IV. LA RELATION DE PINGRE: UN JALON
NECESSAIRE DANS L’HISTOIRE DES MASCAREIGNES.
Aventures
scientifiques, maritimes, exotiques, tout se trouva consigné dans
un journal tenu quotidiennement.
A
l'instar des voyageurs des XVIIème et XVIIIème siècles, le chanoine,
pour rendre compte de son expérience, usa d'un genre littéraire
mis à la mode par le développement de la navigation : la relation
de voyage.
En
Europe, de nombreux naturalistes se lançaient dans des périples
fructueux. On trouvait parmi eux un bon nombre de religieux ou
de missionnaires. Outre l'aventure, leurs récits de voyages peuvent
être considérés comme un apport important à la culture européenne
des XVIIIème et XIXème siècles.
A
partir de 1748, l'abbé Prévost composa une Histoire
Générale des Voyages, qui rassembla et résuma les récits de
ces nombreux voyageurs. Ces relations fournirent, d'une part,
des éléments narratifs à la littérature, et, d'autre part, elles
contribuèrent à installer en Occident une conception de la relativité
universelle.
Dès
le XVIIème siècle, la route maritime des Indes orientales attira
des visiteurs soucieux de ramener à leurs contemporains une description
exhaustive de ces contrées lointaines et exotiques.
Le
20 mars 1668, le "chirurgien navigan" briard Gabriel
Dellon
(1649-1709), embarqué sur un vaisseau de la Compagnie des Indes,
commença le journal de son expédition aux Indes. En 1685, ce récit
fut publié à Amsterdam sous le titre Relation
d'un Voyage fait aux Indes orientales, où il avait décrit
les îles de Bourbon et de Madagascar, Surate, Côte de Malabar,
Calicut, etc. Dans un récit organisé avec une tendance encyclopédiste,
on trouve l'histoire des plantes et des animaux ainsi qu' un traité
des maladies particulières aux pays orientaux. Journal-reportage,
la relation de Dellon retraçait les étapes nécessaires du voyage
vers les Indes, dessinant un itinéraire-type : le port de l'Orient,
les îles des Canaries, du Cap-Vert, de l'Ascension et de Sainte-Hélène,
le Cap de Bonne-Espérance, les Mascareignes, etc.
Presque
un siècle plus tard, l'astronome Pingré emprunta les mêmes étapes.
En
1761, son expédition astronomique s'effectua dans un contexte
qui se caractérisait principalement par l'intérêt nouveau des
"sçavans", (dénomination alors en usage) pour les Mascareignes.
Les
"sçavans" aux Îles.
Jusque-là,
seuls les aventuriers ou spéculateurs fréquentaient les îles de
manière assidue. A partir de la seconde moitié du XVIlème siècle,
l'intérêt scientifique pour ces haltes de la route des Indes se
précisa. On peut citer entre autres "sçavans" : Pierre
Poivre, Fusée-Aublet, d'Après de Mannevillette, l'abbé de la Caille,
etc.
Ce
fut le botaniste Pierre Poivre qui inaugura ce mouvement scientifique.
Amené pour la première fois à l'île de France par Mahé de Labourdonnais
en 1746, il conçut, quelques années plus tard, le projet d'importer
des arbres à épices dans les Mascareignes, lieux qui lui paraissaient
propices à cette culture. En 1756, il rentra en France pour être
reçu à l'Académie des Sciences ; il revint à Port-Louis en 1767
et fut nommé Intendant général des îles-soeurs. Son absence des
Mascareignes lors de la visite de Pingré justifie peut-être son
absence du manuscrit.
En
revanche, l'astronome rencontra à l'île de France un autre illustre
botaniste, ennemi du premier, Fusée-Aublet. En 1753, celuî-ci
fut envoyé par le ministre de la Marine à titre de botaniste et
de premier apothicaire-compositeur de la Compagnie des Indes à
l'île de France.
D'Après
de Mannevillette, l'auteur du Neptune
oriental, collection de cartes des mers de lOrient, arriva
à l'île de France en 1751. Il "détermina avec précision la
position et la figure de l'île". En rentrant, il s'arrêta
au Cap où il soumit ses observations à La Caille qui vint les
confirmer deux ans plus tard.
Du
13 juillet au 28 septembre 1753, cet astronome séjourna à l'île
de France où il effectua, le premier, une triangulation complète
de l'île et répertoria sa flore et sa faune. En 1762, il publia
ses notes dans son journal historique. La carte établie sur ses
calculs, par Bellin, en 1763, constitue la première carte exacte
de cette île.
En
1761, le transit de Vénus fut à l'origine du voyage des astronomes
Pingré et le Gentil de la Galaisière. Ce dernier, nous le rappelons,
avait quitté Brest le 26 mars 1760 avec l’espoir d'établir sa
station d'observation dans la colonie française de Pondichéry.
A son arrivée à l'île de France, il apprit que
Pondichéry
était assiégée ; son observation s'avérant compromise, il lui
restait la solution de se rendre à Rodrigue, mais la chance lui
fit défaut : c'est à bord d'un vaisseau qu'il observa Vénus. Le
temps était clair mais il ne put faire de sérieuses observations
scientifiques. Comme il apprit à ce moment que Pingré était à
Rodrigue, il dit: "je souhaite qu'il ait été plus heureux
que moi".
Ne
voulant pas rentrer bredouille, le Gentil décida de prolonger
son séjour dans les Mascareignes et d'attendre le passage de Vénus
de 1769. Il occupa ses huit années par des comptes-rendus multiples
d'ordre géographique, nautique, zoologique, botanique, à propos
des Mascareignes, de Madagascar, des Philippines, de Manille,
etc. Un document assez volumineux regroupa ses diverses observations
: Voyage dans les mers de
l'Inde fait par ordre du Roi à l'occasion du passage de Vénus
sur le disque du soleil, (Paris 1779-1781).
Tout
comme le Gentil de la Galaisière après son rendez-vous manqué
avec Vénus, le chanoine rendra compte de son expédition dans un
ouvrage tout aussi volumineux, mais celui-ci est demeuré malheureusement
inconnu jusqu'ici.
Dès
l'appareillage du Comte
d'Argenson à l'Orient, son récit affiche indiscutablement
un caractère scientifique.
A
bord du vaisseau, nous l'avons vu, il a tenté de concourir au
progrès de la navigation grâce à des relevés de température, à
des calculs de distance, de latitude, de longitude, cette dernière
faisait à l'époque l'objet d'une estime.
Lors
de ses incursions terrestres, grâce au dépouillement d'une impressionnante
bibliographie, qu'il corroborait très souvent par ses propres
observations, Pingré procéda de manière méthodique : l'histoire,
somme toute récente, des trois îles est retracée depuis leur découverte,
le cadre géographique et climatique exposé, la flore et la zoologie
répertoriées et décrites à la manière d'un botaniste. Son assistant,
Thuillier, fut d'ailleurs chargé par Buffon, le célèbre naturaliste
français, de lui ramener des spécimens de flore et de faune, aussi
bien pour l'étude que pour le jardin du roi.
Véritable
documentaire, le manuscrit de l'astronome pourrait bien remettre
en question la date d'introduction de certaines plantes des Mascareignes.
En effet, l'histoire des végétaux de ces îles nous apprend que
des plantes telles que le manguier, l'anone, etc., ont été introduites
à une date postérieure à 1761 ; or Voyage
à Rodrigue atteste déjà la présence de ces plantes. Ce témoignage
pourrait ainsi apporter un nouvel éclairage sur l'histoire de
certaines plantes.
Pour
une meilleure connaissance de Rodrigue au début de son peuplement.
A
Rodrigue, où ils accostèrent le 28 mai 1761, il restait à Pingré
et à son assistant neuf jours pour préparer l'observation du transit
de Vénus. En dépit des mauvaises conditions climatiques, l'astronome
put faire quelques calculs ; il est néanmoins peu prolixe sur
ce sujet qui était à l'origine de son expédition. Dans les jours
qui suivirent, "nous sommes restés le reste du mois à Rodrigue
pour assurer la longitude du lieu,où nous avions observé, précaution
essentielle, pour que notre observation pût être de quelque utilité",
souligne-t-il dans l'annexe de son journal. Mais, là encore, le
second objectif ne fait pas l'objet d'un rapport particulier.
Le
29 mai, un navire anglais vint prolonger ce séjour. Après avoir
pillé l'île, les "trente ou quarante [ennemis]" brûlèrent
la corvette l'Oiseau
et emmenèrent la Mignonne,
autre corvette dépêchée de l'île de France pour conduire les scientifiques
à Rodrigue, condamnant nos voyageurs à y rester prisonniers. Ce
ne fut que le 8 septembre, soit cent quatre jours après leur arrivée,
qu'ils purent quitter Rodrigue à bord de la corvette le Volant.
Ce
long et "disgracieux" séjour permit de faire un état
des lieux qui occupe une centaine de pages, soit plus d'un tiers
du manuscrit. La nature généreuse de l'île, hélas aujourd'hui
disparue, apparaît comme la première caractéristique retenue par
le visiteur.
En
regard de la situation actuelle de l'île, ce témoignage offre
un complément historique indispensable à la figure de référence
incarnée par François Leguat.
Le
ler mai 1691, le huguenot François Leguat et ses compagnons débarquèrent
dans la petite île alors nommée Diego Ruis, ils l'occupèrent durant
deux ans. De cette expédition, Leguat rapporta un livre, Voyage
et Aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles
désertes des Indes orientales. Avec la relation des choses les
plus remarquables qu'ils ont observées dans l'île Maurice, à Batavia,
au cap de Bonne-Espérance, dans l'île de Sainte-Hélène et en d'autres
endroits de leur route, publié en 1707, ouvrage descriptif
qui servit de guide à Pingré. Cependant cet ouvrage fut longtemps
l'objet d'une controverse : récit authentique ou pur fruit de
l'imagination, tel fut le sujet du débat. Aujourd'hui, grâce à
des chercheurs tels que A. North-Coombes et J.M. Racault, l'authenticité
du récit ne fait plus de doute. Le témoignage de Leguat donne
une description paradisiaque de cette île encore déserte lors
de son passage:
"L'air
de Rodrigue est admirablement pur et sain, et une grande preuve
de cela, c'est qu'aucun de nous n'y a été malade pendant les deux
années du séjour. ( ) Il y a des vallons de la plus excellente
terre qui soit au monde Les vallons sont couverts de palmiers,
de lataniers, d'ébéniers et de beaucoup d'autres espèces d'arbres
dont le branchage et le feuillage ne cèdent point en beauté à
celui de nos plus beaux arbres d’Europe."
Constat
dithyrambique chez François Leguat et reportage encyclopédique
chez Alexandre-Guy Pingré s'enchaînent pour combler une lacune
de l'histoire rodriguaise et témoigner de la destruction engendrée
par l'homme.
En
effet, presque un siècle après le passage de Leguat, Pingré rend
compte d'une période peu connue : les débuts du peuplement à Rodrigue.
Il atteste la réalité décrite par le huguenot mais note déjà les
nombreux changements occasionnés par le passage et la présence
de l'homme. La dégradation de la terre paradisiaque s'annonce
ainsi dans le manuscrit de l'astronome :
"[La
familiarité des oiseaux n'est plus ce qu'elle était car] ces animaux
innocents ne connaissaient point encore les hommes ; ils ont eu
depuis le temps d'apprendre à se méfier de cette race traîtresse
et meurtrière". "Le nombre de tortues diminue : c'est
pour n'en pas détruire absolument l'espèce qu'on laisse cette
terre absolument inculte. Plus elle se peuplerait d'hommes, plus
elle se dépeuplerait de tortues".
Prévisions
fatalement concrétisées puisque ce fut en 1804 que l'on vit, pour
la dernière fois, une tortue rodriguaise vivante.
La
tortue n'a malheureusement pas été la seule espèce vivante concernée
par l'inconscience et l'avidité humaines. Les colonisateurs, d'une
part, et, d'autre part, les Rodriguais, ont contribué à la déforestation
de l'île, asséchant peu à peu des sources dont François Leguat
faisait l'éloge
"Ces
beaux ruisseaux ne tarissent point et quand on aurait disposé
leur cours pour leur faire arroser tout ce petit pays à égales
distances, il n'aurait pas été possible de mieux réussir ».
Arpentant
l'île dans tous les sens, Pingré fut le premier à en fixer les
coordonnées et à en établir un véritable plan. Ceci semble d'autant
plus important que Rodrigue constituait un jalon essentiel sur
la route des Iles. En effet, au retour des Indes, les navigateurs
qui empruntaient cet itinéraire appareillaient au plus tard en
décembre ou début janvier et, profitant de la mousson d'hiver
de l'Inde, ils visaient Rodrigue, repère marin, avant de mettre
le cap sur les deux autres îles des Mascareignes.
A
la manière d'un géographe, l'astronome dressa des tables climatiques
où il nota avec minutie les relevés quotidiens de température,
des vents, de la constitution de l'air. Par malheur, il eut aussi
à relater l'événement malencontreux de la bataille navale contre
les escadres de l'Angleterre dans une des anses rodriguaises qui
gardera le nom d'Anse aux Anglais.
Deux
colonies contrastées: l'île de France et l'île Bourbon.
De
retour à l'île de France, le 12 septembre 1761, la description
s'effectue suivant un processus analogue, mais cette fois l'étude
s'annonce moins exhaustive :
"Je
n'ai fait aucune autre observation à l'île de France, outre que
je n'étais pas commodément logé pour en faire, M. l'abbé de la
Caille avait séjourné plus longtemps que moi dans cette île et
il était en état de décider tout ce qui pourrait la regarder.
Cependant, comme la description qui en a été imprimée dans les
Mémoires de l'Académie des
Sciences, en l'année 1754, m'a paru un peu courte et susceptible
d'additions intéressantes, je vais tâcher d'y suppléer, au moins
en partie".
L'intérêt
des informations recueillies par l'astronome durant son séjour
d'un mois et cinq jours réside dans un rapport détaillé sur les
espèces végétales et zoologiques, une présentation des habitants
et de l'activité économique de l'île.
Arrivé
à l'île Bourbon le 18 octobre 1761, il y séjourna pendant un mois.
Comme à chacune de ses relâches maritimes, Pingré porta sur Bourbon
un regard scrutateur qui revêt ici une importance particulière.
En effet, les "sçavans" qui visitaient les Mascareignes
avaient, jusqu'ici, tendance à privilégier l'île de France. Bourbon
semble jouir des faveurs du chanoine qui lui octroie une description
très flatteuse : la nature aussi bien que les hommes qui peuplaient
cette terre bénéficièrent de sa bienveillance.
Par
un procédé comparatif, l'île de France et l'île Bourbon sont mises
en opposition. Les deux colonies, assez semblables dans leur statut,
différaient totalement, selon Pingré, dans le fonctionnement de
leur société. Le rapport de l'astronome fut préjudiciable à l'île
de France. Dès le premier contact, l'image occidentale de l'île,
investie d'une signification généralement paradisiaque, s’estompe.
"Lorsque
nous sommes arrivés à l'île de France sur le Comte d'Argenson, nous préférions notre eau de l'Orient, toute vieille
et toute jaune qu'elle était, à l'eau fraîche de l'île de France".
Colonie
esclavagiste tout comme l'était Bourbon, l'île de France est la
seule qui n'attire pas les indulgences de l'auteur. Certes, Pingré
ne prône pas l'anti-esclavagisme comme le fait Bernardin de Saint-Pierre,
quelques années plus tard, mais il souligne le rendement économique
médiocre du système esclavagiste :
"La
pioche supplée à la charrue et une centaine de Noirs font l'effet
qu'on obtiendrait ailleurs à l'aide d'une demi-douzaine de boeufs
et de chevaux ».
Quant
aux habitants de l'île, Pingré les juge sévèrement en constatant
que "l'appât du gain" était l'agent-moteur de leur société.
"Les
colons sont presque tous des Européens qui se sont transportés
à l'île de France dans la vue de s'enrichir [ ... ] Ainsi, l'on
peut dire que la colonie, en général, n'est pas composée de gens
riches, mais de gens qui aspirent à le devenir bientôt. Il est
naturel que l'intérêt personnel soit la seule loi qui dirige les
actions de tels colons, qu'il soit l'unique Dieu auquel tout doit
être sacrifié. En effet, la culture des terres est dirigée selon
le plan de l'intérêt personnel, les engagements contractés avec
la Compagnie sont parfaitement oubliés".
Dans
un tel contexte, les esclaves, en premier lieu, firent les frais
de cette avarice
"J'ai
vu, le 17 de septembre, [la nourriture préparée] par des esclaves
: ils hachaient de la paille de riz à la porte d'une habitation.
Je demandai à mon guide quel était le but de ces esclaves, ou
de celui qui les mettait en oeuvre ; il me fut répondu que leur
maître, Harpagon décidé, distribuait à ses esclaves, en un mois,
autant de riz qu'il pouvait en consommer en un jour, que la nécessité
de se sustenter les forçait de mêler de la paille hachée avec
le grain, que cela était contraire aux lois, que ces lois étaient
connues à l'île de France, mais que le respect qu'on leur portait
n'était point poussé jusqu'à l'observation".
"On
compte sur les magasins de la Compagnie pour le riz nécessaire
à l'entretien des esclaves et, si cette réserve vient à manquer,
on les nourrit de paille, on les laisse nus, on les force à devenir
marrons ».
Ceux-ci
étaient extrêment nombreux d'après le témoignage de Pingre :
"On
estimait en 1761 [que les marrons] pouvaient être au nombre de
huit cents".
Même
la réglementation officielle instituée pour lutter contre les
abus ne suscita aucune sympathie de la part de Pingré.
"Pour
contenir les Noirs esclaves dans le respect qu'ils doivent à leurs
maîtres, et peut-être aussi pour leur persuader qu'ils sont d'une
nature inférieure à la nôtre, on a établi une suite d'ordonnances
que l'on appelle le Code Noir".
Ainsi,
l'île de France vue par Pingré n'avait rien d'un paradis terrestre
; en revanche, à Bourbon il en est tout autrement. Soumise également
au système esclavagiste, l'île ne semblait pas offrir de situations
conflictuelles. La présence des Noirs est à peine signalée dans
la narration, ces derniers faisaient partie intégrante de la société :
"[en
1761, l'île compte] environ 20 000 âmes, dont 4 à 5 000 Blancs,
les autres Noirs".
"Le
nombre des marrons [...] est très petit à Bourbon. Les Créoles
font une bonne guerre aux marrons [...]. Une dernière raison qui
rend ici les marrons plus rares qu'à l'île de France est qu'on
ne fait pas manger de paille aux esclaves ; ils sont mieux avec
leur maître que dans les forêts. Il s'en échappe cependant quelques-uns
de temps en temps ; le nom de la liberté plaît partout".
Dotée
d'une image quasi-utopique, Bourbon qui, le plus souvent était
délaissée par les autorités, au profit de l'île de France, retrouve
ici ses lettres de noblesse. Ile-grenier des Mascareignes, elle
requit toute l'attention de l'astronome.
"L'île
de Bourbon n'est pas seulement fertile en grains et en fruits
; elle abonde pareillement en bestiaux et en volailles. Aussi,
c'est à Bourbon que les vaisseaux qui reviennent en France vont
faire leurs provisions. Je me contente de dire que l'établissement
d'un bon port à Bourbon ferait de cette île un des meilleurs entrepôts
que l'Europe pourrait désirer pour son commerce des Indes".
Tout
comme la terre de Bourbon, le peuple qui l'habitait entretenait
une sérénité qui faisait défaut à l'île de France.
"Les
habitants de Bourbon y sont nés pour la plupart, et ils comptent
y mourir. Ils regardent Bourbon comme leur véritable patrie, en
conséquence ils sont affectionnés à leur île. Le luxe n'a point
pénétré chez eux, la simplicité des moeurs de nos ancêtres semble
faire leur caractère distinctif. Une vie tranquille, une subsistance
honnête, l'éducation de leur famille, l'acquit des engagements
qu'ils ont contractés avec la Compagnie, voilà le plus haut terme
de leurs désirs. Ils sont ordinairement accomplis, parce qu'ils
sont réglés sur la modération et l'équité. Ce caractère n'est
pas particulier aux Créoles ; les Français habitués à Bourbon
le contractent aisément ; on le reconnaît même dans plusieurs
des principaux de l'île".
De
toute évidence, l'observateur de 1761 atteste d'un thème souvent
présent dans les relations du XVIIIème siècle : l'utopie bourbonnaise.
L'île
Bourbon, négligée, comme on l'a dit ci-dessus, par les instances
gouvernementales, semble néanmoins répondre à la curiosité exotique
des Occidentaux. Sa fonction d'île nourricière, dotée d'un peuple
aux moeurs paisibles, comblent les visiteurs des Mascareignes
et participent à l'idée d'utopie de l'hémisphère sud.