque tournante du
commerce demeuraient cependant aléatoires, longues et périlleuses
; trois itinéraires possibles se présentaient aux navigateurs.
Dès
le XVIème siècle, la connaissance des vents permit aux Portugais
de déterminer la "grande route vers l'Inde", la route droite ; elle consistait à repérer les
Canaries, les Açores, les îles du Cap Vert puis le Cap, avant
de reconnaître les îles Saint-Paul et Amsterdam et de rejoindre
ainsi la côte de Coromandel.
La
seconde route surnommée "route de l'intérieur" passait
par le Canal du Mozambique, mais elle était dangereuse à cause
des courants, des vents, de l'approximation des cartes et des
nombreuses îles qui la parsèment.
L'expérience,
l'accumulation des connaissances, la pratique de la navigation,
complétées par les révélations d'un pirate repenti, permirent
de déterminer, à partir de 1722, une troisième route, "la
route des îles", "des Mascareignes" ou encore
"route des Forbans ». Elle rejoignait l'Inde par le
nord de Madagascar et les Maldives. C'est celle qu'emprunta
Marion Dufresne pour
conduire
Pingré à l'île Rodrigue. Partis de l'Orient en janvier 1761,
ils arrivèrent dans cette île à la fin du mois de mai, soit
cinq mois plus tard, et Pingré ne retrouva la France que le
24 mai 1762, "après 18 mois et sept jours de voyage".
Outre
le problème de l'espace et du temps, les voyageurs étaient à
la merci des aléas climatiques et des maladies telles que le
scorbut, la typhoïde, le typhus, la variole, la dysenterie,
le tétanos, qui ravageaient les navires. A l'époque, "la
mortalité sur les vaisseaux de la Compagnie [était] d'environ
vingt pour cent"
Cependant,
le nombre de malades sur le Comte d'Argenson semble être
minime : hormis les petits inconvénients dus à un long séjour
en mer tels que le mal de mer, le rhumatisme, la goutte, il
n'y eut pas de grosses épidémies ; seul l'évêque d'Eucarpie
succomba à son épanchement de bile quelques jours après son
arrivée à l'île de France, mais Pingré attribua cette mort plus
à l'ennui dû au retard provoqué par le Lys, qu'à la maladie
elle-même.
"Comme
il n'a été sérieusement malade que les 7 ou 8 derniers jours
de notre traversée, on pourrait présumer que la maladie n'aurait
pas été mortelle si nous n'eussions pas rencontré le Lys.
Si cela est, cette fâcheuse rencontre m'aura été moins fatale
qu'à ce respectable prélat".
En
effet, après environ trois mois de navigation, soit le 8 avril
1761, le capitaine du Comte d'Argenson, Marion Dufresne,
fut contraint de "'conserver" le Lys, navire qui ""était indigent
et [qui] faisait de l'eau".
Par
ailleurs, le retard occasionné par ce navire en difficulté entraîna
la diminution des vivres frais et favorisa la propagation du
scorbut.
Le
21 avril, après quatre mois de voyage, Pingré nota qu'il n'y
avait à bord qu"'un seul [malade] attaqué dangereusement
du scorbut", le 2 mai, un mois environ après la rencontre
du Lys, il compta "[une vingtaine] de scorbutiques"
et, à l'arrivée à l'île de France, le 7 mai, ils étaient déjà
une trentaine : "nos scorbutiques, au nombre de trente
ou environ, ont vraisemblablement ville gagnée".
En
revanche, le nombre de malades s'avérait plus important à bord
du Lys :
"[Le
principal logement des animaux] est dans la grande chambre du
vaisseau ; aussi l'air y est-il tellement infecté qu'il y a
beaucoup plus de malades que [sur le Comte d'Argenson],
quoique nous soyons en mer depuis un bien plus long temps".
En
1760, les difficultés rencontrées pour le transport, la conservation
et la purification de l'eau accroissaient les conditions déjà
pénibles d'un si long voyage. Les incommodités provoquées par
l'eau chez les voyageurs du Lys et du Comte d'Argenson en témoignent.
"[M.
Blain] attribue la maladie de [certains de ces gens] à l'eau,
faite à l'île de France, où, dit-il, les puits n'avaient pas
été carénés et où il était entré de l'eau de mer. Cela peut
être ; M. Blain nous a envoyé de son eau, plusieurs en ont été
incommodés".
"L'eau
que nous buvons aujourd'hui, est comme absolument corrompue
; elle est telle, dit-on, dans toutes les barriques. Elle se
rétablit entièrement dans les jarres ; or, on a laissé vider
toutes les jarres de l'équipage sans remplir, comme on fait
d'ordinaire, celles qui étaient vides, pour donner à l'eau le
temps de se bonifier durant qu'on vidait les jarres qui restaient
pleines".
Parmi
tous les désagréments auxquels les voyageurs étaient confrontés,
le manque d'eau potable fut un des inconvénients majeurs subis
par Pingré :
"Cette
obligation de ménager l'eau a peut-être été ce que j'ai éprouvé
de plus dur durant tout mon voyage".
Sur
le Boutin, lors du retour, il analysa soigneusement ce
liquide et décela la présence de vers. Intrigué par ces derniers,
il a "[employé] toute la pénétration de [ses] yeux myopes
et le secours de deux loupes pour saisir la structure [de leur
corps]"'.
Loin
de véhiculer les idées modernes de plaisir et de liberté, le
voyage au XVIIIème siècle portait plutôt les marques de l'aventure
et de l'expédition périlleuses. En effet, lorsqu'en 1761 Pingré,
au nom de la science, prit la décision de se risquer dans les
Indes, les dangers étaient amplifiés par le conflit francoanglais.