Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Guy Pingré

 

Introduction (5)

Sommaire

© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Édition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré - Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.

 

V. L'EXHUMATION D'UN RECIT OUBLIE

 

Une écriture exotique

 

Les cinq cents pages manuscrites rapportées par Pingré après son voyage dans les Mascareignes ne reflètent pas l'objectif de sa mission astronomique ; les résultats du transit de Vénus sont à peine mentionnés : seule une page du manuscrit leur est consacrée.

Cependant, son récit correspond bien à l'idée du voyage répandue au siècle des lumières : il s'agit avant tout de décrire objectivement ce que l'on voit afin de proposer aux Occidentaux une vision fidèle de l'ailleurs. Le récit de voyage sert, rappelons-le, à transmettre des connaissances, à dresser pour l'Européen un tableau des richesses des contrées lointaines. Comme l'a fait bien avant lui par exemple Dellon, Pingré se cantonne dans un rôle passif, observant et décrivant toutes les choses qui se portent à sa vue au fur et à mesure de sa progression spatiale. Ses descriptions se structurent à partir du regard occidental et affichent une indiscutable tonalité exotique. Il commence par nommer les lieux visités en utilisant le plus souvent la langue vernaculaire ; l'exotique des noms jalonne ainsi le texte et lui apporte cette connotation de l'ailleurs qu'on retrouve dans tout récit de voyage. Le lecteur peut suivre concrètement l'itinéraire et participer à la découverte de cet ailleurs en même temps que le voyageur-narrateur. Les noms de lieux fonctionnent comme référents et ils semblerait qu'à travers l'acte de nommer, la première étape initiatique du voyage soit accomplie. Lorsque Pingré promène le lecteur à travers le Portugal et l'Espagne, celui-ci n'a aucun mal à retracer l'itinéraire emprunté : le texte se substitue à la carte.

 

"Je suis entré dans quelque détail sur notre route en Portugal et en Espagne parce que j'ai cru que ces détails pouvaient être de quelque utilité. En comparant mon itinéraire avec les cartes géographiques de ces deux royaumes, j'en ai facilement conclu que ces cartes étaient bien imparfaites. Si les détails de ma route peuvent contribuer à les perfectionner, j'aurais atteint le principal but que je me suis proposé ».

 

Une fois le lieu déterminé, une enquête s'effectue pour enrichir cette nomination. Pingré, à l'instar des voyageurs-narrateurs, rassemble thématiquement ses remarques et observations : l'aspect documentaire du voyage prime sur l'aventure et l'imagination est abolie. Ceci pourrait expliquer son geste délibéré de raturer dans son manuscrit de nombreux passages relatant des événements familiers ou anecdotiques pour, d'une part, renforcer la crédibilité et l'authenticité du récit et, d'autre part, mieux correspondre aux normes exigées par la relation de voyage. Comme nous l'avons vu, les thèmes obligés y sont méthodiquement traités : à chaque escale le cadre spatial est soigneusement décrit et la nomination de chaque élément se concrétise dans la langue exotique. Les plantes et les animaux sont ainsi identifiés sous leur appellation locale. "Les principaux arbres dont j'ai eu connaissance [ ... ] m'ont été pour la plupart désignés par des noms sous lesquels les naturalistes les reconnaîtront difficilement. Tels sont le bois de natte à petites et à grandes feuilles, le bois blanc, le bois rouge, le bois jaune, la patte de poule, le joli cœur, etc."

Le récit de Pingré est également agrémenté de mots empruntés à la langue de la région visitée, ces mots apparaissent pour le lecteur comme des réalités exotiques et font l'objet de définitions signalées par des notes, il en est ainsi pour les vocables, tels que bazar, carri, langouti.

Par ailleurs, l'exotisme révélé par l'onomastique se trouve mis en valeur par la récurrence d'éléments stylistiques simples tels que : il y a/on trouve. Ces anaphores confèrent au récit les caractéristiques d'un témoignage scientifique, langage neutre par excellence, qui ne fait que transmettre les connaissances. L'écriture de Pingré procède ainsi d'un style tout à fait épuré, dépouillé de toute envolée lyrique même si certaines descriptions laissent transparaître un sentiment d'admiration. A Rodrigue, malgré l'émerveillement que lui inspire la cascade de l'enfoncement de François Leguat, il se montre peu prolixe :

 

"A droite on voit un spectacle dont on croirait être redevable à l'art : la montagne est presque aussi escarpée que de l'autre côté, mais elle est couverte d'arbres qui forment le plus majestueux amphithéâtre que j'aie vu. "

 

A Bourbon, le paysage de la vallée de Saint-Denis ne sera qualifié que d"'endroit affreusement beau".

La simplicité stylistique se retrouve dans le choix du temps. Bien que son récit ait été rédigé à son retour, l'auteur s'est attaché à le formuler sur le mode d'un journal : après une première narration, le texte fut épuré de tous détails pouvant laisser croire qu'il relatait les événements bien plus tard.

La plupart des verbes conjugués à un temps passé furent raturés et la correction affiche un présent de narration qui confère au récit, ainsi remanié, un caractère d'actualité, d'intemporalité.

Voyage à Rodrigue présente donc toutes les caractéristiques d'un témoignage scientifique, cependant la présence de son auteur reste toujours manifeste.

 

Un récit scientifique personnalisé.

 

Rédigé à la première personne, le journal de Pingré garde l'empreinte de sa personnalité. Le je-narrateur ne s'efface jamais, ses énoncés caractérisent aussi bien ses descriptions que sa propre personne ; le chanoine a su jouer de l'humour pour agrémenter son récit.

Ainsi, malgré les sombres prédictions de M. le comte de Chemillé, passager du Comte d'Argenson, qui composa une épitaphe à l'intention de l'astronome, celui-ci, loin de s'en formaliser, s'en amusa et la transposa dans son manuscrit :

 

"Ci-gît qui chérit tant Vénus

Qu'à Rodrigue il fut la surprendre

De l'astrologue in partibus,

Cher passant, respecte la cendre".

 

Et, il rajouta : "Cette épitaphe nous a fait rire. En mon particulier, je ne l'ai point regardée comme une prophétie irréfragable d'un malheur qui m'attendait à Rodrigue".

A Bourbon, jugeant que les esclaves étaient bien traités, la fuite de quelques-uns d'entre eux lui inspire cette boutade : "le nom de la liberté plaît partout".

Sur mer, la routine quotidienne des calculs en mer est fréquemment interrompue par des événements anecdotiques, raturés, mais lisibles, relatés tantôt avec bonhomie, tantôt avec ironie. Cette dernière se fera parfois mordante, lorsque, par exemple, contrarié dans ses projets, il ne put se rendre immédiatement à Rodrigue en raison de la rencontre avec le Lys.

 

"Je [n'avais] point mis dans mon marché que je ferais le voyage des Indes pour être à la merci des caprices du sieur Blain des Cormiers. je croyais même alors avoir autant de sujet de me plaindre de M. Marion".

 

Au Portugal, le voyageur établit un portrait peu flatteur de la population portugaise :

 

"Outre que j'ignorais leur langue, ce peuple ne paraît pas généralement fait pour sympathiser avec les nations qui lui sont étrangères : des Français, des Anglais, des Italiens formèrent ma société ».

"Les Portugais m'ont paru s'estimer beaucoup, haïr les Espagnols et mépriser tous les étrangers".

"Les Portugais savent apparemment mieux prendre que rendre"

 

Homme de religion, le chanoine garde néanmoins un esprit très critique à l'égard de la dévotion affectée par le peuple portugais.

 

"[Les padres] vivent de la superstition des peuples qu'ils entretiennent, des péchés des hommes qu'ils autorisent, de l'ignorance qu'ils fomentent et des aumônes, ou volontaires ou forcées, qu'ils reçoivent".

"[Les processions] sont ordinairement accompagnées de pénitents qui se donnent chacun à sa manière en spectacle au public. Celui-ci fait ruisseler son sang jusqu'à terre par des coups de fouet redoublés ; celui­-là traîne des chaînes […) ; d'autres, prenant à la lettre ce que Jésus-Christ a dit qu'il faut porter sa croix et le suivre, se chargent de croix de bois, monstrueuses pour la grosseur, et dont le poids semble devoir les accabler".

 

Si l'astronome Pingré voue une certaine animosité aux habitants de l'île de France et du Portugal, en revanche, tout comme les Bourbonnais, les Anglais, pourtant ennemis de la France, bénéficient de son indulgence. Sans doute, est-ce là une des marques du siècle. De toute évidence, il existait à cette époque un courant pro-anglais entretenu par des écrivains tels que Voltaire, philosophe des Lettres Anglaises : on appréciait chez les Anglais leur attachement au travail, leur esprit de liberté, leur probité et le respect de l'intelligence qu'ils manifestaient. Ces valeurs furent souvent reconnues au cours du voyage.

En effet, lors du retour, après avoir été fait prisonnier par Archibald Kennedy, capitaine de la Blonde, Pingré laisse transparaître son admiration pour les Anglais:

 

"M.M. Smith et Vebber ont ordre de M. Kennedy, capitaine de la Blonde, d'agir avec nous avec la plus grande politesse, et de ne nous donner aucun sujet de plainte. Ces ordres sont sans doute analogues à la façon de penser de ces messieurs. Non seulement, ils les exécutent avec la plus exacte ponctualité, ils y joignent même les marques les plus décisives d'une affabilité constante et non-affectée, ils nous préviennent en tout, nous sommes plus libres qu'avant notre prise, plus maîtres que nos maîtres même. [...] je ne crois pas que des prisonniers aient jamais pu être mieux traités".

 

A la fin du voyage, cette admiration est toutefois remise en cause : victime de l'indélicatesse de certains Anglais il laisse exploser sa déception :

 

“Respectable Amirauté d’Angleterre, lorsque, d'un gracieux passeport que vous m'avez fait expédier, vous faisiez défense à tous, capitaines, officiers et autres dépendants de votre auguste tribunal, de me molester ni dans ma personne ni dans mes effets sous quelque prétexte que ce pût être, votre intention était-elle que le Sieur Robert Fletcher me laissât sur une île inculte à la merci de la providence, à la veille de manquer de tout, en m'enlevant une corvette dont la seule destination était de m'y conduire et de m'en retirer ? Que le Sieur Archibald Kennedy s'appropriât les morceaux d'histoire naturelle que nous avions rassemblés, M. Thuillier et moi à la sueur de notre front ? Que tandis qu'on remettait d'une main le peu de curiosités naturelles qui pouvaient me rester dans mes coffres, le sieur More ou quelque autre matelot du Boutin les enlevât de [l’autre] main ? Que le même More portât ses mains profanes dans la cadrature et le rouage délicat de mes pendules pour chercher des diamants que j'assurais n'y pas être et qui en effet y auraient été très mal placés ? »

 

Homme de progrès, le chanoine Pingré se caractérise ainsi par un esprit scientifique et critique qu'il met à l'épreuve en toutes circonstances. Sa vive curiosité anime toutes ses recherches qui se portent, comme nous l'avons vu, sur les sujets les plus divers.

 

L'intérêt du texte choisi et son mode de transcription.

 

Il existe trois versions connues de cette expédition dans l'océan Indien. La première, et sans doute l'original, est un journal de bord, tenu quotidiennement tout au long du voyage ; il a pour titre Relation de mon voyage de Paris à Rodrigue. Ce manuscrit se trouve à la Bibliothèque Ste-Geneviève à Paris et porte la cote 1803.

A son retour, en 1762, Pingré utilisa ses premières notes pour rédiger une seconde version de son expédition. Animé par l'esprit scientifique du siècle, il adopta une démarche encyclopédique et, avec un grand souci d'authenticité, il accumula expériences et observations qu'il enrichit de ses lectures et des informations reçues depuis son arrivée. On note, au cours de son récit, ses références nombreuses à une bibliographie considérable. On peut citer entre autres le Nouveau Traité de la Navigation de P. Bouguer, la Connaissance des Temps pour les années 1761 et 1762, l'Exposition du Calcul astronomique de l'abbé de la Caille, la Relation de voyage de François Cauche sur le Saint-Alexis, l'Histoire des Plantes de J. Ray, la relation de voyage de F. Leguat, etc.

Cette seconde version, intitulée Voyage à Rodrigue, est connue sous la cote 1804 ; le chanoine la présenta à ses proches qui lui conseillèrent de la publier.

 

"J'ai écrit, chaque jour, ce qui me frappait le plus. J'ai communiqué mon journal à quelques amis dont les instances réitérées me déterminent enfin à le publier. La crainte d'ennuyer le public m'a retenu jusqu'à présent ; l'espérance que quelques-unes de mes réflexions pourront être utiles m'enhardit ; et je crois d'ailleurs devoir céder à l'autorité de ceux qui m'assurent que ma relation [contient] des détails intéressants"[1].

Trois autres versions furent ainsi amorcées dans le souci nouveau de publication. Ces versions figurent à la fin du manuscrit. La première va de la page 465 à la page 469 et a pour titre Voyage à l'isle Rodrigue. La seconde va de la page 481 à 498, il s'intitule Essai sur l'histoire naturelle de Rodrigue. Ces deux versions n'apportant aucun élément nouveau au manuscrit de référence, nous n'avons pas jugé nécessaire de les transcrire.

En revanche, la troisième tentative de réécriture amorcée par Pingré apporte enfin quelques éclaircissements sur les circonstances de l'observation du transit de Vénus. Mais le mystère n'est pas totalement levé puisque les données numériques sont illisibles :

"Le résultat de mes immenses calculs est que la parallaxe horizontale du soleil est de [ ] secondes".

 

Cette dernière version s'intitule Voyage à l'isle de Rodrigue pour observer le passage de Vénus devant le disque du soleil et a fait l'objet d'une transcription de la page 334 à la page 340.

Toutefois, ces trois essais restèrent à l'état d'ébauche, puisque, en définitive, Pingré choisit d'apporter des corrections au manuscrit 1804.

Puis, ce manuscrit fut transmis à un copiste qui le reproduisit en omettant les passages raturés, obéissant sans doute aux consignes de Pingré. On trouve cette dernière version à la bibliothèque du Service Hydrographique de la Marine.

Pour notre édition du texte, nous avons adopté comme référence le manuscrit 1804 ; celui-ci, écrit de la main même de l'auteur, offre une écriture plus lisible. Celle du copiste comporte certaines fioritures qui ne facilitent pas la lecture. De plus, il apparaît que ce dernier s 'est permis quelques libertés dans sa transcription.

Nous avons aussi restitué les passages raturés, transcrits en variantes au bas des pages ; ces derniers apportent, nous semble-t-il, des informations dignes d'intérêt. Cependant, le manuscrit 1804 étant mal relié, certains mots restent illisibles ; nous avons dû confronter les deux textes afin de rétablir le mot juste, tentatives parfois infructueuses en raison de l'illisibilité ponctuelle dans les deux manuscrits.

Le copiste ayant éliminé les passages raturés par Pingré, les mots illisibles sont plus nombreux dans les variantes. Les mots rétablis par conjecture apparaissent entre crochets : "[On a] renoncé aux danses ; le tri, le piquet et autres occupent ceux qui n'ont rien de mieux à [fairel".

Mais, lorsque la restitution n'a pas été possible nous l'avons signalée par des crochets vides :

 

"A midi route estimée [ ] lieues et 1/3 à l'E 6015' S."'

 

Malgré ces lacunes, le texte du manuscrit de référence a été restitué dans son intégralité. Cependant, l'orthographe et la ponctuation ont été modernisées. Les mots en italiques dans notre transcription correspondent aux mots soulignés dans le manuscrit 1804. Ce soulignement obéit certainement à des habitudes typographiques qui prévalaient à l'époque. Il concerne les noms propres (noms de personnes, de lieux, d'animaux, de plantes, de bateaux), les expressions rapportées : "Somos Ministros del Rey » écrit Pingré reprenant les propos des maltôtiers espagnols. Il en est de même pour certains termes techniques, grains, giboulées, punchs ... Ces deux dernières formes de soulignement tiennent lieu de guillemets.

Afin de faciliter la lecture, nous avons choisi de fractionner le texte en autant de parties qu'il y a eu d'étapes durant le voyage. Ainsi, la transcription se fragmente en sept grandes parties intitulées : Sur la route des Indes, L'île Rodrigue, L'île de France, L'île Bourbon, Un retour mouvementé, La fin du voyage par voie de terre : le Portugal et l'Espagne, Ebauche d'une rédaction destinée à l'édition. En revanche, les sous-titres sont de Pingré.

Enfin, des lettres alphabétiques signalent les notes de l'auteur, des astérisques annoncent les variantes et des chiffres arabes indiquent nos notes.

 

Représentant d'un siècle qui a eu la passion des idées nouvelles, Alexandre-Guy Pingré lègue aux Mascareignes une Histoire, certes partielle, mais conforme à l'esprit des Lumières. Agrémentant son récit d'éléments scientifiques, historiques, géographiques, botaniques et zoologiques, il a su faire de sa relation, Voyage à Rodrigue, un véritable documentaire.

L'île de France ayant suscité l'intérêt de multiples voyageurs, l'astronome choisit de porter un regard plus attentif sur les îles Rodrigue et Bourbon, enrichissant ainsi la littérature produite sur les Mascareignes au XVIIIème siècle.

Bien qu'il y ait songé un moment, son manuscrit n'a malheureusement jamais été édité. Toutefois, on peut trouver dans les archives de chacune des îles visitées, la transcription des parties traitant de leur situation respective.

Très modestement, le récit de Pingré a pu ainsi contribuer à la fortune littéraire du Chercheur d'Or de Jean-Marie Gustave Le Clézio, qui utilise les descriptions de l'astronome pour établir le cadre spatial de son roman paru en 1985.


[1] Extrait d'une des esquisses non-transcrites : Voyage à l'isle Rodrigue, p. 465. 2 A.C.

 

 

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