V.
L'EXHUMATION D'UN RECIT OUBLIE
Une
écriture exotique
Les
cinq cents pages manuscrites rapportées par Pingré après son voyage
dans les Mascareignes ne reflètent pas l'objectif de sa mission
astronomique ; les résultats du transit de Vénus sont à peine
mentionnés : seule une page du manuscrit leur est consacrée.
Cependant,
son récit correspond bien à l'idée du voyage répandue au siècle
des lumières : il s'agit avant tout de décrire objectivement ce
que l'on voit afin de proposer aux Occidentaux une vision fidèle
de l'ailleurs. Le récit de voyage sert, rappelons-le, à transmettre
des connaissances, à dresser pour l'Européen un tableau des richesses
des contrées lointaines. Comme l'a fait bien avant lui par exemple
Dellon, Pingré se cantonne dans un rôle passif, observant et décrivant
toutes les choses qui se portent à sa vue au fur et à mesure de
sa progression spatiale. Ses descriptions se structurent à partir
du regard occidental et affichent une indiscutable tonalité exotique.
Il commence par nommer les lieux visités en utilisant le plus
souvent la langue vernaculaire ; l'exotique des noms jalonne ainsi
le texte et lui apporte cette connotation de l'ailleurs qu'on
retrouve dans tout récit de voyage. Le lecteur peut suivre concrètement
l'itinéraire et participer à la découverte de cet ailleurs en
même temps que le voyageur-narrateur. Les noms de lieux fonctionnent
comme référents et ils semblerait qu'à travers l'acte de nommer,
la première étape initiatique du voyage soit accomplie. Lorsque
Pingré promène le lecteur à travers le Portugal et l'Espagne,
celui-ci n'a aucun mal à retracer l'itinéraire emprunté :
le texte se substitue à la carte.
"Je
suis entré dans quelque détail sur notre route en Portugal et
en Espagne parce que j'ai cru que ces détails pouvaient être de
quelque utilité. En comparant mon itinéraire avec les cartes géographiques
de ces deux royaumes, j'en ai facilement conclu que ces cartes
étaient bien imparfaites. Si les détails de ma route peuvent contribuer
à les perfectionner, j'aurais atteint le principal but que je
me suis proposé ».
Une
fois le lieu déterminé, une enquête s'effectue pour enrichir cette
nomination. Pingré, à l'instar des voyageurs-narrateurs, rassemble
thématiquement ses remarques et observations : l'aspect documentaire
du voyage prime sur l'aventure et l'imagination est abolie. Ceci
pourrait expliquer son geste délibéré de raturer dans son manuscrit
de nombreux passages relatant des événements familiers ou anecdotiques
pour, d'une part, renforcer la crédibilité et l'authenticité du
récit et, d'autre part, mieux correspondre aux normes exigées
par la relation de voyage. Comme nous l'avons vu, les thèmes obligés
y sont méthodiquement traités : à chaque escale le cadre spatial
est soigneusement décrit et la nomination de chaque élément se
concrétise dans la langue exotique. Les plantes et les animaux
sont ainsi identifiés sous leur appellation locale. "Les
principaux arbres dont j'ai eu connaissance [ ... ] m'ont été
pour la plupart désignés par des noms sous lesquels les naturalistes
les reconnaîtront difficilement. Tels sont le bois de natte
à petites et à grandes feuilles, le bois blanc, le bois
rouge, le bois jaune, la patte de poule, le
joli cœur, etc."
Le
récit de Pingré est également agrémenté de mots empruntés à la
langue de la région visitée, ces mots apparaissent pour le lecteur
comme des réalités exotiques et font l'objet de définitions signalées
par des notes, il en est ainsi pour les vocables, tels que bazar,
carri, langouti.
Par
ailleurs, l'exotisme révélé par l'onomastique se trouve mis en
valeur par la récurrence d'éléments stylistiques simples tels
que : il y a/on trouve. Ces anaphores confèrent au récit les caractéristiques
d'un témoignage scientifique, langage neutre par excellence, qui
ne fait que transmettre les connaissances. L'écriture de Pingré
procède ainsi d'un style tout à fait épuré, dépouillé de toute
envolée lyrique même si certaines descriptions laissent transparaître
un sentiment d'admiration. A Rodrigue, malgré l'émerveillement
que lui inspire la cascade de l'enfoncement de François Leguat,
il se montre peu prolixe :
"A
droite on voit un spectacle dont on croirait être redevable à
l'art : la montagne est presque aussi escarpée que de l'autre
côté, mais elle est couverte d'arbres qui forment le plus majestueux
amphithéâtre que j'aie vu. "
A
Bourbon, le paysage de la vallée de Saint-Denis ne sera qualifié
que d"'endroit affreusement beau".
La
simplicité stylistique se retrouve dans le choix du temps. Bien
que son récit ait été rédigé à son retour, l'auteur s'est attaché
à le formuler sur le mode d'un journal : après une première narration,
le texte fut épuré de tous détails pouvant laisser croire qu'il
relatait les événements bien plus tard.
La
plupart des verbes conjugués à un temps passé furent raturés et
la correction affiche un présent de narration qui confère au récit,
ainsi remanié, un caractère d'actualité, d'intemporalité.
Voyage
à Rodrigue
présente donc toutes les caractéristiques d'un témoignage scientifique,
cependant la présence de son auteur reste toujours manifeste.
Un récit scientifique
personnalisé.
Rédigé
à la première personne, le journal de Pingré garde l'empreinte
de sa personnalité. Le je-narrateur ne s'efface jamais, ses énoncés
caractérisent aussi bien ses descriptions que sa propre personne
; le chanoine a su jouer de l'humour pour agrémenter son récit.
Ainsi,
malgré les sombres prédictions de M. le comte de Chemillé, passager
du Comte d'Argenson, qui composa une épitaphe à l'intention
de l'astronome, celui-ci, loin de s'en formaliser, s'en amusa
et la transposa dans son manuscrit :
"Ci-gît
qui chérit tant Vénus
Qu'à
Rodrigue il fut la surprendre
De
l'astrologue in partibus,
Cher
passant, respecte la cendre".
Et,
il rajouta : "Cette épitaphe nous a fait rire. En mon particulier,
je ne l'ai point regardée comme une prophétie irréfragable d'un
malheur qui m'attendait à Rodrigue".
A
Bourbon, jugeant que les esclaves étaient bien traités, la fuite
de quelques-uns d'entre eux lui inspire cette boutade : "le
nom de la liberté plaît partout".
Sur
mer, la routine quotidienne des calculs en mer est fréquemment
interrompue par des événements anecdotiques, raturés, mais lisibles,
relatés tantôt avec bonhomie, tantôt avec ironie. Cette dernière
se fera parfois mordante, lorsque, par exemple, contrarié dans
ses projets, il ne put se rendre immédiatement à Rodrigue en raison
de la rencontre avec le Lys.
"Je
[n'avais] point mis dans mon marché que je ferais le voyage des
Indes pour être à la merci des caprices du sieur Blain des Cormiers.
je croyais même alors avoir autant de sujet de me plaindre de
M. Marion".
Au
Portugal, le voyageur établit un portrait peu flatteur de la population
portugaise :
"Outre
que j'ignorais leur langue, ce peuple ne paraît pas généralement
fait pour sympathiser avec les nations qui lui sont étrangères
: des Français, des Anglais, des Italiens formèrent ma société ».
"Les
Portugais m'ont paru s'estimer beaucoup, haïr les Espagnols et
mépriser tous les étrangers".
"Les
Portugais savent apparemment mieux prendre que rendre"
Homme
de religion, le chanoine garde néanmoins un esprit très critique
à l'égard de la dévotion affectée par le peuple portugais.
"[Les
padres] vivent de la superstition des peuples qu'ils entretiennent,
des péchés des hommes qu'ils autorisent, de l'ignorance qu'ils
fomentent et des aumônes, ou volontaires ou forcées, qu'ils reçoivent".
"[Les
processions] sont ordinairement accompagnées de pénitents qui
se donnent chacun à sa manière en spectacle au public. Celui-ci
fait ruisseler son sang jusqu'à terre par des coups de fouet redoublés
; celui-là traîne des chaînes […) ; d'autres, prenant à la lettre
ce que Jésus-Christ a dit qu'il faut porter sa croix et le suivre,
se chargent de croix de bois, monstrueuses pour la grosseur, et
dont le poids semble devoir les accabler".
Si
l'astronome Pingré voue une certaine animosité aux habitants de
l'île de France et du Portugal, en revanche, tout comme les Bourbonnais,
les Anglais, pourtant ennemis de la France, bénéficient de son
indulgence. Sans doute, est-ce là une des marques du siècle. De
toute évidence, il existait à cette époque un courant pro-anglais
entretenu par des écrivains tels que Voltaire, philosophe des
Lettres Anglaises : on appréciait chez les Anglais leur
attachement au travail, leur esprit de liberté, leur probité et
le respect de l'intelligence qu'ils manifestaient. Ces valeurs
furent souvent reconnues au cours du voyage.
En
effet, lors du retour, après avoir été fait prisonnier par Archibald
Kennedy, capitaine de la Blonde, Pingré laisse transparaître son
admiration pour les Anglais:
"M.M.
Smith et Vebber ont ordre de M. Kennedy, capitaine de la Blonde,
d'agir avec nous avec la plus grande politesse, et de ne nous
donner aucun sujet de plainte. Ces ordres sont sans doute analogues
à la façon de penser de ces messieurs. Non seulement, ils les
exécutent avec la plus exacte ponctualité, ils y joignent même
les marques les plus décisives d'une affabilité constante et non-affectée,
ils nous préviennent en tout, nous sommes plus libres qu'avant
notre prise, plus maîtres que nos maîtres même. [...] je ne crois
pas que des prisonniers aient jamais pu être mieux traités".
A
la fin du voyage, cette admiration est toutefois remise en cause :
victime de l'indélicatesse de certains Anglais il laisse exploser
sa déception :
“Respectable
Amirauté d’Angleterre, lorsque, d'un gracieux passeport que vous
m'avez fait expédier, vous faisiez défense à tous, capitaines,
officiers et autres dépendants de votre auguste tribunal, de me
molester ni dans ma personne ni dans mes effets sous quelque prétexte
que ce pût être, votre intention était-elle que le Sieur Robert
Fletcher me laissât sur une île inculte à la merci de la providence,
à la veille de manquer de tout, en m'enlevant une corvette dont
la seule destination était de m'y conduire et de m'en retirer
? Que le Sieur Archibald Kennedy s'appropriât les morceaux d'histoire
naturelle que nous avions rassemblés, M. Thuillier et moi à la
sueur de notre front ? Que tandis qu'on remettait d'une main le
peu de curiosités naturelles qui pouvaient me rester dans mes
coffres, le sieur More ou quelque autre matelot du Boutin
les enlevât de [l’autre] main ? Que le même More portât ses mains
profanes dans la cadrature et le rouage délicat de mes pendules
pour chercher des diamants que j'assurais n'y pas être et qui
en effet y auraient été très mal placés ? »
Homme
de progrès, le chanoine Pingré se caractérise ainsi par un esprit
scientifique et critique qu'il met à l'épreuve en toutes circonstances.
Sa vive curiosité anime toutes ses recherches qui se portent,
comme nous l'avons vu, sur les sujets les plus divers.
L'intérêt du
texte choisi et son mode de transcription.
Il
existe trois versions connues de cette expédition dans l'océan
Indien. La première, et sans doute l'original, est un journal
de bord, tenu quotidiennement tout au long du voyage ; il a pour
titre Relation de mon voyage de Paris à Rodrigue. Ce manuscrit
se trouve à la Bibliothèque Ste-Geneviève à Paris et porte la
cote 1803.
A
son retour, en 1762, Pingré utilisa ses premières notes pour rédiger
une seconde version de son expédition. Animé par l'esprit scientifique
du siècle, il adopta une démarche encyclopédique et, avec un grand
souci d'authenticité, il accumula expériences et observations
qu'il enrichit de ses lectures et des informations reçues depuis
son arrivée. On note, au cours de son récit, ses références nombreuses
à une bibliographie considérable. On peut citer entre autres le
Nouveau Traité de la Navigation de P. Bouguer, la Connaissance
des Temps pour les années 1761 et 1762, l'Exposition du
Calcul astronomique de l'abbé de la Caille, la Relation
de voyage de François Cauche sur le Saint-Alexis, l'Histoire
des Plantes de J. Ray, la relation de voyage de F. Leguat,
etc.
Cette
seconde version, intitulée Voyage à Rodrigue, est connue
sous la cote 1804 ; le chanoine la présenta à ses proches qui
lui conseillèrent de la publier.
"J'ai
écrit, chaque jour, ce qui me frappait le plus. J'ai communiqué
mon journal à quelques amis dont les instances réitérées me déterminent
enfin à le publier. La crainte d'ennuyer le public m'a retenu
jusqu'à présent ; l'espérance que quelques-unes de mes réflexions
pourront être utiles m'enhardit ; et je crois d'ailleurs devoir
céder à l'autorité de ceux qui m'assurent que ma relation [contient]
des détails intéressants"[1].
Trois
autres versions furent ainsi amorcées dans le souci nouveau de
publication. Ces versions figurent à la fin du manuscrit. La première
va de la page 465 à la page 469 et a pour titre Voyage à l'isle
Rodrigue. La seconde va de la page 481 à 498, il s'intitule
Essai sur l'histoire naturelle de Rodrigue. Ces deux versions
n'apportant aucun élément nouveau au manuscrit de référence, nous
n'avons pas jugé nécessaire de les transcrire.
En
revanche, la troisième tentative de réécriture amorcée par Pingré
apporte enfin quelques éclaircissements sur les circonstances
de l'observation du transit de Vénus. Mais le mystère n'est pas
totalement levé puisque les données numériques sont illisibles :
"Le
résultat de mes immenses calculs est que la parallaxe horizontale
du soleil est de [ ] secondes".
Cette
dernière version s'intitule Voyage à l'isle de Rodrigue pour
observer le passage de Vénus devant le disque du soleil et
a fait l'objet d'une transcription de la page 334 à la page 340.
Toutefois,
ces trois essais restèrent à l'état d'ébauche, puisque, en définitive,
Pingré choisit d'apporter des corrections au manuscrit 1804.
Puis,
ce manuscrit fut transmis à un copiste qui le reproduisit en omettant
les passages raturés, obéissant sans doute aux consignes de Pingré.
On trouve cette dernière version à la bibliothèque du Service
Hydrographique de la Marine.
Pour
notre édition du texte, nous avons adopté comme référence le manuscrit
1804 ; celui-ci, écrit de la main même de l'auteur, offre une
écriture plus lisible. Celle du copiste comporte certaines fioritures
qui ne facilitent pas la lecture. De plus, il apparaît que ce
dernier s 'est permis quelques libertés dans sa transcription.
Nous
avons aussi restitué les passages raturés, transcrits en variantes
au bas des pages ; ces derniers apportent, nous semble-t-il, des
informations dignes d'intérêt. Cependant, le manuscrit 1804 étant
mal relié, certains mots restent illisibles ; nous avons dû confronter
les deux textes afin de rétablir le mot juste, tentatives parfois
infructueuses en raison de l'illisibilité ponctuelle dans les
deux manuscrits.
Le
copiste ayant éliminé les passages raturés par Pingré, les mots
illisibles sont plus nombreux dans les variantes. Les mots rétablis
par conjecture apparaissent entre crochets : "[On a] renoncé
aux danses ; le tri, le piquet et autres occupent ceux qui n'ont
rien de mieux à [fairel".
Mais,
lorsque la restitution n'a pas été possible nous l'avons signalée
par des crochets vides :
"A
midi route estimée [ ] lieues et 1/3 à l'E 6015' S."'
Malgré
ces lacunes, le texte du manuscrit de référence a été restitué
dans son intégralité. Cependant, l'orthographe et la ponctuation
ont été modernisées. Les mots en italiques dans notre transcription
correspondent aux mots soulignés dans le manuscrit 1804. Ce soulignement
obéit certainement à des habitudes typographiques qui prévalaient
à l'époque. Il concerne les noms propres (noms de personnes, de
lieux, d'animaux, de plantes, de bateaux), les expressions rapportées
: "Somos Ministros del Rey » écrit Pingré reprenant
les propos des maltôtiers espagnols. Il en est de même pour certains
termes techniques, grains, giboulées, punchs
... Ces deux dernières formes de soulignement tiennent lieu de
guillemets.
Afin
de faciliter la lecture, nous avons choisi de fractionner le texte
en autant de parties qu'il y a eu d'étapes durant le voyage. Ainsi,
la transcription se fragmente en sept grandes parties intitulées
: Sur la route des Indes, L'île Rodrigue, L'île de France,
L'île Bourbon, Un retour mouvementé, La fin du voyage par voie
de terre : le Portugal et l'Espagne, Ebauche d'une rédaction destinée
à l'édition. En revanche, les sous-titres sont de Pingré.
Enfin,
des lettres alphabétiques signalent les notes de l'auteur, des
astérisques annoncent les variantes et des chiffres arabes indiquent
nos notes.
Représentant
d'un siècle qui a eu la passion des idées nouvelles, Alexandre-Guy
Pingré lègue aux Mascareignes une Histoire, certes partielle,
mais conforme à l'esprit des Lumières. Agrémentant son récit d'éléments
scientifiques, historiques, géographiques, botaniques et zoologiques,
il a su faire de sa relation, Voyage à Rodrigue, un véritable
documentaire.
L'île
de France ayant suscité l'intérêt de multiples voyageurs, l'astronome
choisit de porter un regard plus attentif sur les îles Rodrigue
et Bourbon, enrichissant ainsi la littérature produite sur les
Mascareignes au XVIIIème siècle.
Bien
qu'il y ait songé un moment, son manuscrit n'a malheureusement
jamais été édité. Toutefois, on peut trouver dans les archives
de chacune des îles visitées, la transcription des parties traitant
de leur situation respective.
Très
modestement, le récit de Pingré a pu ainsi contribuer à la fortune
littéraire du Chercheur d'Or de Jean-Marie Gustave Le Clézio,
qui utilise les descriptions de l'astronome pour établir le cadre
spatial de son roman paru en 1985.