© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré - Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.
Première
partie
Sur
la route des Indes
VOYAGE
A RODRIGUE
Un ciel nouveau, une vaste étendue de mer, quelques petites îles d'un aspect assez indifférent, tels ont été les objets presque uniques qui se sont présentés à ma vue dans le cours d'un voyage d'environ huit mille lieues marines a. L'idée de ce voyage m'avait d'abord extrêmement flatté, mais j'avais commencé à l'envisager d'un autre oeil. Des amis indiscrets, effrayés les premiers du sort dont ils se persuadaient que j'étais menacé, s'efforçaient de me communiquer leur crainte. Le sacrifice que je faisais du repos dont je jouissais à Paris était le moindre de ceux auxquels il fallait me résoudre : ma liberté, ma santé, ma vie même, n'étaient point en sûreté, surtout dans les circonstances d'une guerre générale [1] dont l'Europe et les Indes étaient également le théâtre. Je concevais parfaitement que les discours qu'on me tenait à ce sujet étaient exagérés cependant, ils faisaient sur moi une impression très vive. Je laisse définir aux physiciens le sentiment que j'éprouvai alors ; je n'avais point encore connu de semblables. Toujours très résolu de remplir l'engagement que j'avais contracté, je ressentais une répugnance involontaire à me mettre en route : je voulais et ne voulais pas ; je ne m'étais jamais persuadé pouvoir être si contraire à moi même.
Novembre 1760
Je quittai Paris le 17 novembre 1760. Le 30 du même mois, Monsieur Thuillier [2] me joignit à l'Orient. C'est un jeune homme très versé dans la haute géométrie et initié dans la théorie et dans la pratique de l'astronomie. Il avait été nommé par le Roi et par l'Académie pour m'accompagner dans mon voyage en qualité d'adjoint.
O
qui complexus et gaudia quanta fuere !
Cette joie fut d'autant plus vive que je m'y attendais moins. Je comptais faire seul le voyage, nonobstant les promesses de Son Excellence Monseigneur le Cardinal de Luynes [3] et de Monsieur Le Monnier [4] . Je craignais que ces illustres académiciens ne m'eussent promis plus qu'ils n'étaient en état de tenir : je me suis heureusement trompé : M. le Comte de Saint-Florentin [5] ayant bien voulu appuyer la proposition, il fut bientôt décidé que j'aurais un adjoint. La Compagnie des Indes était alors occupée d'affaires trop intéressantes pour n'être pas un peu distraite sur mon voyage, dont l'objet lui était absolument étranger. C'est à cette seule cause que j'ai attribué quelques difficultés, quelques chicanes même, qui me furent faites à l'Orient au sujet de mon embarquement et de ses circonstances. Je ne parle de ces difficultés que pour ajouter qu'elles furent promptement levées, qu'elles me procurèrent les lettres les plus gracieuses de la part de M.M. de Beaumont et de Villevault, Commissaires du Roi à la Compagnie des Indes, et que cette Compagnie fit expédier les ordres les plus précis et les plus généraux pour qu'on me fournît, sur mon simple récépissé, tout ce dont je pourrais avoir besoin, soit à l'Orient, soit dans les Indes. Je n'ai point abusé de ces ordres ; je ne me suis pas même trouvé dans la nécessité d'en user. Je devais m'embarquer sur le vaisseau de la Compagnie Le Comte d'Argenson. Ce vaisseau, armé en guerre, est de soixante-quatre canons, il était alors chargé de marchandises du poids d'environ mille tonneauxa. Son capitaine, M. du Fresne Marion [6] , chevalier de l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis, est en haute réputation d'intelligence, de prudence, de bravoure, et même, ajoute-t-on, de bonheur. Il possède en effet toute la pratique de la navigation, talent supérieur à la théorie la plus profonde destituée de la pratique. Il est sage, vigilant, actif, honnête homme, franc, et sa franchise est même quelquefois analogue à la profession qu'il exerce. Ses lieutenants, M.M. Marnière, Trévant, Croiset [7] , ses enseignes, M.M. Gaudrion, Cardonne, Thomas et Cormao ont tous ou de l'acquis, ou d'excellentes dispositions*. Je dois beaucoup aux politesses de tous ces messieurs. Dans leur moment de loisir, nous nous entretenions quelquefois de navigation ; ils se faisaient un vrai plaisir de me communiquer leurs lumières. J'avais peut-être quelques principes de théorie ; mais la vérité dont j'étais le plus persuadé, c'est que la théorie sans pratique n'est rien en fait de navigation et que, bien loin d'aider toujours, elle peut quelquefois se convertir en obstacle par la présomption qu'elle inspire. Je ne doute pas même que ce sentiment, dont je faisais parade, n'ait contribué à me concilier la bienveillance de nos officiers. Notre clergé était nombreux, surtout pour un navire marchand. A la tête de ce clergé, je dois nommer sans doute M. Edmé Bennetat, évêque d'Eucarpie [8] , vicaire apostolique dans les Royaumes de Tonquin et de la Cochinchine. C'était un prélat aussi respectable par ses mœurs que par son caractère. Zélé pour la propagation de la foi dont il avait été plusieurs fois le confesseur, sa dévotion n'avait rien de farouche : éclairé sur l'essence de la religion, il savait allier à la piété la plus tendre une douceur toujours égale de caractère, une conversation polie et souvent intéressante, une humeur affable et formée pour la société*. Nous étions trois prêtres, M. Boiret, prêtre des missions étrangères, qui partait, avec beaucoup de zèle, pour travailler à la conversion des Cochinchinois, un prêtre irlandais, aumônier du vaisseau [9] , et moi. Il y avait de plus sur notre bord une douzaine de passagers : le désir de faire fortune dans l'Inde, ou, si l'on veut, celui de n'être pas oisif sur terre, en avait enrôlé la plupart au service de la Compagnie des Indes. C'était de la marchandise assez mêlée, et cela devait nécessairement être : on en pouvait au moins tirer parti. Il n'en était presque aucun qui ne se piquât d'une exacte probité. Si l'observation précepte de St Paul qui nous ordonne de nous supporter mutuellement peut quelquefois contribuer au bonheur de la vie présente, c'est principalement dans une occasion telle que celle où nous nous trouvions : le choix de la société n'était point abandonné à notre volonté. La nécessité seule en imposait la loi. On pouvait bien se lier avec quelques-uns d'une amitié plus particulière ; mais il fallait nous voir tous : nous étions comme une grande famille, formée par le hasard, bornée à l'espace de quatre mois quant à sa durée, et réunie par les seuls liens d'un intérêt commun et des mêmes périls. Les principaux de nos passagers étaient : M. le comte de Chemillé, maintenant chevalier de St Louis, esprit très orné, cœur trop généreux, d'une conversation polie et gracieuse, d'une société tout à fait aimable, philosophe à sa manière, parlant de tout, sinon avec justesse, du moins avec intérêt, presque continuellement malade du mal de mer ; M. de St Jean Estoupan [10] , destiné pour commander en second à Pondichéry, homme d'un esprit vraiment solide, parlant peu, mais toujours bien, voyant le bien, l'aimant, et étant, à ce qu'il me paraît capable de le faire ; monsieur le chevalier de Mouy, chevalier de l'Ordre de St Louis. L'équipage était de près de trois cents hommes, y compris les officiers et les passagers.
7 janvier
Le 7 janvier 1761, le vent commença à souffler fortement du NE ; il fut décidé que nous partirions le lendemain. Notre vaisseau leva l'ancre, sortit du port, et se remit à l'ancre en rade de Port-Louis.
8 janvier
Continuation de vent. Mais tout apparemment n'était pas prêt pour le départ : il est remis au lendemain. Cependant, quelques-uns de nos passagers se sont embarqués dès aujourd'hui pour joindre le vaisseau. Je n'ai pas été tenté de les imiter ; ces frayeurs involontaires, dont j'ai parlé plus haut, m'ont assailli de nouveau. Je suis bien résolu à partir, mais je veux le faire le plus tard qu'il me sera possible.
9 janvier
Le vent est tombé vers l’E et le SE, je suis atteint d'une légère attaque de goutte au pied droit. M. Beaulieu des Péchers, lieutenant des vaisseaux au service de la Compagnie, m'a été d'un grand secours par rapport aux préparatifs de mon voyage. Sans ses conseils, je n'aurais pas fait la moitié des provisions nécessaires, ou je les aurais très mal faites. Tous nos effets étant embarqués par ses soins, nous avons dîné chez lui pour la dernière fois. A 2 heures et 1/4, nous nous sommes embarqués dans un canot et, secondés par le vent, nous avons joint notre vaisseau à 3 heures. Le vent mollissait ; cependant, M. de la Vigne, capitaine du port, homme d'ailleurs sage et prudent, prononce, contre l'avis de tous nos officiers, qu'il faut partir. Nous appareillons à 4 heures, ayant 2/3 environ de flots et cinglant à toutes voiles pour doubler la pointe de l'île de Grouais [11] . A 7 heures du soir, cette île nous reste à l'ESE, à la distance de 2 lieues. Ainsi nous nous estimons par la latitude de 47° 39' au N et par 6° de longitude à l'ouest du méridien de Paris. De là, nous faisons route à l'OSO, toutes voiles dehors. Nous avons soupé gaiement et de très bon appétit avec du pain et du fromage. Les indigestions sont apparemment dangereuses sur mer. Il est décidé que nous ne ferons qu'un seul repas, à 3 heures du soir. Cette précaution est sage et même nécessaire, au moins dans une saison où les nuits sont très longues et dans des mers où la crainte d'être découverts et poursuivis ne nous permet pas de multiplier les lumières durant la nuit. Vers 9 heures du matin on servira à déjeuner du beurre et du fromage ; on y ajoutera quelquefois des viandes salées, comme un jambon, un pâté, des langues, etc. Le repas de 3 heures sera abondant, mais nos jeunes officiers, tant de terre que de mer, apporteront à ce repas un estomac affamé par une diète de 24 heures : tout disparaîtra bientôt. Nos plus longs repas dureront au plus trois demi-quarts d'heure. Dans la suite, on accorda une once environ de pain et un verre de vin, vers huit heures du soir, à ceux qui supportaient plus impatiemment ce jeûne rigoureux et insolite qu'on leur faisait, disaient-ils, observer. Notre boisson ordinaire était de bon vin de Bordeaux ; on ne le mesurait pas, mais nous étions tous réduits à une bouteille d'eau par jour. La dose était modique. La plupart des officiers et des passagers avaient à la vérité des provisions d'eau particulières dans des vases de terre appelés jarres. Cette eau des jarres jointe à la ration journalière pouvait abondamment suffire à tout ; mais M. Marion, notre capitaine, nous avait donné, à ce sujet, de telles leçons d'économie, que les plus généreux d'entre nous ne l'étaient point assez pour prodiguer gratuitement un verre d'eau. Cette obligation de ménager l'eau a peut-être été ce que j'ai éprouvé de plus dur durant tout le cours de mon voyage.
10 janvier
J'ai peu dormi, la goutte me tourmente encore ; mais la douleur n'est pas bien vive. Quelques-uns de nos passagers ont payé dès cette nuit le tribut à la mer. Au jour, on découvre cinq vaisseaux entre le S 1/4 SO et l'ESE, à la distance d'environ 2 lieues 1/2. Nous faisons route au SO et, en cas de chasse, on fait préparer les canons. Ils sont au nombre de vingt-six, de douze livres de balle. M. Marion prononce de plus, le bran-le-bas, c'est-à-dire qu'on fait abattre les chambres de la plupart des passagers. Ma chambre ne devant pas être soumise à cette cérémonie, on la remplit jusqu'au faîte de caisses et d'autres meubles de ceux qui ont été obligés de déménager. Ces premiers vaisseaux éloignés, nous avons fait voile à l'ONO. A midi, nous comptions avoir fait, depuis hier à 7 heures du soir, 19 lieues 1/2 en droiture au SO 1/4 O 4° O. Nous avons vu alors huit vaisseaux qui paraissaient faire leur route sans aucun mauvais dessein. Le vent soufflait du SO et du SSO avec assez de force : nous cinglions à toutes voiles vers l'ouest, autant que le vent nous le permettait. A 3 heures, un vaisseau apparut venir à notre rencontre. Nous avons viré de bord et porté entre le SE et l'ESE. A 4 heures 1/2 nous découvrons trois autres vaisseaux qui paraissaient nous couper le chemin. Le vent persiste à nous être contraire. La situation est critique. Il n'y a que deux partis à prendre : il faut ou regagner le port, ou se résoudre à louvoyer au travers des croisières ennemies. M. Marion assemble son conseil ; et, de l'avis unanime de tous ceux qui le composent, il est décidé que l'on portera à terre. Nous nous estimons à vingt lieues dans le SO 1/4 O 3° O de l'île de Grouais. Si le vent continue, il y a tout lieu d'espérer que nous nous trouverons, à la pointe du jour, à l'ouverture du goureau [12] de cette île : on se détermine donc à faire voile pour y relâcher*. Si nous réussissons dans ce dessein, nous n'aurons pas perdu longtemps de vue les côtes de France. Toutes ces circonstances m'empêchent de faire des observations de thermomètre, et les nuages ne permettent pas d'observer autre chose.
Dimanche 10
Les vents avaient commencé à calmer dès 8 heures du soir, et ont ensuite presque continuellement varié. Au jour, calme et folle ventea du nord, le ciel un peu couvert. Nous avons eu connaissance de deux vaisseaux à l'OSO, d'un sloop et d'un autre vaisseau qui paraissaient tenter différents bords. Les vents ont commencé à souffler de l'E et du NE, assez faiblement. Nous avons pris la bordée du nord à toutes voiles, ayant deux vaisseaux derrière nous. Le temps a continué d'être variable avec des folles ventes et des calmes. A 9 heures, le temps étant nébuleux, nous ne voyions plus de vaisseaux. Enfin, à 10 heures, nous avons eu connaissance des étocs de Penmarc [13] et même de la grande terre. Les petites îles les plus voisines de nous étaient à la distance de trois lieues. A 11 heures, les vaisseaux qui nous restaient ce matin au SO paraissaient s'approcher : ils étaient poussés par une petite fraîcheur, et nous étions en calme. A midi nous estimions avoir fait en droiture, depuis hier à la même heure, 12 lieues et 1/4 au NE 4° 15' N ; ainsi, nous devions être par 47° 38' N à 6° 38' l'ouest de Paris. Nous étions par 60 brasses [14] d'eau, fond de vase verdâtre. Calme depuis midi jusqu'à 2 heures : il s'est fait alors sentir une petite fraîcheur de l'ENE. Nous avons pris la bordée du sud, avec folles ventes. A 3 heures, nous avons reconnu deux vaisseaux dans le SSO et deux au SO, à la distance de 4 lieues. Ceux-ci couraient de manière à nous couper le chemin : l'un paraissait grand ; on l'a jugé vaisseau de guerre, l'autre n'était qu'une espèce de sloop. On s'est persuadé que c'était le même sloop que nous avions découvert le matin, lequel, étant à la découverte et nous ayant aperçus, avait fait quelque signal au vaisseau de guerre. Cette idée était d'autant mieux fondée que plusieurs d'entre nous avaient entendu, ce matin, un coup de canon, qui semblait partir d'un côté où nous apercevions le sloop. Déjà tout l'édifice de la brillante fortune que nos passagers se sont figurée dans les Indes, commence à s'écrouler par le fondement. Les ennemis avaient toutes leurs voiles dehors mais ils ne pouvaient nous atteindre avant la nuit. La providence a cependant décidé que nous échapperons à nos ennemis et que nous partirons sans coup férir.
A 4 heures, le vent paraissait s'être fixé au NE ; il était très favorable pour nous faire reprendre notre véritable route. Toute notre manoeuvre précédente avait convaincu l'ennemi que notre unique dessein était de gagner la terre. Pour les confirmer dans cette idée, et pour leur donner le change, M. Marion a fait prendre la bordée du NO. A 6 heures, la lune n'éclairant que faiblement, nous avons commencé à faire route à l'ONO. Enfin, à 8 heures, la nuit étant fermée, nous avons gouverné à l'OSO. C'était notre véritable route et nous pourrions ne dater que de ce soir notre départ pour les Indes. Il est certain que si le vent de NE se fût fixé plus tôt, ces ennemis auraient eu le temps de nous approcher et de nous faire suivre, durant la nuit, par leur sloop. Si, au contraire, il se fut levé plus tard, les manoeuvres affectées de M. Marion n'auraient peut-être pas été assez efficaces pour leur persuader que nous n'avions d'autre dessein que de forcer le vent pour gagner quelque port de France. Les embarras que nous avons eus aujourd'hui ont empêché tout exercice de religion pour l'équipage : mais ils n'ont nui en aucune façon à celui de la table. Je n'avais plus aucun ressentiment de goutte. Tout l'équipage était sain : les tributs dus à la mer paraissaient suspendus. J'ai dormi assez bien, mais les nuits me paraissaient terriblement longues.
12 janvier
Le vent continuait de fraîchir. Par une suite presque nécessaire, le roulis commençait à se faire sentir. Nos marins décidaient que la mer était assez belle. Comme moins aguerris qu'eux au mouvement de ses vagues, nous la trouvions fort agitée. La plupart de nos passagers étaient très incommodés ; le tribut se payait comme à l'envi. Je n'ai ressenti qu'un défaut d'appétit durant deux ou trois jours. La mer n'a point opéré, du moins pour cette fois, sur M. Thuillier ; plusieurs ont payé une seule fois le tribut et ont joui aussitôt d'une santé qui ne s'est point altérée le reste du voyage ; il en est enfin qui n'en ont point été quittes pour un seul tribut : pour peu que la mer s'agitât, leur estomac s'altérait de nouveau ; plus de trois mois de voyage ne leur avaient point accoutumés au balancement de notre voiture. Ces différences, dira t-on, n'ont d'autre cause que la différence des tempéraments. Cette raison, dans sa généralité, est absolument décisive mais elle ne me paraît pas extrêmement lumineuse. J'ai vu des personnes d'une complexion délicate en apparence et d'un estomac assez faible, se soustraire à ce tribut, tandis que d'autres, d'un tempérament robuste et d'un estomac vigoureux n'en étaient point exempts. Si l’on connaissait avec précision ce qu'il y a dans le tempérament humain d'analogue à cet effet, on découvrirait peut-être quelque remède, quelque régime propre à le prévenir. Quel service ne rendrait-on pas, surtout à ces navigateurs que vingt ans d'exercice n'ont point encore accoutumés à une profession à laquelle l'état de leurs affaires ne leur permet pas de renoncer ? J'ai entendu quelquefois attribuer cet effet à l'air de la mer. Je ne nie point absolument que cet air ne puisse y contribuer mais je pense que le roulis, ou plutôt le tangagea du vaisseau, en est la principale cause. Le premier tangage que nous avons ressenti a été comme le signal de l'incommodité de presque tous ceux qui s'embarquaient pour la première fois. Il y avait plus de deux fois 24 heures que nous étions sur l'eau ; le roulis, assez faible jusqu'alors, ne s'était fait sentir qu'à deux ou trois personnes de l'équipage*. Le vent continuait de souffler fortement entre le nord et l'est. Nous avons vu le matin deux petits vaisseaux qui nous ont laissés continuer notre route. A midi nous comptions avoir fait depuis hier midi, 32 lieues 1/2 au SO 5° 1/2 O et être par 46° 29' de latitude nord, et 8° 29' de longitude ouest. Temps couvert avec quelque pluie. On a rétabli les chambres abattues dans le bran-le-bas.
13 janvier
La mer est un peu houleuse et le roulis, augmentant en conséquence, fait quelquefois rouler pêle-mêle les soldats, les matelots, les mousses qui ne sont point encore faits à l'exercice de la mer**. Nous avons doublé vers 7 heures du matin le cap Finisterre, selon l'estime de M. Marion. Continuation de vent et de temps. A midi nous avions fait 60 lieues 2/3 à l'O 1/4 SO 4° 1/2 S. latitude 45° 39' N longitude 12° 43' O On se faisait dans le N 1/4 NO 5° O du cap de Finisterre ; distance 55 lieues.
14 janvier
Les roulis ont été encore plus forts durant la nuit la mer était houleuse. J'ai commencé aujourd'hui à marquer les variations du thermomètre. A 8 heures du matin il était à 9° 3/4 au-dessus du terme de la glacea. On a mis ce matin un soldat aux fers pour cause de vol. Le temps couvert et le vent d'est continuent. A midi nous avons compté 65 lieues 2/3, parcourues en 24 heures vers le SO 4° O ; nous nous sommes estimés à 43° 30' de latitude N et à 16° 13' de longitude O. Nous avons compté de ce soir le commencement de notre printemps. Le ciel en effet se découvrait, la mer devenait moins houleuse, nous entrions dans ce que les marins appellent les belles mers. L'air était assez tempéré ; la lune enfin, ayant passé sa première quadrature [15] , nous permettait de nous voir après le coucher du soleil. Nous n’étions plus obligés de nous retirer dans nos lits dès les 5 ou 6 heures du soir. L'aimable saison qui fut déclarée commencée répandit une joie universelle dans les coeurs : la soirée fut employée à danser, chanter, rire et jouer. Nos jeunes officiers de troupes débutèrent par une contredanse, leur exemple fut bientôt imité par les soldats, l'exercice devint général ; on se retira tard, la nuit fut beaucoup plus courte que les précédentes.
Jeudi 15
A 7 heures du matin, thermomètre presque 10°. Continuation de vent d'est, belle mer, temps couvert par intervalles. Nous avons eu, vers 7 heures du matin, connaissance de deux vaisseaux que nous avons évités. Le premier était dans nos eaux, à 3 lieues 1/2 environ de distance ; il faisait la même route que nous : nous l'avons écarté en gouvernant entre le sud et le sud-est. Le second navire n'avait que deux mâts ; il avait le vent sur nous et courait la bordée du nord. A midi notre route estimée était de 54 lieues 3/4 au SSO 4° 45' O Latitude 41° 05' N longitude 17° 55' O A 2 heures 1/2 du soir, thermomètre à 12°. Les danses* ont recommencé ce soir, M le Chevalier de Mouy les anime du son de son violon. Danses, contredanses, rondes, danses bretonnes, tout cela se succède et tout l'équipage y prend part. Notre vaisseau est devenu une grande salle de bal. Ces divertissements plaisent beaucoup à M. Marion. La joie et l'exercice sont, dit-il, d'excellents préservatifs contre toutes les maladies de mer.
Vendredi 16
Vents toujours vers l'E, mais faiblissant ; temps assez beau, très belle mer. Le thermomètre vers 7 heures du matin était à 11°. A 6 heures 1/2 du matin nous avons reconnu un vaisseau vers le SE à environ 3 lieues de distance, ce qui nous a fait détourner un peu de notre route pour l'écarter. A midi, route estimée 35 lieues et 1/4 vers le SSO 1 degré O. On a observé la latitude par la hauteur méridienne du soleil et on l'a trouvée de 39° 30' N ; la latitude estimée était de 39° 37' N. la longitude 18° 50' O. Ainsi, nous avions fait 2 lieues et 1/3 vers le sud plus que nous ne le comptions. Le vent mollit de plus en plus ; il survient même des calmes par intervalles. Le vaisseau qui était à quatre lieues de nous à midi, n’est plus qu'à 2 lieues 1/2 au coucher du soleil*.
Samedi 17
A une heure du matin, le vaisseau continuant de nous côtoyer et n'étant qu'à une lieue de distance, nous avons pris jusqu'à 5 heures la bordée du nord ; ce vaisseau étant alors 3 lieues devant nous, nous avons repris notre route. Vent toujours vers l'E, soufflant inégalement, beau temps, belle mer. Le thermomètre, tant à 7 heures du matin qu'à 1 heure et 1/4 du soir, était à 12° de dilatation. A midi, selon notre estime, nous n'avions fait que 10 lieues 1/3 et nous étions par la latitude de 39° 00' N. Mais, selon l'observation de la hauteur méridienne du soleil, nous étions de 12 minutes ou de 4 lieues plus avancés vers le sud. Nous nous estimions par la longitude de 19° 08' O. J'ai
remarqué que, tant en allant aux Indes qu'en revenant, il nous est arrivé
rarement de nous tromper en excès dans l'estime du chemin que nous avions
parcouru. Au contraire, nous nous sommes très fréquemment trompés en
défaut. Nous venons d'en voir deux exemples consécutifs et nous en rencontrerons
même de plus frappants par la suite. Cependant, les noeuds de nos lochs
n'étaient distants que de 45 pieds. Je m'explique : le loch est un morceau
de bois en forme de triangle isocèle garni de plomb par sa base afin
de pouvoir garder dans l'eau une situation verticale ou perpendiculaire
à l'horizon ; il est retenu par une ficelle roulée autour d'une espèce
de dévidoir. On suppose que le loch, lancé à l'eau, reste immobile,
pourvu qu'on lui lâche assez de ficelle pour qu'il ne soit pas entraîné
par le mouvement du vaisseau. Ceci posé, il est facile de concevoir
que, plus on fera de chemin, plus il faudra lâcher de ficelle au loch,
et réciproquement, plus on sera obligé de lui lâcher de ficelle, plus
on fera de chemin. Si, en un temps déterminé, comme par exemple en une
heure, on lui a lâché une lieue de ficelle, on conclura que le navire
a fait une lieue en une heure ; on tirera la même conclusion si en une
demi-heure on a filé (c'est
le terme) une demi-lieue de ficelle, si en 1/4 d'heure on en a filé
1/4 de lieue. Dans la pratique, l'exercice du loch ne dure qu'une demi-minute
; c'est la 120ème partie d'une heure. Ainsi, le navire va une lieue
par heure si, dans l'espace de la minute, on a filé la 120ème partie
d'une lieue. La demi-minute ne commence à se compter que lorsque le
loch est hors du remous du
vaisseau, c'est-à-dire hors de l'agitation que le mouvement du vaisseau
communique à l'eau la plus voisine ; le pilote tient alors à la main
un signe ou une marque qui sert de commencement aux divisions de la
ficelle du loch. A commencer de ce signe, la ficelle du loch est non
seulement divisée par des noeuds en des espaces égaux à la 120ème partie
d'une lieue, mais chacun de ces espaces est encore pareillement subdivisé
en trois parties égales pour représenter des milles
ou des tiers de lieue. Il suit, de là, que la distance des noeuds doit
être précisément égale à la 120ème partie d'un tiers de lieue
marine. Or, il est indubitable que le tiers d'une lieue marine contient
950 toises 1/2. Il paraît donc que la distance des noeuds du loch devrait
être de 47 pieds 1/2, et c'est en effet ce que les plus célèbres maîtres
de pilotage ont décidé et ce que quelques navigateurs réduisent en pratique.
D'autres, en plus grand nombre, prétendent que cette distance est trop
grande : ils la limitent à 45 pieds et même quelquefois au-dessous.
Je n'ai point ici en vue quelques marins ignorants qui prétendent que
les mathématiciens se trompent en décidant que l'intervalle des noeuds
doit naturellement être de 47 pieds 1/2. Ce serait leur faire trop d'honneur
que de s'arrêter un instant à leur répondre. Mais il en est d'autres,
et notre capitaine était de ce nombre, qui conviennent du principe.
Oui, disent-ils, il est certain que les noeuds du loch devraient être
distants de 47 pieds 1/2, cela est démontré. Cependant, l'expérience
nous a convaincus que cette distance est trop grande. Qu'objecter contre
l'expérience ? Tout ce qu'il est permis de faire, c'est de discuter
si cette expérience est générale et constante. J'avoue que je la crois
telle. Je sais que sous la zone torride il y a des courants généraux
qui portent de l'est à l'ouest et le loch et le vaisseau, lequel, en
conséquence se trouve avoir fait plus de chemin qu'on ne lui en attribuait.
Mais ces courants n'ont lieu, ni dans toutes les mers, ni dans toutes
les directions. Or, la distance de 45 pieds entre les noeuds nous a
été plus que suffisante, soit dans la zone torride, soit dans les zones
tempérées, soit de l'est à l'ouest, soit de l'ouest à l'est, soit, enfin,
dans toutes les directions les plus opposées de notre route. On peut
donner d'ailleurs une raison assez plausible de cette nécessité de diminuer
la distance naturelle des noeuds du loch. Le loch n'est pas tellement
immobile qu'il ne participe en quelque chose au mouvement du vaisseau.
Qui sait d'abord jusqu'où s'étend le remous du vaisseau ? De plus, le
dévidoir autour duquel est roulée la ficelle est bien mobile, il est
vrai, et le pilote prend toutes les précautions possibles pour lâcher
au loch autant de ficelle qu'il lui en faut pour rester immobile ; mais,
enfin, ce dévidoir est un obstacle, le frottement même de la ficelle
entre les mains du pilote est encore un obstacle : tout cela peut attirer
le loch vers le navire. Du reste c'est principalement l'expérience qui
doit décider ici. Un capitaine mathématicien m'objectera peut-être que
le loch de 47 pieds 1/2 d'intervalle entre ses noeuds lui a réussi.
Je le crois sur sa parole. C'est-à-dire, je crois que le loch était
réellement divisé comme il l'avait ordonné mais le pilote, préoccupé
que l'intervalle des noeuds était trop grand, n'aura t-il pas pu, même
à l’instigation des autres officiers de l'équipage, tromper le capitaine
et tenir compte, sur la table du loch, de l'erreur présumée des divisions
? Qu'il l'ait fait une fois et que, par le résultat de quelques observations,
on se soit assuré du succès de la fraude, cela aura suffi pour l'enhardir
à récidiver durant toute la suite du voyage. Je n'attribue point ici
aux marins une manoeuvre dont ils soient incapables : j'en ai vu un
exemple assez frappant durant mon retour en France*.
Dimanche 18
Le vent a un peu fraîchi vers l'E et le NE. On ne voit plus le vaisseau qui nous accompagnait les jours précédents. La mer est assez belle, le temps est couvert par intervalles et même avec quelque pluie. A midi, nous avions fait depuis hier, 38 lieues 1/3 vers le S 1/4 SO 3° S. latitude observée 36’° 56' O latitude estimée 36° 54' N longitude estimée 19° 23’ O Le thermomètre à 7 heures du matin était à 12° au-dessus du terme de la glace. A 10 heures 1/2 du soir nous avons eu un petit grain avec un peu de pluie. On a amené les perroquets. Un grain, en terme de mer, est une espèce de petite tempête qui dure peu. On voit un nuage se former vers l'horizon : c'est l'avant coureur du grain que l'on se prépare à recevoir en amenant une partie des voiles. Sans cette précaution, le vent qui est ordinairement violent pendant le grain, enflant une trop grande quantité de voiles, pourrait endommager et même briser les mâts. D'ailleurs, durant le grain, le vent saute quelquefois à l'opposite de l'endroit d'où il soufflait et fait reculer le vaisseau au lieu de le faire avancer ; d'autres directions qu'il peut prendre tout-à-coup pourraient, relativement à la situation actuelle des voiles, exposer le navire à de grands dangers si toutes les voiles, actuellement larguées, lui donnaient trop de prise. Dès que le grain est passé, le ciel est aussi beau qu'auparavant. On peut comparer aux grains ces espèces d'orages passagers que nous éprouvons quelquefois à Paris, surtout au mois de mars, et que l'on désigne ordinairement par le nom de giboulées.
Lundi 19
Les vents vers le NE : beau temps, belle mer, un peu de roulis cependant. Le thermomètre à 12° 1/2, tant à 7 heures du matin qu'à 2 heures du soir. On a commencé aujourd'hui à faire des punchs. Le punch est une liqueur très connue en Angleterre qui fait plaisir surtout durant les chaleurs. A une pinte [16] 1/2 ou deux pintes d'eau, on ajoute une chopine d'eau de vie, du sucre, le jus de cinq ou six citrons et on passe le tout dans un linge ; nous n'y faisions pas plus de cérémonie. A la chopine d'eau de vie, M. de Ranger, ingénieur au service de la Compagnie, substituait une bouteille de vin de Malaga : le punch n'en était que meilleur.
A 8 heures du matin nous avons commencé à faire route un peu plus vers l'ouest pour passer à environ 20 lieues à l'ouest de Madère. A midi nous comptions avoir fait, depuis hier, 42 lieues 1/3 vers le S 1/4 SO 1° S. latitude observée 34° 48' N latitude estimée 34° 51' N longitude estimée 19° 49' O Nous avons cessé aujourd'hui de manger de la soupe grasse : nous n'avions plus de boeuf frais. Au coucher du soleil, l'aiguille aimantée déclinait de 14° du N à l'O.
Mardi 20
Il y a eu durant la nuit des roulis assez forts. A 11 heures du soir on a serré les bonnettesa, n'étant pas de la prudence de courir à toutes voiles sur la terre pendant la nuit. Au jour, vent variable entre l'E et le N, mollissant quelquefois, beau temps, belle mer ; nous cinglons à toutes voiles. Vers 7 heures 1/2 du matin, le thermomètre était à 13° 1/2. A midi notre route estimée était de 37 lieues 1/2 au SSO 4° 1/2 S. latitude observée 33° 06'N latitude estimée 33° 01'N longitude 20° 30’ O A cette même heure, nous nous estimions à 16 lieues ONO de Madère ; mais nous ne voyions pas cette île dont la position n'est peut-être pas encore bien déterminée ; d'ailleurs, notre estime de longitude peut n’être pas fort exacte. Au lever du soleil on a estimé la variation de l'aiguille de 16° et, au coucher du soleil, de 13° seulement du N à l’O.
Mercredi 21
Les vents varient entre le N et l'O, ils sont entremêlés de calmes, très beau temps belle mer quoiqu'un peu roulante. Le thermomètre est, à 7 heures du matin, à 13° 3/4, et, à 2 heures du soir, à 14° 3/4. A midi nous comptions avoir fait depuis hier 15 lieues au S 1/4 SO 1° 45' S. latitude observée 32° 12' N latitude estimée 32° 22' N longitude 20° 39' O Nous nous [faisions] à 15 lieues 1/2 OSO de la pointe la plus méridionale de l'île de Madère, nous ne l'avons point vue et nous désespérons désormais de la voir. Nous avons vu ce matin un requin. Au coucher du soleil, variation de l'aiguille aimantée 13° NO.
Jeudi 22
Vents variables du NO au NE, entremêlés de calme ; belle mer et quelques roulis. A 9 heures, grosse pluie suivie de quelques ondées plus petites jusqu'au soir. La hauteur du thermomètre était, à 6 heures 3/4 du matin, de 16°. Au lever du soleil, variation 14° NO. A midi, nous avions fait, selon notre estime, 24 lieues 2/3 au S 1/4 SO, 2 degrés S. latitude observée 31° 00' N latitude estimée 30° 53' N longitude estimée 20° 51' O On a aujourd'hui gratté le vaisseau et on lui a donné un goudron : l'entretien de la propreté dans les navires est un excellent préservatif contre les maladies de mer. Vers 6 heures du soir, on a serré les menues voiles de crainte de rencontrer les Salvages [17] durant la nuit. Nous n'avons eu aucune connaissance de ces îles ou rochers. Peu après, M. de Courgivault, un de nos jeunes officiers m'a averti d'un phénomène nouveau pour moi : le sillage de notre vaisseau paraissait enflammé. La mer, dans ces parages parait rouler des étincelles mais ordinairement on n'en voit nulle part un aussi grand nombre que dans le sillage et le long des bords du vaisseau. Elles sont quelquefois très nombreuses, mais fort petites, et chaque étincelle dure peu. Leur nombre est quelquefois moindre, mais elles sont bien plus grosses et d'une plus longue durée ; j'en ai vu qui ne s'éteignaient qu'au bout de quinze à vingt secondes, qui duraient même presque des minutes entières. Il y a eu des jours que j'en voyais continuellement à peu près la même quantité ; en d'autres jours, on en voyait très peu durant l'espace d'une minute ou environ, elles paraissaient ensuite en grande abondance durant un espace de temps à peu près égal et cette alternative de lumière et d'obscurité durait plusieurs heures. Ce phénomène nous procurait souvent, dans la chambre du conseil, plus de clarté que Vénus n'aurait pu faire dans les circonstances les plus favorables. Je me propose d'étudier cette espèce de phosphore que quelques-uns prennent pour du frai de poisson [18] .
Vendredi 23
Le vent ne varie plus que du NE ou NNE et il a fraîchi ; je regarde ceci comme le commencement des vents alizés, ou généraux. On sait qu'entre les tropiques et même quelques degrés au delà, les vents soufflent ordinairement toute l'année du côté de l'E, prenant cependant beaucoup du NE au N de la ligne et du SE de l'autre côté. Ce sont ces vents constants que les marins appellent généraux et que l'on désigne plus communément par le nom de vents alizésa. Le temps est assez beau, quoique souvent couvert ; au soir il n'y avait plus de roulis. A 6 heures 3/4 du matin, le thermomètre était à 14°. A midi nous estimions avoir fait, en 24 heures, 30 lieues et 1/3 au S 1/4 SO 1° 1/2 S. latitude observée et estimée 29° 30' N longitude estimée 21° 09' O Variation au coucher du soleil 12° 30' NO
Samedi 24
Vent, mer et temps comme hier. A 6 heures du matin on a reconnu l'île de Palme, une des Canaries ; elle nous restait à l'E, 17 à 18° au nord du monde, à la distance d'environ 15 lieues. A 7 heures on a gouverné au SSE et SE 1/4 S pour reconnaître l'île de Fer. A 8 heures, le milieu de l'île de Palme nous restait au NE, 18° vers l'E, à 15 ou 16 lieues de distance. Le milieu de cette île nous a paru fort élevé, sa partie septentrionale est encore plus haute, la méridionale l'est beaucoup moins. Au sud de la partie méridionale, nous voyons des terres détachées qui nous paraissent comme trois îlots ; quelques-uns ont cru que ce pouvait être l'île de Gomera ; mais tout bien examiné, on s'est enfin persuadé que c'était une continuation de l'île de Palme dont cette partie se trouvait séparée par une terre basse ; et, en effet, on a cru ensuite apercevoir la fonction de ces espèces d'îlots ou reste de l'île. Toute l'île avec cette continuation soutenait à ma vue un arc d'environ 4° 1/2. Au sud de l'île, j'ai cru voir, à l'aide d'une lunette de nuit, une autre terre plus éloignée ; c'était probablement l'île de Ténériffe. Au lever du soleil, variation 13° NO. [Vers] le même temps, hauteur du thermomètre 15° ; à 2 heures 1/2 du soir il était un degré plus haut. A midi notre estime nous faisait plus avancer qu'hier de 33 lieues 2/3 vers le S 1° 1/2 E latitude observée 27° 45' N latitude estimée 27°43' N longitude 21° 06’ O L’après-midi, on a remis le cap au SSO.
Dimanche 25
Bon vent frais du NE, beau temps, belle mer avec quelques roulis cependant. Thermomètre 15° à 7 heures du matin et 16° à 2 heures du soir. A midi, 43 lieues 1/2 de faites au SSO 2° 15' O. latitude observée 25’° 45' N latitude estimée 25° 46' N longitude estimée 21° 51’ O
Lundi 26
Tout comme hier, excepté que le vent devient de plus en plus fort. Thermomètre à 7 heures du matin 17, à 2 heures du soir 18°*. A midi nous avions fait depuis hier 43 lieues 3/4 au SSO 1° 45' O. latitude observée 23° 54' N latitude estimée 23° 45' N longitude estimée 22° 51’ O Vers 5 heures du soir, nous avons quitté la zone tempérée pour entrer dans la zone torride. C'est en quelque sorte le commencement de notre été ; notre printemps n'a pas duré longtemps. Au
coucher du soleil variation 10° 45' NO. J'ai passé la soirée à admirer
la multiplicité et l'éclat des étoiles de l'autre hémisphère, à chercher,
mais inutilement, des comètes, à parler d'astres, etc., avec mes bons
amis M.M. Croiset et Gaudrion,
etc.
Mardi 27
Vents du NE à l'ENE, bon frais ; beau temps, mer un peu plus moutonneuse que les jours précédents, belle cependant. Au lever du soleil, variation 9° 12', à son coucher 8° NO. Au lever du soleil, thermomètre 17° 3/4, à 2 heures du soir, 19°. Nous avons vu aujourd'hui des poissons-volants ; ce poisson n'est pas plus gros qu'un hareng mais il est plus long à proportion de sa grosseur. On le nomme volant parce qu'en effet il se sert de ces nageoires pour fendre l'air et pour éviter la poursuite des bonites et des dorades. Il peut voler tant qu'il reste de l'humidité dans ses nageoires mais, dès que cette humidité cesse, le poisson est obligé de retomber dans la mer. Il vient quelquefois donner contre les voiles et les agrès du navire, alors il n'évite la bonite que pour devenir la proie de l'homme. Sa chair est très délicate, c'est le meilleur des poissons que l'on puisse manger en pleine mer mais, comme c'est le hasard seul qui le procure, on aurait tort de fonder sur lui la cuisine du vaisseau. A midi nous avions fait 55 lieues au SSO 1° O.
latitude observée 21° 21' N latitude estimée 21° 22' N longitude estimée 24° 02’ O
Au coucher du soleil, variation
9° 30' NO*
Mercredi 28
Continuation de temps. Au lever du soleil, la hauteur du thermomètre était de 19° et de 20° à 2 heures du soir. Variation au lever du soleil 9° 12' NO. Variation au coucher 8° 00'. A midi nous avions fait en 24 heures 64 lieues et 1/3 au S 4° 1/2 O, au moins selon notre estime. latitude observée 18° 19' N latitude estimée 18° 08' N longitude estimée 24° 18' O Voilà deux jours que nous comptions avoir fait plus de chemin que nous n'en avons réellement parcouru avant-hier et aujourd'hui. J'ai dit sur le 17 de ce mois que ces exemples seraient rares. Par rapport à ces deux-ci, je remarque que nous cinglions en ces deux jours avec assez de vitesse. Avant-hier nous avions fait 44 lieues, hier 55, nous en avons fait aujourd'hui 64. Cela confirmerait-il ce que j'ai soupçonné que, malgré la distance où l'on attend que soit le loch à l'égard du vaisseau, avant que de commencer à compter les noeuds, ce loch cependant n'est pas encore à l'abri de l'action du remous qui lui fait suivre en partie le mouvement du navire ? Car si cela est, il est facile de concevoir que, plus la vitesse du navire sera grande, plus tôt le loch sortira de la sphère d'action du remous. En ce cas, les 45 pieds de distance entre les noeuds du loch ne suffisent pas pour mesurer la 120ème partie du tiers d'une lieue, puisque cette partie est réellement de 47 pieds 1/2 et que la cause qui l'avait fait réduire à 45 pieds, je veux dire l'action du remous, devient bientôt insensible. Au contraire, si le vaisseau avance peu, le loch sera bien plus longtemps exposé à l'action du remous, la diminution d'une dix-neuvième partie sur la distance des noeuds pourra n'être pas suffisante et l'on aura réellement fait plus d'un tiers de lieue par heure qu'on n'aura filé de noeuds durant la demi-minute. Je sais qu'on peut rapporter aussi ces erreurs de l'estime à plusieurs autres causes. Aussi, ce que je viens de dire n'est qu'une simple conjecture que je soumets aux réflexions et à l'expérience des marins zélés et intelligents. S'ils trouvent cette conjecture juste, je crois qu'elle peut être très utile pour la correction de l'estime. Je continue tous les jours à examiner ces phosphores aquatiques dont j'ai parlé sur le 22. Ce soir, M.M. Auger, de Courgivault, officiers de troupes de terre, et moi, nous sommes occupés à puiser de l'eau de la mer. Soit que nous laissassions tomber le seau à l'endroit où la mer abondait le plus de ces phosphores, soit que nous choisissions les lieux où elle en était le plus dénuée, l'eau puisée n'en présentait aucun à nos yeux mais pour peu que nous remuassions l'eau avec la main, les phosphores devenaient visibles. En versant l'eau lentement, et presque goutte à goutte, du seau dans la mer, il s'échappait de temps en temps des phosphores. Enfin, j'ai réussi, quoiqu'avec peine, à en prendre dans le creux de la main. Ils conservaient leur éclat tant qu’il restait de l'eau pour les humecter. Desséchés, ils disparaissaient , mouillés de nouveau, ils reprenaient leur premier éclat, pourvu cependant qu'ils n'eussent pas été tout à fait éteints. Ils m'ont paru ressembler à une glaire, autant du moins que j'ai pu le distinguer à l'obscurité et, comme myope, je vois assez bien de nuit. Cette consistance glaireuse n'est peut-être pas le seul motif qui pourrait faire regarder comme assez vraisemblable l'opinion de ceux qui croient que ces phosphores sont du frai de poisson. A 6 heures du soir nous nous estimions à 12 lieues au nord de l'île de Sel, une des îles du Cap Vert. Pour être plus maître du vaisseau, on a diminué le nombre des voiles et l'on a gouverné au SE 1/4 S. A 9 heures, la crainte de rencontrer quelque île a fait mettre en pannea jusqu'à 4 heures du matin. Le vent était bon mais la prudence nous défendait d'en profiter. Durant ces sept heures, nous faisions environ notre demi-lieue par heure.
Jeudi 29
A 4 heures du matin, on a remis le cap au sud et, au jour, on a mis toutes les voiles dehors. Vent ENE, beau temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 19° 1/2. A 4 heures du soir, 21°. Au lever du soleil, variation 7° 39' NO. A midi, notre route en droiture depuis hier a été estimée de 36 lieues 2/3 au S 1/4 SE 4° 20' S. latitude observée et estimée 16° 30' N longitude estimée 24° 04' O
Comme nous avions passé par la latitude de l'île de Sel sans la voir et que, d'ailleurs, nous ne découvrions aucune des îles du Cap Vert, on supposait que nous pouvions être à l'est de toutes ces îles. Cette idée paraissait même confirmée par une observation que nous avions faite le matin pour trouver la longitude du navire. Dans toutes les observations que j'ai faites à cette fin en allant à Rodrigue, j'ai suivi la méthode de M. l'abbé de la Caille [19] . Je n'entends point ici parler de cette méthode géographique dont il est fait mention dans La Connaissance des Temps pour les années 1761 et 1762, dans l'Exposition du Calcul astronomique, dans l'abrégé du Traité de Navigation de M. Bouguer [20] ; dans ce dernier ouvrage, M. l'abbé de la Caille recommande cependant la méthode du calcul et je pense que c'est en effet la plus certaine. J'entends donc ici, par la méthode de M. l'abbé de la Caille, celle de conclure la longitude en mer par l'observation des distances de la lune, soit au soleil, soit aux étoiles fixes et je l'appelle ainsi, non que je prétende que ce célèbre astronome en ait été l'inventeur, mais parce qu'il l'avait adoptée d'une manière tout à fait singulière, non seulement comme la meilleure de toutes, mais comme l'unique qui pût réussir. M. l'abbé de la Caille avait alors plus d'expérience que moi. J’étais [avais] dans la persuasion que cette méthode était [bien] la meilleure. En conséquence, je l'ai toujours suivie en allant aux Indes ; en revenant j'ai essayé celle des hauteurs de la lune et des angles horaires, telle que je l'ai proposée dans l'Etat du Ciel des années 1755, 1756 et 1757 [21] . Je mettrai le public en état de juger du succès de ces deux méthodes. J'avertis seulement ici que M. l'abbé de la Caille exige pour sa méthode des précautions qui ne m'ont pas toujours paru nécessaires. Elles sont au moins sujettes à des exceptions et je me suis cru capable de décider du cas de ces exceptions. Comme dans toutes ces observations mon but principal était de m'assurer de la bonté ou de l'insuffisance de ces méthodes, afin d'être en état d'en rendre le compte le plus exact dont je fusse capable, je me suis défié de mon peu d'expérience dans le maniement des instruments astronomiques de mer. Des marins expérimentés et familiarisés depuis longtemps avec ces instruments ont bien voulu me prêter la main. Ils faisaient les observations que je leur indiquais et je les calculais. Lorsqu'il a été nécessaire que je m'immisçasse dans l'observation, je choisissais la partie la plus facile et où l'erreur pouvait le moins préjudicier au résultat. Aujourd'hui donc, vers 9 heures 1/2 du matin, M. Croiset a pris la distance des bords orientaux du soleil et de la lune et l'a trouvée exactement de 73° 58'. En même temps, M. Gaudrion a déterminé la hauteur du bord supérieur de la lune de 36° 10' et j'ai trouvé la hauteur du bord inférieur du soleil de 39° 52'. Nous étions à environ 16 pieds au-dessus du niveau de la mer. L'heure vraie de l'observation, conclue de la hauteur du soleil, est 9 heures 33 minutes 30 secondes. Le calcul ultérieur nous a mis par 22° 32' à l’ouest du méridien de Paris. Nous étions probablement par 24° 1/2. Comme c'est ici la première de nos observations et que d'ailleurs nous ne l'avons pas réitérée, ce qu'il est à propos de faire, je n'insisterai pas sur les deux degrés d'erreur que je soupçonne dans ce résultat.
Vendredi 30
Dans la persuasion où l'on était que toutes les îles du Cap Vert nous restaient à l'ouest, nous avons cinglé durant la nuit au sud à toutes voiles. Bon vent frais de l'ENE au NE 1/4 N. Le jour nous a présenté une vue à laquelle nous ne nous attendions pas : celle d'une terre que l'on a aussitôt reconnue pour être l'île de Saint-Yago [22] la principale de celles du Cap vert. A 6 heures, sa pointe la plus méridionale nous restait à l'O, 2° 1/2 vers le N, à la distance de 6 ou 7 lieues et sa partie la plus septentrionale au NO 7° vers l'O. Peu après, le milieu de l'île nous restant assez exactement au NO à la distance de 8 à 9 lieues, j'en ai tiré une vue dont je donne ici le dessein. Cet aspect imprévu a donné lieu à bien des raisonnements. Nous avions certainement, durant la nuit dernière, couru le plus grand risque de périr, mais nous ne nous apercevions du danger que lorsqu'il n'existait plus. La confiance que nous avions eue dans les cartes géographiques que l'on met entre les mains des marins, nous avait induits en erreur. Nous avions toujours couru au sud de la boussole ou au S 1/4 SE, 3° sud du monde, avec un vent très favorable entre l'ENE et le NNE, ces circonstances ne permettant pas de soupçonner que nous ayons pu nous tromper bien sensiblement sur la direction de notre route. Or, si l'on transporte cette route sur la carte pour la faire terminer au point où nous nous sommes trouvés ce matin, elle passera près de l'île de Sel et elle traversera absolument l'île de Bona Vista. Cependant, nous avions passé hier de jour par la latitude de ces deux îles sans en avoir la moindre connaissance, quelque recherche que nous en eussions faite. La partie occidentale de l'île de Mai est, selon la carte, à plus de 6 lieues à l'E de l'île de Sant-Yago. Nous devions donc avoir également passé sur cette île peu avant le jour et cependant, il nous a été impossible de la découvrir. Cette route de notre vaisseau qui traverse ainsi sur la carte, les îles de Bona Vista et de Mai, a fait dire à un plaisant de notre bord que ce n'était pas sans fondement qu'on lui avait dépeint ce vaisseau comme excellent, puisqu'il fendait les terres et les rochers avec autant de facilité que les ondes de l'océan. Il fut décidé unanimement que ces îles étaient très mal placées sur la carte. Il ne faut cependant pas en conclure que ce soit la faute du géographe qui a dressé cette carte : il a pu manquer de mémoires. La seule conséquence que je prétends tirer de notre accident, est qu'il serait nécessaire de travailler à rectifier la position de ces îles. Elles sont très fréquentées, d'autres vaisseaux peuvent courir le même péril que nous et ne pas s'en tirer aussi heureusement. On a l'exemple de plusieurs navires qui y ont péri.
A 6 heures 1/2 du matin, thermomètre, 19° 1/2 ; à 2 heures du soir, 21° 1/2. A midi, chemin estimé depuis hier, 47 lieues 2/3 au S 1/4 SE 3° S, depuis 6 heures du matin 15 lieues 2/3 en même route. latitude observée 13° 59' N latitude estimée 14° 01' N longitude estimée 24° 19' O La longitude selon la route aurait dû être moindre d'environ 36 minutes. On l'a corrigée par celle qui est assignée dans la carte de l'île de Sant-Yago, mais celle-ci peut elle passer pour bien déterminée ?
Samedi 31 janvier
Vent, temps et mer à peu près comme hier, excepté que le vent commence à mollir. Au lever du soleil, thermomètre, 21°. A deux heures du soir, 22°. A midi, nous avions fait 41 lieues 2/3 au S 1/4 SE 4° S. latitude observée 11° 51' N latitude estimée 11° 55' longitude estimée 24° 04' O.
Dimanche 1er février
Vent, temps et mer comme hier. A 6 heures 1/2 du matin, thermomètre, 22°. A 2 heures du soir, 23° 3/4. On voit beaucoup de poissons volants et quelques bonites. A midi nous comptions depuis hier 27 lieues 2/3 au S 1/4 SE 4° 1/4 S. latitude observée 10° 27' N latitude estimée 10° 29' N longitude estimée 23° 54' O On a commencé aujourd’hui à dîner sur le pont en plein air. Le gaillard est couvert d’une toile ou d’une espèce de tente qui nous met à couvert des ardeurs du soleil. La zone n’est cependant encore torride que de nom. Nos étés sont plus chauds. Au coucher du soleil, variation 7° 0’ NO.
Lundi 2
Tout comme hier. Thermomètre au lever du soleil, 23°. A 2 heures ou 2 heures 1/2 du soir, 23° 3/4 . J’avais à peine observé la hauteur du thermomètre le matin, qu’un grand bruit me fait retourner à la galerie. Je comptais voir un poisson pris à l’hameçon. Quelle a été ma frayeur, quand j’ai vu un pauvre petit pilotin fort aimable et très aimé, à la merci des flots ! Il était tombé des aubans d’artimon dans la mer. Par bonheur on ne filait que deux noeuds, un mouvement plus prompt du vaisseau lui aurait été funeste ; on lui jette une cage de poules, mais il ne peut la joindre, on lui présente une ligne destinée à une pêche bien moins essentielle, il a la présence d’esprit de s’en saisir et de lui faire faire deux ou trois tours autour de sa main, on lui descend une bouée qu’il ne peut accrocher. Enfin, François Bedel, quartier maître, descend dans la mer le long de la corde de la bouée, saisit le pauvre Derme, c’est le nom du pilotin, il le tient d’une main et de l’autre il s’accroche à la bouée. On les a ainsi retirés tous les deux. La sensibilité de tout l’équipage m’a fait plaisir. Au lever du soleil, variation 6° 42’ NO. A midi 25 lieues 2/3 au S 1/4 SE 4 degrés 1/4 S. latitude observée 9° 12' N latitude estimée 9° 11' N longitude estimée 23° 45' O Eclairs le soir. On s’occupe toujours à jouer ou à causer* et le jeu n’amuse que les acteurs ; les conversations sont souvent intéressantes, elles roulent assez fréquemment sur nos affaires et nos coutumes dans les Indes. Fondé ou non, ce qu’on dit affecte lorsqu’il est narré avec aisance et enjouement. Ce soir, M. le chevalier de Mouy a prétendu nous confirmer comme témoin oculaire, ce qu’on rapporte de la distinction des castes ou des familles indiennes, autorisée dit-on, entre les chrétiens par une certaine espèce de missionnaires. Elle est même portée si loin, que selon M. de Mouy, un des missionnaires qui lui servait d’aumônier ne voulut jamais consentir à manger avec lui et avec les autres officiers, dans la crainte qu’une telle société ne le déshonorât. On distinguait à Pondichéry les Christans Paolins et les Christans Capouches. Les premiers tiraient leur nom de l’Eglise de Saint-Paul, desservie par les missionnaires désignés ci-dessus. Ils méprisaient souverainement les seconds qui étaient instruits par les Capucins. On entretenait toujours les uns et les autres (c’est toujours M. de Mouy qui parle) dans mille pratiques extérieures sans leur donner aucune teinture des vertus chrétiennes. Aussi, leur réputation était si bien établie que le christianisme seul était un titre pour n’être admis chez aucun maître chrétien en qualité de domestique. Il y avait aussi dans cette partie des Indes quelques messieurs des missions étrangères : ceux-ci sont plus estimés de M. de Mouy, ils étaient craints des autres Missionnaires mais ils étaient absolument sans autorité.
Mardi 3
Continuation du temps, etc. Au soleil levant, hauteur du thermomètre, 23 ; à 2 heures du soir, 25. Nous voyons des bonites, mais nous n'en prenons point. Un soldat a été convaincu aujourd'hui d'avoir volé du beurre et de l'avoir vendu à la livre à ses camarades ; il est condamné à passer demain par les garcettes. C'est le même soldat qui a été condamné le 14 janvier aux fers pour avoir volé des souliers. A midi, nous avons fait 28 lieues au S 1/4 SE 4° S. latitude observée 7° 42' N latitude estimée 7° 49' N longitude estimée 23° 35' O Eclairs le soir.
Mercredi 4
Les vents alizés nous quittent. Ils varient aujourd'hui du NNE au N et sont très faibles. Depuis 6 heures du matin jusqu'à 8, nous avons eu calme-plat, pour me servir du terme des marins. La mer est toujours belle et le temps gras ou brumeux. Au lever du soleil, thermomètre à 24 ; à 2 heures du soir, presque 26. La zone torride se fait sentir. M. d'Eucarpie a fait à 8 heures la bénédiction des Cendres et le déjeuner qui a suivi a fait place à l'exécution solennelle de la sentence prononcée hier contre le soldat voleur. Un exercice a servi de préliminaire. L'exercice fini, le coupable a reçu une forte réprimande et a été conduit sur le pont où on l'a amarré, c'est-à-dire lié sur la culasse d'un canon, comme à cheval, la face tournée vers la mer ou vers la bouche du canon et le derrière, couvert seulement d'un caleçon de toile, tourné en dedans du vaisseau et saillant entièrement hors de la culasse du canon. Le patient étant bien affermi dans cette posture, on a mis à côté de lui une paire de garcettes ou de fortes courroies. Les autres soldats, au nombre de soixante, ont été tour à tour lui en appliquer deux coups sur la partie saillante hors du canon. Ils n'y allaient pas de main morte, étant menacés eux-mêmes de punition s'ils ménageaient le criminel qui leur était livré. Quelque compatissant que l'on puisse être sur l'état d'un homme qui souffre, les contorsions singulières du patient, auquel tout autre mouvement était interdit, excitaient en nous un ris involontaire. Il me fut impossible de démentir M. l'évêque d'Eucarpie qui m'avait assuré que je rirais à cette exécution. Un autre soldat, ayant manqué à son sergent et ensuite à son commandant, a été condamné à passer par le même châtiment, mais M. d'Eucarpie a demandé et obtenu sa grâce. Un jeune requin nous a suivis longtemps. Je pense qu'on l'aurait pris si nos jeunes officiers eussent été moins impatients. A midi, 21 lieues 1/3 au S 1/4 SE 5° S. latitude observée 6° 37' N latitude estimée 6° 38' N longitude estimée 23° 28' O Il paraît qu'en estimant la longitude, nos marins ne tiennent aucun compte du courant général qui emporte les eaux de l'est à l'ouest dans la zone torride. Dans l'abrégé du Nouveau Traité de la Navigation de M. Bouguer, ce mouvement est estimé de trois lieues par jour, et je crois cette estime assez juste. Les navigateurs devraient, je pense, y faire attention. On a pris cette après-midi une bonite. C'est un poisson qui ressemble assez au maquereau pour la figure de la tête et du corps, ainsi que pour les couleurs et l'éclat de sa peau. La manière de le pêcher est assez singulière. Nous avons dit, ci-dessus, que la bonite est extrêmement friande du poisson-volant. On entoure un haim ou un gros hameçon d'étoupes, on y fiche ou on y colle quelques plumes de volaille et, à l'aide d'une corde, on le suspend à l'extrémité de quelque bout-dehors, ou de quelque vergue, de manière qu'il soit un peu plus élevé que la surface de l'eau. Une vague engloutit cet hameçon, mais bientôt il sort de la vague et suit en plein air le mouvement du vaisseau jusqu'à ce qu'il rentre dans une autre vague. Ce jeu a quelque rapport avec les sauts du poisson-volant. L'appât est un peu grossier, mais le raisonnement de la bonite est encore plus grossier : elle s'imagine voir un poisson-volant devant elle, elle le suit et dès que l'haim vient à toucher la surface de l'eau, elle se jette avidement sur lui et se trouve accrochée, au grand contentement de celui qui a préparé le piège. Celui-ci porte sa proie au capitaine qui le fait ordinairement récompenser de quelques pintes de vin ou d'eau de vie. Plus le capitaine se montre libéral, plus il est assuré que la pêche deviendra abondante. Eclairs durant la nuit*.
Jeudi 5
Au soleil levant hauteur du thermomètre 23° ; à 1 heure 1/2 du soir, 24° 2/3. Vents variables du NNE au N 1/4 NO, presque calme. Le temps est assez beau, mais l'horizon est toujours embrumé ; la mer est toujours belle. Il s'élève cependant une houle ou lame d'eau qui vient du SE. A midi 19 lieues 1/3 au S 1/4 SE 3° S.
latitude observée 5° 38' N latitude estimée 5° 40' N longitude estimée 23° 19' O On a pris encore aujourd'hui une bonite plus grosse que celle d'hier et l'on a mangé la première prise à dîner. La chair de ce poisson est ferme et d'un bon goût, mais elle est sèche, sans aucune graisse. On prétend même qu'elle altère, ainsi que la chair de la dorade. On ne voit plus guère de phosphores aquatiques pendant la nuit. Eclairs encore le soir.
Vendredi 6
Vents variables du NNO au NNE, mollissant de plus en plus. Temps couvert durant la nuit, assez beau le jour. Il nous vient du sud une grosse lame qui occasionne du tangage. Vers 8 heures on voit beaucoup de poissons, mais on ne peut en prendre parce qu'on n'avance pas. Au jour, thermomètre à 23° 2/3 ; à 2 heures du soir, 26° 1/2. On a pris une seule bonite, mais elle est plus grosse que les précédentes. Celle-ci, dit-on, est une vraie bonite, les autres n'étaient que des grandes-oreilles. Au reste, je n'ai pas remarqué beaucoup de différences entre ces deux poissons. La principale, et peut-être l'unique, consiste en ce que la grande-oreille a les nageoires ou les pinnes de la poitrine beaucoup plus longues que celles de la vraie bonite. On ajoute que la chair de celle-ci est beaucoup plus délicate. A
midi, route estimée à 16 lieues 2/3 au S 1/4 SE 5° E.
latitude observée 4° 47' N
latitude estimée .
..............................................................4°
50' N
longitude estimée
23° 05' O Peu après 2 heures, orage sans éclairs, sans tonnerre, mais avec beaucoup de pluies. On a commencé aujourd'hui une nouvelle pêche, c'est celle des requins. Celle-ci réussit mieux dans les calmes, c'est le contraire par rapport aux bonites, aux dorades et aux thons. Le requin est ordinairement accompagné de deux sortes de poissons, l'un est appelé son pilote, l'autre son sucet. A ce qu'il m'a paru, le pilote du requin est un poisson de la grosseur d'un merlan de taille médiocre, il est aussi bien que la dorade par l'éclat des couleurs dont brillent ses écailles. Le requin est toujours précédé de deux ou trois pilotes, quelquefois davantage. Lorsque l’on jette quelque chose au requin, les pilotes se portent vers l'endroit d'où vient le bruit et le requin les suit. Si ce dernier est pris, les pilotes disparaissent à l'instant. Je n'en ai point vu hors de l'eau ; il ne me paraît cependant pas impossible de les pêcher. Et, en effet, quelques-uns de l'équipage ont dit en avoir mangé et en avoir trouvé la chair très délicate. Les sucets du requin s'attachent à sa peau et souvent ils ne le quittent pas, même après sa prise. Ce poisson est plus connu sous le nom de remore [23] que sous celui de sucet. On ne voit guère de requin, ni par conséquent sa compagne fidèle la remore, qu'en temps de calme. Est-ce là ce qui avait donné lieu à l'opinion fabuleuse des anciens que la remore arrêtait les plus gros vaisseaux ? La pêche du requin est fort simple ; on les prend à la ligne comme d'autres poissons, mais on conçoit que cette ligne, ainsi que l'haim qui y est attaché, doit être d'une force proportionnée à celle de l'animal qui fait l'objet de la pêche. J'ai remarqué que les requins mordaient rarement à l'hameçon garni de boeuf salé ; le lard est pour eux un appât bien plus séducteur*. Le plus gros requin que nous avons pris n'excédait pas six pieds en longueur. Il y en a de plus longs, mais leur taille ne va jamais jusqu'à quarante pieds, comme M. Trévant voulait le persuader à l'incrédule M. Marion. La tête du requin se termine en avant comme par une espèce de biseau circulaire, le dessous en est plat, et c'est sur ce plat qu'est posée la gueule de l'animal, à deux ou trois pouces de l'extrémité ou du museau. Par une suite de cette configuration, le requin ne peut rien saisir qu'il ne soit renversé sur le dos. Dans les mâchoires de requins que j'ai examinées, j'ai remarqué uniformément cinq rangées de dents très aiguës à chaque mâchoire. Il est vrai cependant que ces rangées ne sont pas toutes développées ; j'en ai ordinairement vu deux et quelquefois trois qui étaient encore couchées sur le palais, quoiqu'aussi bien formées que celles qui étaient redressées. Elles n'attendent apparemment que le temps pour se redresser de même. Je le crois d'autant plus volontiers que, dans la gueule d'un requin, j'ai vu une quatrième rangée dont plusieurs dents étaient déjà détachées du palais. Le requin est confondu par quelques-uns avec le chien de mer, mais ce sont deux espèces de poissons différentes [24] . Outre les autres manières de pêcher les poissons, il y en avait une bien plus simple, employée par le sieur Tournier, notre grand canonnier : il lançait sur eux une fouine avec tant d'adresse et tant de force que les harpons de la fouine s'engageaient fortement dans la chair du poisson ; on retirait ensuite la fouine avec une corde qui la retenait. Il arrivait cependant souvent que la fouine n'attirait avec elle que des lambeaux de chair : le poisson, en se débattant, trouvait le moyen de se débarrasser aux dépens de quelque partie de son dos. Il y gagnait peu : on assure que ces poissons, ainsi meurtris, ne tardent pas à devenir la proie de leurs camarades. Deux requins nous suivaient presque depuis midi. On a pris un vers 9 heures 1/2 du soir, on l'a traîné sur le gaillard, on l'a éventré, on lui a coupé la tête et la queue et le tout remuait encore. La tête serrait fortement un couteau qu'on lui présentait**. Samedi 7
Vent de nord presque calme, assez beau temps, horizon chargé ; toujours une grosse lame du côté du sud occasionnant un fort tangage. Thermomètre au lever du soleil, 24° 1/2. A 1 heure 1/2 du soir, 26° 1/4. Au soleil levant et au soleil couchant, la variation est également de 7° 0' NO. On continue de pêcher. Une fouine a plié sur le dos d'un marsouin, un harpon a enlevé des morceaux de chair du ventre d'un autre. Des requins, pris à l'hameçon, et presque hissés sur la galerie, donnent un coup de queue, rompent la corde de la ligne, retombent à la mer, et continuent de nous suivre avec l'hameçon dans la gueule, et deux ou trois brasses de cordes qu'ils tirent après eux. A midi nous avons fait en 24 heures 14 lieues au SSE 4° 1/2 S. latitude observée 4° 07' N latitude estimée 4° 19' N longitude estimée 22° 52' O Selon l'observation, on a fait 4 lieues de plus au sud que selon l'estime. Cette après-midi on a pris deux requins plus gros que les précédents, l'un mâle et l'autre femelle. On a trouvé dans le ventre de la femelle cinq petits requins en vie. J'ai jugé, à la vue, qu'ils pouvaient peser chacun au moins deux livres ; trois étaient femelles et deux mâles. J'ai fait ouvrir les trois femelles devant moi, leurs matrices étaient absolument flasques et ne contenaient point de petits requins. Pour m'en assurer davantage, j'ai prié qu'on ouvrit une matrice, on l'a fait ; il n'y avait aucune apparence de petites formes. Je dirai demain pourquoi j'ai fait faire cette opération dont le succès a été très conforme à mon attente.
Dimanche 8
Hier à 11 heures du soir il y a eu un grain, accompagné et suivi de pluie. Vents variables du NE à l'ONO, presque calme. Au jour, beau temps, belle mer. Au soleil levant, thermomètre, 24° ; à 1 heure 3/4 du soir, 27°. Variation au soleil levant, 7° 6' ; au soleil couchant, 7° 0'. A midi nous avons fait 12 lieues 2/3 au SSE 4° 15' S. latitude observé 3° 10' N latitude estimée 3° 19' N longitude estimée 22° 40' O Il y a encore 3 lieues de plus, faites au sud, selon l'observation que selon l'estime. Après dîner, j'ai eu l'explication d'un fait qui m'était attesté par des témoins oculaires, et dont je ne pouvais pas cependant me laisser persuader. M. Rochel, ci-devant conseiller au Conseil souverain du Sénégal, m'avait dit à l'Orient que, sur la côte du Sénégal, on prenait des requins, ou si l'on veut des requines, dans la matrice desquelles on trouvait des requins vivants, portant eux-mêmes des requins plus petits, mais déjà formés et que, dans le ventre de ceux-ci, on distinguait déjà des embryons de pareilles espèces, et M. Rochel avait été plusieurs fois, disait-il, témoin oculaire de ce phénomène. Le fait était singulier, il l'était même un peu trop pour que j'y fisse une attention bien sérieuse. M. de Villars, commandant de nos soldats et fils d'un gouverneur du Sénégal, me le rappelle quelque temps après et fut très étonné de mon extrême incrédulité. Il avait vu le fait, vu de ses yeux me disait-il, et il ne voyait rien qui m'obligeât d'en douter un seul moment, après ce qu'il me disait. M. de Saint-Jean était encore venu à l'appui, il avait aussi commandé au Sénégal et son autorité me paraissait d'un grand poids à tous égards. Cependant, je persistais à regarder ce fait comme un de ceux qu'il faut nécessairement avoir vu soi-même pour y ajouter foi. J'ai fait part aujourd'hui à M. de Saint-Jean de la recherche que j'avais fait faire hier à ce sujet et des réflexions dont j'avais chargé, en conséquence, l'original de ce journal. M. de Saint-Jean m'a répondu qu'il avait observé cent fois ce phénomène et qu'il ne lui était point permis d'en douter. Mais selon lui, ceci ne va jamais que jusqu'à la seconde génération et non pas jusqu'à l'infini, comme il me paraissait qu'on me l'avait fait entendre. M. de Saint-Jean avait communiqué son observation à feu M. de Réaumur qui en avait reçu le détail comme un homme d'autant plus disposé à n'en rien croire, qu'il ne connaissait pas même le témoin. M. de Saint-Jean en appela à une autorité plus forte aux yeux de M. de Réaumur, à celle de M. Adanson [25] , correspondant alors et maintenant membre de l'Académie des Sciences. Ce naturaliste éclairé, incrédule d'abord, vit le fait et se rendit, du moins selon le témoignage de M. de Saint-Jean. On ouvrit un requin femelle d'une grosseur assez considérable : on trouva dans son ventre quatre requins de trois pieds de long, excédant par conséquent la taille ordinaire de ces animaux lorsqu'ils sortent pour la première fois du ventre de leur mère. Dans un de ces requins, on en trouva cinq autres petits, d'environ un pied de long et par conséquent aussi gras à peu près que ceux que nous avons disséqués hier. Mais M. Adanson ne convient point qu'il ait été témoin de ce fait, il n'y ajoute même actuellement aucune foi. Il avoue seulement qu'il en a entendu parler au Sénégal. Au reste, le sentiment des nègres au Sénégal est, selon M. de Saint-Jean, absolument unanime sur la réalité du fait, et leur idée à ce sujet est que, ces requins, longtemps même après leur naissance, rentrent dans leur mère. M. de Saint-Jean adopte cette idée et il la confirme par l'exemple des raiesa. C'est en effet, je pense, le meilleur moyen d'expliquer ce fait singulier. M. Rochel, que j'ai revu depuis à Paris, m'a non seulement confirmé tout ce qui m'avait été dit précédemment par M. de Saint-Jean, mais il m'a de plus appris les particularités suivantes. Il avait déjà passé vingt ans au Sénégal lorsqu'il a entendu parler pour la première fois du fait qui nous occupe. Avant que de le croire, il a voulu en être le témoin oculaire. Devenu garde-magasin général dans l'île de Gorée [26] , il s'est trouvé plus à portée de suivre ce phénomène. Alors, il a non seulement été présent à la dissection de plusieurs requins femelles dans la matrice desquelles on a trouvé des requins longs de deux ou trois pieds et pleins eux-mêmes, mais il a eu de plus la satisfaction de voir ces requins rentrer d'eux-mêmes dans l'utérus maternel, en ressortir lorsque l'on pressait le ventre de la mère et y entrer ensuite de nouveau ; et, parmi ces requins qu'on a ouvert ensuite, il s'en est réellement trouvé qui étaient actuellement dans le temps de leur gestation. M. Rochel a remarqué la même chose dans plusieurs raies avec cette différence cependant que, ces raies, ainsi rentrantes dans la matrice maternelle, étaient petites et n'ont jamais été trouvées pleines elles-mêmes. Au reste, cette propriété de visiter ainsi de temps en temps l'utérus où ils ont été formés, n'est pas commune à tous les requins ; elle convient à une espèce particulière de ces animaux. On donne à cette espèce le noM. de demoiselles ; selon M. Marion, ses marques distinctives sont d'avoir un nombre fixe de rangées de dents, d'avoir les dents moins aiguës et la gueule plus grande, d'être moins longs à proportion de leur grosseur, etc. En Sénégal, on mange des petits requins tirés du ventre de leur mère, mais seulement lorsqu'ils sont de l'espèce dont il s'agit ici. M. Marion n'a pas voulu nous faire servir du requin ; j'ai seulement goûté, par curiosité, de celui qui était préparé pour l'équipage. Cette chair est d'un assez bon goût, mais on la prétend malsaine et indigeste. Comme M. Marion ne veut plus que son équipage mange de la chair de requin de peur qu'il n'en soit incommodé et que, d'ailleurs cette pêche amuse fort notre jeunesse, on la continue et on martyrise les requins qui ont le malheur de se laisser prendre à nos appâts séducteurs. On crève les yeux à l'un et on le relâche après lui avoir attaché à la queue un baril vide et bien foncé ; on pend l'autre aux barreaux de la galerie, on noye celui-ci, on en condamne un autre au supplice de la cale, on expédie celui-là en lui tirant des balles de fusil dans la gueule*. On ne punit point le mal qu'ils nous ont fait, mais celui qu'ils nous auraient voulu faire. A cet amusement en succéda un autre. On trouva ainsi le moyen de passer le temps et de se consoler des calmes qui nous persécutent. Le soir, vers 7 heures 1/2, M. Croiset a pris la distance d'Aldébaran au bord le plus éloigné de la lune de 62° 40'. En même temps, M. Marion a trouvé la hauteur du bord inférieur de la lune de 19° 23'. Enfin, deux minutes trente-cinq secondes après cette observation, M. Croiset a observé la hauteur d'Aldébaran de 73° 08' à l'occident. J'ai conclu que nous étions à 21° 18' 30" à l'ouest du méridien de Paris. Nous serions donc de 1° 20' plus à l'est que selon l'estime du vaisseau, ce qui ne me paraît pas vraisemblable, le courant ayant dû nous porter plutôt vers l'ouest que vers l'est. Vers le coucher du soleil, c'est-à-dire lorsqu'il avait encore plus d'un quart d'heure à rester sur notre horizon, nous avons vu à l'ouest une pompe ou trombe qui a duré environ 5 à 6 minutes depuis que nous avons commencé à la voir. Elle ressemblait à un fût de [colonne] ou à un tronc d'arbre qui sortait de l'horizon et dont le branchage se perdait dans quelques nuages élevés sur l'horizon de deux ou trois degrés. Peu après son pied ne touchait plus à l'horizon, le haut ne souffrant d'abord aucun changement. Le tronc se divisa ensuite en deux selon sa hauteur ou sa longueur et, devenant plus large, il forma à droite et à gauche deux colonnes beaucoup moins épaisses ou beaucoup moins larges que n'avait été une colonne totale, et le milieu paraissait absolument évidé ou transparent. Nos marins disent que, quand on se trouve au lieu où ces pompes s'élèvent, on en est quitte pour quelques gouttes de grosse pluie qui arrosent le vaisseau.
Lundi 9
Vents variables du S à l'ONO, passant par l'E et le N presque calme. Temps couvert par intervalles et même quelque pluie. C'est aujourd'hui le jour le plus chaud de tout mon voyage. La liqueur du thermomètre, qui au lever du soleil était à 25 1/2, étant montée vers une heure 3/4 à 28° 2/3 au-dessus de la congélation, elle passe quelquefois le 30ème degré à Paris. Au lever du soleil, variation 7° 56' NO. A midi on ne comptait, pour les 24 heures, que 9 lieues 1/2 en droiture vers le S 1/4 SO 3° 1/2 S. latitude estimée 2° 42' N longitude estimée 22° 44' O On voit une très grande quantité de poissons : sur le tout on n'a pris qu'une dorade. Je ne parle point des requins, la pêche va toujours bien de ce côté, malgré les précautions de M. Marion, qui a fait disparaître les lignes et les émerillons, avec de sévères défenses de nous en prêter. On a cependant trouvé le moyen d'en avoir de quelqu'un, mais, je pense, pour de l'argent. Le prêteur ou le vendeur a été retranché, c'est-à-dire privé de sa ration d'eau de vie.*
Mardi 10
**Les vents soufflent successivement de tous les points du compas, mais toujours très faiblement. Hier au soir et toute la nuit orage, beaucoup de pluie et d'éclairs, quelques coups de tonnerre. Au jour la pluie cesse, mais le temps reste couvert. Mer assez belle, quoiqu'avec un peu de tangage. Thermomètre à 7 heures du matin, 22° ; à 3 heures du soir, 23° et un peu plus ; je ne crois pas qu'il soit monté plus haut aujourd'hui. Avant 3 heures il pleuvait ; à midi 8 lieues en droiture au sud. latitude estimée 2° 18' N longitude 22° 44' O La dorade prise hier a été mangée aujourd'hui à dîner. Ce poisson, superbe pour l'éclat, la vivacité et la variété de ses couleurs, est assez bien dessiné dans le voyage de François Leguat [27] . Il a un goût un peu plus délicat que la bonite, mais la différence est peu considérable : la chair de l'un et de l'autre poisson est également sèche. On prend de meilleurs poissons sur les côtes de France.
Mercredi 11
Calme entremêlé de quelques petites fraîcheurs de N 1/4 NO à l'ESE, passant par le N et l'E. Le temps à l'orage, avec éclairs durant la nuit ; ensuite assez beau jusqu'après le coucher du soleil. Assez belle mer. Au lever du soleil, thermomètre, 23° 5/6 ; à 2 heures du soir, 27°. A midi nous nous estimions avancés de 6 lieues 1/4 au S 1/4 SE 1° 45' S. latitude observée 1° 32' N latitude estimée 2° 00' N longitude 22° 41' O Vers 3 heures 1/4, entre le méridien et le vertical du soleil, nous avons vu une très belle trombe qui paraissait être assez voisine de nous. Le bas ressemblait fort à une gerbe hydraulique, on voyait l'eau monter. Il y avait delà au commencement de ce que je puis appeler le tronc de la trombe, un espace d'environ un degré qui était absolument transparent. Le tronc se courbait comme vers le soleil et se perdait dans un nuage de même couleur que la trombe, à environ 6 ou 7 degrés au-dessus de l'horizon. Peu après, l'espace entre la gerbe et le tronc a paru augmenter en hauteur ; presque au même instant le haut du tronc s'est divisé en deux, en augmentant de largeur et laissant voir entre les deux parties latérales comme un espace vide et transparent ; et peu après tout le tronc s'est retiré dans le nuage qui le couronnait. La gerbe, qui diminuait en hauteur et en force n'a disparu qu'après le tronc. Le phénomène a duré 4 ou 5 minutes au plus, depuis que j'ai commencé à le voir. Ce soir ma montre avançait sur le temps vrai de 1 heure 3 minutes 5 secondes, selon des hauteurs de Sirius prises par M. Croiset. Le même M. Croiset a observé la hauteur du bord inférieur de la lune de 44° 5' à 9 heures 9 minutes 55 secondes selon ma montre ; et à 9 heures 30 minutes 30 secondes, cette même hauteur était de 39° 7'. A 9 heures 7 minutes 32 secondes, la distance de ß des Gémeaux au bord le plus éloigné de la lune était de 65° 35' ; à 9 heures 16 minutes 0 seconde de 65° 33’ et demie ; à 9 heures 38 minutes 45 secondes de 65° 36' et demie ou 37’. Cette dernière distance a été reprise plusieurs fois. Ces observations ne paraissent pas s'accorder parfaitement, la dernière ne nous mettrait qu'à 19 degrés et demi à l'ouest de Paris, ce qui est trop peu. La première, au contraire, nous éloignerait jusqu'à près de 26 degrés ; en prenant un milieu, nous nous trouverions à 22 degrés 3/4, ce qui ne doit pas beaucoup différer de notre vraie longitude. La seconde observation nous rejetterait encore plus à l'ouest que la première, mais on peut attribuer le mauvais résultat de ces observations à des nuages légers qui couvraient tantôt la lune, et tantôt les étoiles. Jeudi 12
Vents variables du SE au SO. Aussitôt après l'observation d'hier, il y a eu un grain qui n'a été considérable qu'en pluie ; elle a duré toute la nuit. Au lever du soleil, thermomètre, 22° 1/2 ; à 1 heure 3/4, 26° 1/2. A midi nous n'avions fait, en 24 heures, que 5 lieues 1/2 au SO 1/4 S 4° O. Nous nous apercevons bien que ce n'est pas sans raison qu'on appelle la mer où nous nous trouvons, mer des grains, des orages et des calmes. M. Marion ne cesse d'invoquer le vent du SE ; ce vent nous sera contraire, mais lui seul peut mettre fin aux calmes qui ne nous quittent pas. Il nous servira de plus à gagner les parages où nous espérons trouver des vents favorables. latitude estimée 1° 19' N longitude 22° 51' O On a vu des marsouins, des thons, un oiseau nommé taillevent [28] que l'on regarde comme un oiseau de bon augure pour le vent à venir. Il paraît en effet le soir que le vent veut fraîchir et se fixer au SE. Il y a eu du tangage et M. Le Comte de Chemillé s'en aperçoit toujours à son estomac.
Vendredi 13
Vents variables de presque tous les points de l'horizon ; pluie presque continuelle ; quoique nous soyons presque en calme, il y a du tangage. Au lever du soleil, thermomètre, 24° ; à 2 heures du soir, 22° seulement. La pluie a été précédée vers 6 heures 1/2 du matin d'une trombe au sud ou quelques degrés seulement du sud à l'ouest ; elle était bien terminée, elle n'était pas tout à fait perpendiculaire à l'horizon, mais elle se recourbait comme en arc. Vers le milieu de son apparition elle s'est redressée et s'est ensuite recourbée, à ce que je pense, en sens contraire. Elle a peu duré, elle est devenue transparente dans son milieu en grossissant, comme les deux précédentes. Son pied ne paraissait pas tenir à l'horizon ; je ne voyais pas l'action de sa pompe, la partie supérieure de son tronc était reçue dans un nuage. On a parlé d'une autre trombe, qui avait paru avant celle-ci, mais je ne l'ai pas vue. A midi, nous nous estimions avoir fait 18 lieues 1/3 au SO 1° 30' O. latitude estimée 0° 42' N longitude 23° 31' O A 3 heures du soir, la pluie a cessé. Entre 6 et 7 heures est arrivé du haut du grand mât un matelot ou un officier marinier, grotesquement vêtu, qui s'est dit le courrier du bonhomme la Ligne ; il a demandé à M. Marion et obtenu la permission nécessaire pour faire demain la ridicule cérémonie du baptême de la Ligne. Les patentes du bonhomme la Ligne étaient datées de l'an 4 732 201 de son règne.
Samedi 14
Le vent ne quitte point le voisinage du SE, il fraîchit même vers 4 heures du matin, mais il mollit ensuite. Petite pluie vers 7 heures, assez beau temps d'ailleurs, quoique couvert par intervalles. Thermomètre au lever du soleil 23° 1/2, à 2 heures du soir 26° et plus. On a fait ce matin la cérémonie du baptême de la ligne [29] . Cette cérémonie n'est pas la même sur tous les vaisseaux, voici en peu de mots comment elle s'est pratiquée à notre égard. On avait tendu une corde tout le long du gaillard à bâbord, le père la Ligne est descendu du haut du grand mât avec un nombreux cortège, arrivé au gaillard, il a monté sur un cheval de carton, animé par un matelot qui était renfermé au dedans. Sur le signal qu'il a donné, on nous a lié avec un ruban le pouce de la main droite sur la corde tendue. Le père la Ligne est venu à chacun de nous, nous a mis une goutte d'eau sur le front et, nous faisant poser la main gauche sur un quartier de réduction, il nous a fait prêter le serment accoutumé que nous ne permettrions jamais que quelqu'un passât pour la première fois la ligne équinoxiale, sans être soumis à la même cérémonie. On a pu dire ce qu’on a voulu, le bruit du tambour nous empêchait de nous entendre. Un soi-disant officier du bonhomme la Ligne le suivait et recueillait dans un bassin les aumônes volontaires des nouveaux baptisés. M. Marion avait exigé qu’on ne commettrait aucune violence à l’égard des passagers qui n’auraient pas voulu mettre au bassin, je crois cependant que tous y contribuèrent, au prorata de leurs moyens et de leur générosité. Cette cérémonie a souvent lieu sous les tropiques, surtout lorsque le vaisseau ne doit point passer la ligne. Les vaisseaux même y sont soumis, la première fois qu’ils passent le tropique ou la ligne. Les matelots prétendent alors être en droit de couper l’éperon du vaisseau s’il n’est racheté. Il est bien certain que le capitaine est toujours le maître mais en rachetant l’éperon de son vaisseau, il est sûr de n’occasionner aucun murmure. Le baptême des officiers mariniers, des pilotins, des soldats, des matelots, des domestiques et des mousses, suivit le nôtre. L’eau y fût moins épargnée. Quelques-uns de nos jeunes gens, peu satisfaits de la tranquillité avec laquelle la cérémonie avait été célébrée, s’armèrent de seaux, se baptisèrent d’abord réciproquement, et arrosèrent* ensuite abondamment ceux qui eurent le malheur de se trouver à leur portée. Par bonheur il faisait chaud, ces baptêmes tenaient lieu de bains. Cependant le vent mollissait. M. Marion a fait mettre fin à tous les baptêmes, et la tranquillité a été rétablie dans le vaisseau. A midi on a estimé la route depuis hier 17 lieues 2/3 au SSO O° 20’ O. latitude observée 0° 0’ latitude estimée 0° 7’ N longitude 23° 51’ O On voit une très grande quantité de requins. La soirée est très belle. On a pris ce soir de nuit un oiseau aquatique. Après lui avoir mis un collier de parchemin bien cousu, on lui a donné la liberté. On écrit ordinairement en dedans et en dehors de ces colliers ce qui peut venir en pensée. Ces oiseaux, ainsi ornés de colliers, vont quelquefois se faire prendre sur un autre vaisseau ; on découd le collier et on lit ce qui y est écrit. Si quelques Anglais ont lu l’épigraphe anglaise que notre aumônier, Irlandais de naissance, a fait écrire sur le collier de l’oiseau pris aujourd’hui, je crois qu’ils n’auront fait que rire du compliment qu’on leur faisait et l’auteur n’avait pas sans doute d’autre intention. Nous avons commencé ce soir, M. Croiset et moi, à chercher la latitude du vaisseau par la hauteur méridienne des étoiles. Cette pratique serait quelquefois très utile ; je m’étonne qu’elle soit si neuve pour un grand nombre d’officiers de mer, d’autant plus qu’elle est presque aussi facile et aussi sûre que ce qu’ils emploient tous les jours à midi, lorsque la sérénité du ciel le permet. Au coucher du soleil, variation 3° NO.
Dimanche 15
Vents variables du SSE au NO, par l’est et le nord, presque calme ; temps assez beau, souvent couvert et même avec pluie. Thermomètre au lever du soleil, 23° 3/4 ; à 2 heures du soir, 27° 1/2. Au soleil couchant, variation 3° 24’ NO. A midi, route estimée 12 lieues 2/3 au SSO 1° O. latitude estimée 0° 34’ S longitude 24° 06’ O On continue la pêche des requins ; ils sont aujourd’hui si voraces qu’ils se prennent aux hameçons destinés pour d’autres poissons. On les supplicie de toutes les manières imaginables.
Lundi 16
Continuation de calme et de folles ventes jusqu’à une heure après midi ; alors il s’élève par un grain un vent d’ESE lequel tournant au SE fraîchit beaucoup. Il mollit ensuite en variant jusqu’au SO 1/4 S. Temps couvert et pluie par intervalles ; la mer toujours très belle ; le soir il s’élève une lame venant du sud. Au lever du soleil, thermomètre presque 24° ; à midi 3/4, plus grande hauteur : 25° 3/4, à 3 heures 23°. A midi, selon notre estime, nous n’avions fait que 2 lieues en 24 heures au S 4° 45’ O. latitude estimée 0° 40 m S longitude 24° 07 m O Nous avons essayé, M. Gaudrion et moi, de prendre hauteur à midi. Le soleil se montrant entre les nuages, nous avons conclu unanimement de sa hauteur que nous étions au moins de 12 minutes plus avancés vers le sud, mais il montait peut-être encore, et alors l’erreur de notre estime serait plus considérable. On a pris aujourd’hui une belle bonite pesant vingt-deux livres ; cela vaut mieux que tous les requins qui nous poursuivent et contre lesquels on continue la guerre avec vivacité. A la nuit on a pris un oiseau semblable à celui dont il a été parlé avant-hier et on l’a pareillement décoré d’un collier. Cet oiseau se nomme touaran. Il est de la grosseur d’une corneille, son plumage est gris-cendré, tirant un peu sur le noir ; le cou n’est pas si noir, il a le corps très bien configuré, ainsi que la tête, le bec a 15 à 18 lignes de long, les pattes sont garnies de membranes ou de nageoires.
Mardi 17
Le vent se fixe vers le SE. Nous sortons enfin de cette mer des pluies, des calmes, des folles ventes et des orages et nous retrouvons les vents alizés. Ils ne sont pas bien forts avant midi ; après-midi ils fraîchissent. Assez beau temps avec des nuages cependant ; belle mer, quoique moins unie que les jours précédents. Au soleil levant, variation 3° NO, thermomètre 23° 1/2, à 2 heures 1/4, 26° 1/4. A midi, nous avions fait en droiture 17 lieues 3/4 au SSO 20‘ S. latitude observée 2° 00' S latitude estimée 1° 30' S longitude 24° 27' O Notre estime est en défaut de 30 minutes ou de 10 lieues en latitude ; je ne doute pas qu’il y ait encore plus de défaut dans la longitude.
Mercredi 18
Vents de l’ESE au SSE ; beau temps, belle mer, un peu moutonneuse cependant. Thermomètre au lever du soleil, 24 degrés ; à 2 heures du soir 26 et un peu plus. Au soleil levant, variation 2° 0’ ; au soleil couchant, 1° 25’ NO. A midi route estimée 43 lieues 1/4 au SO 2° 20’ O. latitude observée 3° 27' S latitude estimée 3° 28' S longitude 26° 02' O J’avais lu quelque part que lorsqu’un navire fait route, la direction apparente du vent, marquée par les girouettes, s’écarte d’autant plus de la véritable direction dans laquelle il souffle réellement, que le vaisseau va plus vite, et qu’il suit une route perpendiculaire à la direction apparente du vent. On ajoutait même que la différence entre ces deux directions du vent, l’apparente et la vraie, pouvait aller jusqu’à 22° 1/2. La preuve que l’on donne de cette assertion est presque géométrique ; ce qui empêche qu’elle ne le soit entièrement, c’est que l’on suppose entre le vent et le navire une proportion de vitesse qui ne subsiste peut-être pas. Pour que la direction vraie et la direction apparente du vent différassent de 22 degrés 1/2, il faudrait que la vitesse du vent fut à la vitesse du vaisseau, comme cinq, ou un peu moins, est à deux ; or on ne peut douter si un navire est susceptible d’une telle vitesse. Quoiqu’il en soit, j’ai essayé aujourd’hui d’estimer la différence entre la direction apparente et la direction vraie du vent : il soufflait assez fraîchement de l’ESE ; on filait 6 noeuds, c’est-à-dire que nous parcourions 2 lieues marines, ou près de 3 lieues parisiennes [30] par heure. Nous gouvernions au S 1/4 SO 4 degrés O ; ainsi, la direction du vent était presque perpendiculaire à notre route. Il était 7 heures du soir, la lune avait environ 17 degrés 1/2 ou 18 degrés de déclinaison boréale ; elle paraissait avec éclat, mais elle était de temps en temps cachée, au moins en partie, par des nuages forts petits et très noirs. J'ai observé exactement la marche de ces nuages, et je me suis persuadé par la manière dont ils couvraient la lune, dont ils la traversaient, dont enfin ils l’abandonnaient que le vent était réellement ESE, ou tel qu’il était indiqué par nos girouettes. Je n’ai cependant point conclu de cette observation souvent réitérée, que le vent fut en effet tel que les nuages et les girouettes le désignaient. Ce que le mouvement du vaisseau aurait occasionné de déviation dans les [ ], la parallaxe des nuages pouvait l’occasionner également dans la direction apparente de ces nuages. C’était donc par d’autres expériences qu’il fallait décider la question. Lorsque le vent est debouta ou arrière, sa direction apparente et sa direction vraie sont nécessairement la même. Si on veut ensuite le prendre au largue ou au plus prèsb, la direction apparente doit s’écarter de la vraie. Ainsi, si le vent n’a point réellement changé, les girouettes doivent indiquer un changement. Le changement des girouettes doit être bien plus sensible, si après avoir serré le vent d’un côté, on vire de bord pour le serrer de l’autre. M. Marion s’est trouvé souvent dans ces deux cas et il assure n’avoir pas aperçu la moindre variation dans la direction des girouettes. Si cela est, comme il m’est assez difficile d’en douter après une telle autorité, la différence entre la direction vraie et la direction apparente du vent est trop peu sensible pour que l’on donne à ce sujet aux marins des conseils qui pourraient les induire en erreur. Il ne sera pas cependant inutile de soumettre le fait à de nouvelles expériences réfléchies : cette différence de direction dans le vent, insensible lorsque le mouvement du navire est lent ou modéré, peut devenir sensible lorsque la vitesse du mouvement devient extrême. Je me suis encore occupé ce soir, avec M. Gaudrion, à prendre des hauteurs méridiennes d’étoiles pour en conclure la latitude du vaisseau.
Jeudi 19
Vents
du SE à l’ESE, assez bon frais, très beau temps, belle mer. Thermomètre
au lever du soleil, 24° presque ; à 2 heures du soir, 25° 1/2. Variation
le matin 1° 17’ ; le soir 0° 30’ NO. A
midi route 41 lieues 2/3 au SO 1/4 S 4° 30’ S. latitude observée 5° 18’ S latitude estimée 5° 17’ S longitude 27° 02’ O Je persiste à croire que nous avançons plus à l’ouest que nous le croyons.
Vendredi 20
Temps et vent comme hier, excepté quelque pluie durant la nuit et ce matin. Thermomètre au lever du soleil, 24° 1/4 ; à 2 heures du soir, 26° 1/4. Variation au coucher du soleil, 0° 19’ NO. A midi, route depuis hier, 40 lieues 2/3 au SSO 30’ O. latitude observée 7° 12’ S latitude estimée 7° 11’ S longitude
27° 50’ O
Samedi
21
Continuation de temps, de vent, etc. Au lever du soleil, thermomètre, 25° ; à 2 heures du soir, 26° 1/4. Le matin variation 0° 12’ NO ; le soir 0° 26’ NE. A midi, route estimée 43 lieues 2/3 au SSO 3° 45’ S. La hauteur méridienne du soleil a été aujourd’hui de 88° 54’ au sud. C’est la plus grande hauteur que nous ayons observée en allant à Rodrigue. latitude observée 9° 14’ S latitude estimée 9° 16’ S longitude 28° 33’ O
Dimanche 22
Vents du SE 1/4 E à l’est ; beau temps, avec quelques nuages cependant ; mer plus belle encore que les jours précédents. Au lever du soleil, thermomètre, 24° observé par M. Marion. A 2 heures du soir, 25° 1/2. Variation au matin 0° 49’, au soir 1° 8’ NE. A midi j’ai vu pour la première fois le soleil du côté du nord. Route des 24 heures, 42 lieues au SSO 2° 20’ O. latitude observée 11° 11’ S latitude estimée 11° 09’ S longitude 29° 26’ O A midi nous avons cessé de nous éloigner à l’ouest ; ainsi, selon l’estime du vaisseau, nous n’aurions été en longitude que presque vers 35° 1/2. Les observations que j’ai faites depuis, m’ont persuadé que nous avons avancé d’environ 5 degrés de plus vers l’ouest et que nous devions être aujourd’hui à environ 24° à l’ouest du méridien de Paris, ou vers 34° de longitude.
Lundi 23
Vents de l’ESE à l’ENE ; ils ont peu molli. Thermomètre au lever du soleil, 23° 3/4 par M. Marion ; à 2 heures du soir, 27° et plus. Variation au lever du soleil, nulle. A midi, on comptait depuis hier 29 lieues 1/4 au S 5° E. latitude observée 12° 19’ S latitude estimée 12° 36’ S longitude 29° 28’ O
Mardi 24
Vents etc. comme hier. Au lever du soleil, thermomètre, presque 24° ; à 2 heures du soir 25° 1/2. Variation ortive, 0° 28’, occase 1° 8’ NE. A midi, route estimée 31 lieues 1/4 9° 1/2 est. latitude observée 13° 58’ S latitude estimée 13° 52’ S longitude 29° 03’ O Je m’occupe les soirs à considérer et à étudier le ciel austral. M. l’abbé de la Caille m’avait dit que cette partie du ciel, que nous ne voyons pas à Paris, est fort supérieure à celle que nous voyons toujours, soit par rapport au nombre, soit par l’éclat des étoiles qui la tapissent. En effet, outre un nombre considérable de belles étoiles de seconde grandeur, il y en a cinq de la première qui ne se lèvent jamais sur notre horizon : Canopus ou le gouvernail du Navire, Achernar ou la dernière du fleuve Eridan, le pied du Centaure, la jambe du Centaure et le pied de la Croix. De ces cinq étoiles, les trois premières avaient toujours été reconnues pour être de la première grandeur. M. L’abbé de la Caille est le premier qui ait rangé les deux autres dans la même classe et il a eu raison : leur éclat égale au moins celui de plusieurs étoiles que tous les astronomes mettent au nombre des étoiles de premier ordre. Je n’en dirai pas autant de la racine du chêne ou de la claire des rames du navire, à laquelle M. l’abbé de la Caille a jugé à propos de faire le même honneur. Elle ne m’a jamais paru que de la seconde grandeur ; encore ne tient-elle pas le premier rang entre les étoiles de cette classe. J’ai soupçonné qu’elle pouvait être au nombre des étoiles dont la grandeur varie, c’est ce que le temps seul peut nous apprendre. M. de la Nux [31] , conseiller au conseil souverain de l’île de Bourbon et correspondant de l’Académie des Sciences, s’est proposé de suivre les variations de cette étoile, si tant est qu’elle soit réellement du nombre des changeantes. En février 1763, il n’y avait encore aperçu aucun accroissement de grandeur.
Mercredi 25
Vents de l’E à E 1/4 NE. Vers 6 heures du matin, il y a eu un petit grain de pluie ; le vent a varié jusqu’au NO en passant par le nord, presque calme ; mais ce temps, par bonheur, n’a pas duré. D’ailleurs assez beau temps et belle mer, excepté que, durant le calme, il venait du côté du sud une lame qui occasionnait du tangage. Au lever du soleil, thermomètre observé par M. Marion 23° 1/2 ; à 2 heures du soir, 26°. Variation ortive 1° 25’, occase 0° 45’ NE. On a vu ce matin une frégate, je pourrai parler plus au long de cet oiseau en un autre endroit. A midi route 31 lieues, 1/3 au S 10° vers l’est. latitude observée 15° 26’ S latitude estimée 15° 31’ S longitude 28° 46’ O
Jeudi 26
Vents toujours vers l’E 1/4 NE, assez beau temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre, 24° un peu passé ; à 2 heures du soir, 27° Variation ortive nulle ; occase 0° 56’ NE, à midi 39 lieues 1/3 au S 9° E. Latitude observée 17° 22’ S latitude estimée 17° 21’ S longitude 28° 22’ O
Vendredi 27
Vents de l’E 1/4 NE à l’E 1/4 SE. Nuages et même un peu de pluie, beau temps d’ailleurs et belle mer. Au lever du soleil, thermomètre observé par M. Marion 24°, à 2 heures du soir, 27° 1/4. Vers 7 heures du matin, il s’est élevé tout à coup du côté du nord, une espèce de nuage ; je l’ai observé avec une lunette à 3 verres de 16 pouces de long et de 8° de champ il ressemblait à une fumée qui s’élevait de la mer, ou plutôt c’en était véritablement une : dense, opaque et plus étroite au voisinage de l’horizon, elle s’épanouissait et devenait plus rare en s’écartant. J’en distinguais très bien le mouvement : il était semblable à celui de toute autre fumée sortant d’une cheminée ou d’un four à chaux. Il paraissait que cette fumée se jetait des deux côtés, mais plus de celui de l’ouest : de ce côté elle se repliait même quelquefois jusqu’à l’horizon. Le phénomène pouvait avoir deux° de hauteur et un peu plus en largeur. On a vu ce matin des pailles-en-queue, des fous et d’autres oiseaux qui nous indiquent que nous ne sommes pas bien éloignés de quelque terre. A midi route 44 lieues au S 1/4 SE. latitude observée 19° 34’ S latitude estimée 19° 32’ S longitude
27° 52’ O
Samedi
28
Les vents soufflent de l’ESE au NE et mollissent. Vers 2 heures du matin, grain de grosse pluie, beau ensuite et belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 23° par M. Marion, à 2 heures du soir, 26° 1/2. Variation ortive 0° 15’ NO ; occase 1° 27’ NE. On continue de voir des cordonniers ou taillevents, des goilettes, des pailles-en-queue et autres oiseaux. Vers 9 heures 1/2 du matin, étant selon notre estime 27 degrés trois quarts à l’ouest du méridien de l’observatoire, en un même instant j’ai observé la hauteur du bord inférieur du soleil de 52° 0’. M. Croiset a observé la hauteur du bord supérieur de la lune de 55° 43’, et M. Gaudrion a observé la distance des bords orientaux de ces deux astres de 72° 25’. Chaque observateur était content de son observation. Il suit de cette observation que nous étions alors à 34° 34’ à l’ouest de Paris. L’estime du vaisseau est donc fautive de 6° 49’ en défaut ; la plus grande partie de cette erreur peut être rejetée sur les courants qui portent toujours à l’ouest dans l’étendue de la zone torride et même au-delà. A midi route 28 lieues et 1/3 au S 6° 15’ E. latitude observée 20° 53’ S latitude estimée 20° 58’ S longitude 27° 42’ O
Dimanche 1er mars
Vents du NE à l’E 1/4 SE, très faibles, beau temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre, 23° ; à 2 heures du soir, 26°. Au soleil couchant variation 1° 55’ NE. Entre 9 heures 1/4 et 10 heures 1/4 du matin, M. Gaudrion a pris cinq distances des bords orientaux du soleil et de la lune. M. Croiset observait en même temps la hauteur du bord supérieur de la lune. L’heure de ces observations a été connue à ma montre réglée sur plusieurs hauteurs du soleil, prises par M. Gaudrion et par moi. Ces observations se sont assez accordées à nous mettre par 34° et 1/3 à l’ouest de Paris et selon l’estime du vaisseau nous n’étions que par 27° 1/2. La différence est la même qu’hier. Je n’osais faire part de ces résultats à M. Marion qui, dans le commencement de notre traversée, avait paru douter de la possibilité du succès de telles observations et la raison de son doute paraissait spécieuse. M. d'Après [32] , dont M. Marion avait été lieutenant, avait employé cette méthode pour assurer la longitude de son vaisseau, et il s’était quelquefois trompé grossièrement dans le résultat. Pourrais-je me flatter de réussir mieux que M. d’Après ? Non certes, si les degrés de connaissances sont ici seuls à considérer, mais il faut de plus avoir de bonnes tables ou de bonnes éphémérides [33] . M. d'Après se servait probablement d'éphémérides calculées sur les tables de feu M. Cassini [34] . Or, l’erreur de ces tables monte souvent jusqu’à 12, 15, 16 minutes et même plus : une telle erreur en occasionne une de 6, 7, 8 degrés et au-delà dans la détermination de la longitude. Je me servais des tables de M. Mayer [35] dont l’erreur n’a point encore été trouvée excéder deux minutes, erreur qui n’en peut produire une que d’un degré dans le résultat de la longitude. D’ailleurs, en multipliant les observations comme je compte le faire, les erreurs se compensent probablement et en prenant un résultat mitoyen entre les résultats, on peut être assuré ; à peu de chose près de l’erreur de l’estime que l’on a faite de la longitude du vaisseau. Au reste, lorsque j’ai fait part à M. Marion de mon résultat, il a paru n’en être pas surpris ; de telles erreurs dans l’estime de la longitude étant assez fréquentes. D’ailleurs les oiseaux que nous avions vus, indiquaient assez que nous avions passé plus près des côtes du Brésil que nous ne le croyions. A midi nous n’avions fait que 22 lieues 1/2 au sud 1/4 SE 1° E. latitude observée 22° 00’ S latitude estimée 21° 59’ S longitude 27° 27’ O ou selon moi environ 33° 30’ O
Lundi 2
Vents du SE à l’E ; il fraîchissaient un peu ; temps comme hier. Au lever du soleil, thermomètre 24° ; à une heure 1/2 du soir, 25° 1/2. Variation le matin 1° 8’, le soir 3° 0’ NE*. Au lever du soleil, thermomètre 24°, à une heure 1/2 du soir, 25°. A midi nous avions fait 28 lieues et 1/4 au sud, 1° 30’ O. latitude observée 23° 26’ S latitude estimée 23° 25’ S longitude 27° 30’ O Selon moi environ 33° 30’ O Vers 9 heures du matin, M. Gaudrion, aidé de M.M. Croiset et Thuillier, avait fait une observation de la distance des bords orientaux de la lune et du soleil, mais il a fallu se tenir pour cela dans une posture extrêmement gênée. M. Gaudrion doute en conséquence de la bonté de son observation. Cette observation nous mettait par 32 degrés et quelques minutes de longitude. On a réitéré l’observation à midi et demie, mais il a fallu tenir compte du mouvement de la montre jusque vers une heure 1/4, la variation de la hauteur du soleil ayant été jusque là trop peu sensible pour qu’on put en conclure l’heure avec quelque certitude. Cette seconde observation nous mettait pas 33° 21’ de longitude à l’ouest de Paris.
Mardi 3
Vent E et 1/4 NE faiblissant ; le reste comme hier. Au lever du soleil thermomètre 23° 1/3 ; à une heure 1/2 du soir, 26° 1/3. Variation tant au matin qu’au soir, 2° 45’ NE. Vers 9 heures 20 minutes du matin M. Gaudrion a pris la distance des bords orientaux du soleil et de la lune de 39° 12’. M. Croiset a trouvé la hauteur du bord inférieur du soleil de 46° 17’. J’ai estimé celle du bord inférieur de la lune 84° 22’. Cette observation calculée nous met par 34° 25’ de longitude à l’ouest de Paris. On a vu aujourd’hui un alcyon. A midi route des 24 heures, 31 lieues 1/2 au S. Latitude observée et estimée 25° 00’ S longitude estimée 27° 30’ O selon moi environ 33° 30’ O
Mercredi 4
Vents de l’ENE au N 1/4 NE, mollissant toujours. Il paraît que nous quittons les vents alizés. On a commencé hier à substituer des voiles neuves à celles qui nous avaient fait traverser la zone torride : on s'attend à des vents plus violents que ceux que nous avons éprouvés jusqu’à présent. Au lever du soleil thermomètre observé par M. Marion 24 presque ; à une heure et demie du soir 27° A midi route 24 lieues au SSE 1° 45’ S. latitude observée 26° 13’ S latitude estimée 26° 07’ S longitude 27° 02’ O selon moi environ 33° 02’ O On a vu ce matin plusieurs baleines et un cordonnier ou taillevent. Vers une heure 1/2 du soir il est venu un petit grain de pluie qui a fait fraîchir, mais cette fraîcheur n’a pas duré longtemps. A 3 heures il est survenu un grain encore plus fort. L’eau que nous buvons aujourd’hui est très mauvaise, elle est comme absolument corrompue, elle est telle, dit-on, dans toutes les barriques. Elle se rétablit entièrement dans les jarres, or on a laissé vider toutes les jarres de l’équipage, sans remplir, comme on fait d’ordinaire, celles qui étaient vides, pour donner à l’eau le temps de se bonifier, durant qu’on vidait les jarres qui restaient pleines. On nous promet de meilleure eau dans 4 ou 5 jours.
Jeudi 5
Vents du N au NE, le soir presque calme, beau temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 23° 3/4 par M. Marion ; à 2 heures, 26°. Variation ortive 1° 30’ NE. A midi 44 lieues 1/2 au SE 5° S. latitude observée 27° 12’ S latitude estimée 27° 09’ S longitude estimée 26° 09’ O On a pris à la fouine une petite dorade. Le soir, éclairs, surtout sur le SO.
Vendredi 6
Vents du SSE au SO par l’E et le N, très faibles et quelquefois calmes. A 4 heures du matin orage ; ensuite beau temps, belle mer. Avant le lever du soleil les nuages étaient singulièrement nuancés de couleurs très vives et très agréablement diversifiées ; ils formaient un spectacle tout à fait nouveau pour moi. J’ai remarqué plusieurs fois durant le cours de mon voyage cette variété de couleurs dans les nuages, mais avec des nuances moins vives qu’aujourd’hui. Au lever du soleil, thermomètre 22° et un peu plus ; à 2 heures du soir, 26° 1/2. Variation ortive 1° 10’ NE. On continue à faire les préparatifs nécessaires pour voyager dans les mers orageuses. A midi notre route des 24 heures n’a été estimée que de 8 lieues et 1/3 au SSE 40’ S. latitude observée et estimée 27° 35’ S longitude estimée 25° 59’ O La mer aujourd’hui paraissait au moins aussi unie que nos étangs et nos rivières peuvent l’être. A peine y apercevait-on quelques ondulations. On distinguait sur sa surface des espaces plus unis, ou pour parler plus correctement, plus polis que le reste. Je ne puis mieux les comparer qu’à des chemins un peu tortueux qui traverseraient une grande plaine. Ces espèces de chemins s’étendaient hors de la portée de la vue ; ils étaient disposés comme au hasard, sans aucune symétrie, mais toujours en largeur assez sensiblement égale. M. Marion, que j’ai consulté à ce sujet, m’a dit qu’il avait remarqué plusieurs fois ce phénomène, mais il n’y conçoit aucune liaison avec la constitution de l’air, passée, présente ou future. Lorsque j’ai remarqué ce phénomène, nous avancions lentement, mais au moins nous avançions, le vent se faisait sentir. Durant la nuit il s’est élevé une grosse lame du côté de l’ouest, ce qui occasionne un tangage assez fort. Cependant nous sommes presque en calme. Il vient une autre petite lame du nord-est qui barre la première, le vaisseau est ballotté par l’action de ces deux lames.
Samedi 7
Vents très faibles du NE au NO : beau temps, vers 11 heures du soir, pluie. Toujours un peu de roulis. Au lever du soleil, thermomètre, 21° 5/6 par M. Marion ; à 2 heures du soir, 24° 3/4. A midi, 7 lieues 3/4 au SE 1/4 S 4° S. latitude observée et estimée 27° 55’ S longitude estimée 25° 46’ O
Dimanche 8
Vents faibles du NO à l’ESE passant par l’ouest et le sud, beau temps le matin, bruine après-midi, mer un peu houleuse. On continue les préparatifs contre les roulis futurs. Au lever du soleil, thermomètre 22° par M. Marion. Variation ortive 1° 14’ NE. latitude observée 28° 33’ S latitude estimée 28° 35’ S longitude estimée 25° 01’ O ou selon moi 31° 00’ O * On a pris une belle bonite.
Lundi 9
Vents du SE à l’E 1/4 SE assez bon frais, temps couvert, mer très houleuse, en conséquence le tangage est fort et beaucoup de passagers ont payé de nouveau le tribut. M. d’Eucarpie ne se porte pas bien. Ce qui contribue encore beaucoup à notre malaise, c’est que l’on est obligé de prendre le vent au plus près, pour ne pas nous éloigner trop de notre route. Au lever du soleil, thermomètre observé par M. Marion 21°, à 2 heures du soir ou peu avant, 19 ° 3/4. Presque tous ont jugé que les habillements à la légère commençaient à devenir hors saison : les justaucorps, les surtouts, etc. reparaissaient aujourd’hui, et ce n’est pas sans raison. A midi, nous avions fait 33 lieues par différentes routes lesquelles se sont réduites à 21 lieues 1/2 en droiture vers le SSO 15’ S. latitude observée 29° 30’ S latitude estimée 29° 33’ S longitude estimée 25° 29’ O On a encore dîné en plein air, mais ceux qui étaient à l’ouest ou du côté opposé au vent ont dîné fort mal à leur aise : comme le vaisseau penchait de ce côté, ils couraient risque d’être jetés à la renverse pas le roulis qui ne diminuait pas. La plupart en conséquence ont mangé debout : le dîner a été fort court. On a diminué le nombre des voiles à cause du mauvais temps. Les phosphores aquatiques dont j’ai parlé ci-devant commencent à reparaître.
Mardi 10
Vents de l’E 1/4 SE à l’ENE assez frais, temps couvert, mer toujours agitée et moutonnante, tangage très fort. Au lever du soleil, thermomètre 19° 1/2 par M. Marion, à 2 heures du soir même hauteur. A midi 35 lieues et 1/3 en droiture au SSO 5° 15’ S. latitude estimée 31° 11’ S longitude estimée 26° 05’ O Nous avons dîné à couvert et, fort au large, le roulis, ou plutôt le tangage, fait impression sur beaucoup d’estomacs.
Mercredi 11
Vents de l’E au NE 1/4 N, ils mollissent un peu. Le temps, couvert d’abord, s’éclaircit ensuite, très belle soirée. Le tangage diminue, la joie renaît ; belle mer le soir. Au lever du soleil, thermomètre 18 1/2 par M. Marion, à 2 heures du soir un peu plus de 19°. Nous avons vu une envergure. C’est un oiseau assez semblable à celui que l’on appelle mouton du Cap ; les principales différences sont que le mouton a le corps plus gros, les ailes moins étendues et le vol plus pesant, il bat plus de l’aile. Il y a deux espèces de mouton, les uns sont blancs, les autres gris ; c’est un oiseau fort gros, c’est tout ce que je peux dire. Au jour on a augmenté le nombre des voiles. A midi [route] 35 lieues au sud 8° E. Latitude observée 33° 11’ S latitude estimée 32° 55’ S longitude estimée 25° 48’ O selon moi environ 31° 45’ O
Ce soir, vers 5 heures 1/2, M.M. Gaudrion et Croiset ont fait trois observations de la distance des bords occidentaux du soleil et de la lune, et en même temps de la hauteur d’un des bords du soleil, et M. Trévant a observé la hauteur du bord inférieur de la lune. Le résultat de ces observations est que nous étions alors à 30° 28’ à l’ouest du méridien de Paris. Cette observation est marquée sur mon journal comme douteuse. Au coucher du soleil, variation 3° NE.
Jeudi 12
Vents du NNE au NNO très faibles jusqu’à midi ; ils fraîchissent ensuite un peu ; très beau temps et très belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 17° 3/4 par M. Marion. Vers 2 heures du soir 20° et un peu au-delà. Variation ortive 3° 48’ NE. On a vu ce matin plusieurs envergures et un mouton du Cap : nous ne sommes pas cependant très fort voisins du cap de Bonne Espérance. Ces oiseaux seraient-ils habitants de l’île de Saxembourg [36] laquelle, selon les cartes, doit être éloignée de quelques cent lieues vers le nord-est ? S’ils viennent du Cap, il faut qu’ils aient fait 700 à 800 lieues au moins pour nous rendre visite. A midi route 16 lieues 1/3 au SE 4° 1/2 E. Latitude observée 33° 49’ S latitude estimée 33° 42’ S longitude observée 25° 03’ O Selon moi environ 31° 00’ O Vers une heure, M.M. Marion, Croiset et Gaudrion, prenant en même temps la hauteur du soleil, celle de la lune et la distance des bords occidentaux, et vu la trop grande proximité de midi, M. Gaudrion reprenant une bonne demie heure après la hauteur du soleil pour constater avec plus de certitude l’heure de l’observation précédente, j’ai trouvé que nous étions par la longitude occidentale de 30° 41’ et demie à l’égard du méridien de Paris. C’est ici la dernière observation par laquelle j’ai essayé en allant aux Indes de déterminer la longitude du vaisseau, en suivant la méthode des distances de la lune au soleil. Les circonstances qui ont suivi notre rencontre du vaisseau le Lys m’ont dégoûté de ces observations. Je crois pouvoir conclure de celles que j’ai faites jusqu’ici, que notre vaisseau avait été porté par les courants et par l’erreur de l’estime, six degrés environs plus à l’ouest que nous ne l’avions estimé. Je ne crois pas qu’on doive s’attendre à trouver ces six degrés d’erreur lorsque nous doublerons le cap de Bonne Espérance. J’ai déjà fait remarquer que notre estime du chemin que nous parcourons chaque jour pêche beaucoup plus souvent par défaut que par excès. On en a vu encore des exemples hier et aujourd’hui. Comme notre route va maintenant être vers l’est, on ne pourra point corriger journellement cette erreur, si elle continue à avoir lieu. Ce ne sera qu’au Cap que nous pourrons nous apercevoir du chemin que nous aurons fait au-delà de notre estime. Notre route véritable excèdera d’autant plus la route estimée, que l’erreur de six degrés, que je crois devoir reconnaître dans notre estime actuelle de la longitude, sera réduite à une moindre quantité. Outre la cause que je viens d’indiquer, j’en soupçonnerais encore une qui pourrait dorénavant nous emporter vers l’est plus que nous ne pourrions l’estimer. Le courant violent de l’ouest à l’est qui se fait sentir au sud du Cap Horn ou de l’Amérique [37] , ne pourrait-il pas étendre sa sphère d’activité jusqu’à nous ? Qui connaît les bornes de cette sphère ? Je ne doute pas qu’elle ne s’étende au loin, avec d’autant moins de force cependant, que d’un côté elle s’écarte plus du lieu que l’on peut regarder comme son centre et que, de l’autre, on est plus éloigné de la direction de son débarquement.
Vendredi 13
Vents du N au SO par l’O, assez bon frais, mais inégal ; petite pluie presque continuelle, assez belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 19° 1/2 par M. Marion, à 2 heures du soir 19°. Variation ortive 1° 20’ NE. A midi 37 lieues et 1/3 à l’E 1/4 SE. latitude estimée 34° 11’ S longitude estimée 22° 51’ O
Samedi 14
Vents variables du SSO à l’O 1/4 NO, frais passable et inégal ; temps couvert par intervalles ; mer assez belle, cependant un peu agitée. Au lever du soleil, M. Marion a observé le thermomètre 16° 1/2 ; à 2 heures du soir, 18° 1/2. Un rhumatisme me court tout autour de la poitrine. A midi, 41 lieues à l’E, 10 degrés 1/2 S. latitude observée 34° 42’ S latitude estimée 34° 34’ S longitude estimée 20° 25’ O variation occase 1° 20’ NE
Dimanche 15
J’ai peu dormi, beaucoup sué, ce qui a presque enlevé mon rhumatisme. Vents de l’O au SO, frais inégal. A 4 heures après midi, bon frais ; temps couvert et petite pluie par intervalles ; belle mer, avec des roulis cependant. Thermomètre au lever du soleil par M. Marion et à 2 heures du soir, 19°. On a vu ce matin une poule mauve. A midi route estimée 37 lieues à l’E 1/4 SE 1° S. Latitude observée 35° 20’ S Latitude estimée 35° 06’ S Longitude estimée 18° 13’ O On a aujourd’hui agité une question : il s’agissait de décider si le séjour de la bastille serait préférable ou non à celui de notre vaisseau. Nous nous trouvions pour la plupart beaucoup plus libres dans un navire, que nous n’aurions cru l’être entre quatre murailles. M. le comte de Chemillé n’imagine point au contraire de captivité plus grande que celle à laquelle il se trouve actuellement soumis. A la Bastille, il aurait au moins la liberté du choix entre les différents états ou manières d’être qui lui seraient permises dans un pareil séjour : il dormirait, il lirait, il réfléchirait, il mangerait, il chanterait sans contrainte, autant qu’il le jugerait à propos, et sur le choix il ne dépendrait que de lui-même. Ici, il ne saurait disposer des heures ; il en est qui doivent être générales pour tout l’équipage. La retraite n’est pas praticable. Si le tangage ou le roulis n’ont pas permis de fermer l’oeil durant la nuit, les roquesa permettent encore moins de se dédommager durant le jour. Des réflexions suivies sont-elles compatibles avec les voix clapissantes des uns, avec la flûte et le violon des autres, en un mot, avec le brouhaha perpétuel qui retentit sans cesse à nos oreilles ? La lecture, bornée à très peu de livres, est d’ailleurs trop interrompue par les mêmes causes. La promenade n’est pas plus possible que dans une vraie prison. La compagnie, quoique supposée bonne en elle-même, peut n’être pas de notre goût ; or, tout mûrement considéré, il vaut mieux être seul que d’être forcé à fréquenter longtemps une compagnie qui déplaît. Enfin, la santé altérée par des mouvements continuels en tout sens, auxquels la machine n’est pas accoutumée, ne permet pas même à l’âme de jouir du peu de bien qu’elle pourrait ou rencontrer, ou se procurer dans un navire. Telle est l’idée, juste sur bien des articles, que M. le comte de Chemillé se forme de notre état actuel. Je n’admettrai cependant pas la conséquence que M. le comte en tire par rapport au degré de préférence qu’il accorde au séjour de la Bastille sur celui de notre navire. J’admets encore moins la conséquence suivante : M. le comte combinant son malaise présent avec celui qui lui serait occasionné par deux coups de garcettes bien appliqués de la main de chacun des 60 soldats qui forment la compagnie que nous avons à bord. Il endurerait avec plaisir ce tourment passager de 120 coups de garcette, si cette opération pouvait le transporter à l’heure même à Pondichéry ; et, lorsqu’il aura terminé ses affaires dans l’Inde, il serait très content si la réitération d’une pareille cérémonie pouvait le ramener subitement en France. La proposition a effrayé plusieurs esprits. Tout aussi bien examiné, elle n’est cependant pas si déraisonnable ; le tout est relatif au degré de malaise que chacun de nous peut éprouver dans ce voyage. Car pour l’honneur, il est clair qu’il serait absolument à couvert ; l’exécution de laquelle dépendrait le transport subit, soit dans l’Inde, soit en France, ne serait qu’un remède, ou un moyen et la punition seule peut déshonorer.
Lundi 16
Vents du SO, au S 1/4 SE, bon frais, quelques rafales de vents qui obligent à veiller sur les voiles. Dans une de ces rafales notre bout-de-dehors de beaupré a cassé au ras du cercle. Assez beau temps, mer houleuse et roulis assez forts depuis midi. Au lever du soleil, thermomètre 15° 1/4 par M. Marion et à 2 heures du soir, 15°. A midi route estimée 54 lieues 2/3 à l’E 4° 30’ N. latitude observée 34° 41’ S latitude estimée 34° 58’ S longitude estimée 14° 53’ O
Variation occase
1° 15’ NO
Mardi 17
Vents variables du SE à l’ONO par le N et l’O, presque calme, mer très houleuse ; assez beau temps. Au lever du soleil, thermomètre observé par M. Marion 13° 1/2, à 2 heures du soir 15° 1/2. Nous avons vu aujourd’hui beaucoup d’oiseaux : des envergures, des moutons du Cap, des goilettes, etc. A midi route 31 lieues 2/3 à l’E 40’ S. Latitude observée 34° 43’ S latitude estimée 34° 42’ S longitude estimée 12° 57’ O
Mercredi 18
Les vents du NO à l'O., ils fraîchissent surtout après midi. Temps couvert par intervalles ; la mer s'apaise un peu. Au lever du soleil, thermomètre 15° 1/2 par M. Marion, à 2 heures du soir 18° ; à 2 heures 1/2, presque 19°. A midi, route 25 lieues 2/3 à l'ESE 3° E. latitude observée 35° 08' S latitude estimée 35° 09' S longitude observée 11° 28' O Variation au coucher du soleil 2° 15' NO On a mis aujourd'hui un bout-de-dehors de beaupré neuf en place de celui qui s'était cassé avant-hier.
Jeudi 19
Les vents du NO à l'O 1/4 NO mollissent un peu vers midi, ils fraîchissent ensuite de nouveau ; beau temps avec bien des nuages cependant ; mer un peu roulante. A la messe célébrée par M. d'Eucarpie, on a été obligé, pour la première fois, d'affermir dans leur situation les chandeliers et la croix, et de tenir perpétuellement le calice. Au lever du soleil, thermomètre 17° par M. Marion, à 2 heures du soir, 19°. A midi, route estimée 45 lieues 3/4 à l'ESE 5° 20' E. latitude observée 35° 39' S latitude estimée 35° 48' S longitude observée 8° 47' O
Vendredi 20
Vents comme hier ; ils mollissent à midi. Assez beau temps, non sans nuages ; mer belle, mais avec une grosse lame qui vient de l'OSO. Au lever du soleil thermomètre 16° 3/4 par M. Marion, à 2 heures 20°. Nous entrons aujourd'hui en automne par le passage du soleil au nord de l'équateur. A midi route estimée [ ] lieues et 1/3 à l'E 6° 15' S. latitude estimée 35° 53' S longitude estimée 6° 04' O Le dîner a été aujourd'hui servi en maigre, c'est-à-dire en légumes séchés et en morue réservée pour ce repas. On a pareillement suspendu tous les jeux. Mais pour remédier sans doute à l'ennui que l'inaction aurait occasionné, on a imaginé de nous divertir par une lutte de mousses. Ils y ont consenti et s'y sont livrés avec l'ardeur la plus martiale, mais seulement après la promesse formellement exigée, et solennellement faite, que les vaincus n'auraient pas le fouet.
Samedi 21
Vents du NO au N 1/4 NE ; petit frais, assez beau temps le matin, très beau le soir. La mer est moins roulante. Nous avons vu hier et nous voyons encore aujourd'hui passer près du navire de gros amas de goimon, ou algue marine à grandes feuilles. On dit que nous en verrons beaucoup d'ici au Cap. Au lever du soleil, thermomètre 16° 1/2, à 2 heures du soir 18° 1/2, à 3 heures 18° 3/4. A midi route des 24 heures, 28 lieues 2/3 à l'E 6° S. latitude observée 6° 13' S latitude estimée 36° 02' S longitude observée 4° 22' O
variation occase
6° 35' NO Le soir j'observais les astres selon ma coutume, je cherchais des comètes sans en trouver ; mes yeux à la fin se sont fixés sur la planète de Vénus. M. le comte de Chemillé m'a surpris dans cette attitude, elle a échauffé sa verve poétique. Il en est sorti cette épitaphe :
Ci
gît, qui chérit tant Vénus, Qu'à
Rodrigue il fut la surprendre : De
l'Astrologue in partibus, Cher
passant, respecte la cendre.
Cette épitaphe nous a fait rire. En mon particulier, je ne l'ai point regardée comme une prophétie irréfragable d'un malheur qui m'attendait à Rodrigue.
Dimanche 22
Vents du NNO à NNE ; ils fraîchissent beaucoup surtout après midi ; beau temps, belle mer, mais avec quelques roulis qui ont encore fait payer le tribut à M. le comte de Chemillé. Au soleil levant, thermomètre 16° par M. Marion, à 1 heure 1/2 du soir, 17° 3/4, à 2 heures, 17° 1/2. On continue de voir du goimon. On voit aussi des poules mauves. M. Cormao en a tiré une ce matin, elle a pensé tomber dans le vaisseau, elle est tombée dans la mer ; aussitôt sa compagne s'est abattue près d'elle comme pour la secourir ou pour recevoir ses derniers soupirs. Nous nous sommes bientôt écartés de ce couple désolé et n'avons pu voir leurs tendres adieux. Variation
ortive 7° 25', occase 8° 0' NO. A midi, route 37 lieues 2/3 à l'E 30' N. latitude observée 36° 12' S latitude estimé 36° 12' S longitude estimée 1° 58' O
Lundi 23
Les vents du NNO au N 1/4 NE sont moins frais après midi qu'avant ; beau temps, quelquefois couvert ; belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 17° par M. Marion, à 2 heures du soir, 18° 1/2. Variation ortive 10° 30'. Je crois que c'est trop. On voit toujours des poules mauves. A midi route 62 lieues 1/3 E 3° 15' N. latitude observée 36° 00' S latitude estimée 36° 02' S longitude observée 1° 54' O Selon cette estime, nous aurions traversé vers minuit le méridien de Paris. Mais au 12 de ce mois, nous étions encore d’environ 6 degrés plus à l’ouest que ne le portait notre estime. Cette différence a dû diminuer depuis pour les raisons que j’ai déduites sur le 12 mars, mais je ne crois pas que la diminution puisse excéder un degré. Ainsi aujourd’hui à midi, je compte que nous sommes encore de 3 degrés environ à l’occident du méridien de Paris.
Mardi 24
Vents
du NNO à l’ONO, frais assez bon ; beau temps, belle mer. Au lever du
soleil, thermomètre 17° par M. Marion,
à 2 heures du soir 19°. Variation
ortive 10° 30’, occase 12° 20’ NO. A midi 45 lieues à l’E, 6° 45’ N. latitude observée 35° 44’ S latitude estimée 35° 45’ S longitude estimée 4° 41’ E
Mercredi 25
Vent, temps et mer comme hier. Au lever du soleil, thermomètre 17°, à 2 heures du soir 18° 1/2. Nous continuons de voir des envergures et des moutons du Cap. Variation ortive 14° NO. J’ai été présent à l’observation de cette variation et cela m’était déjà arrivé assez souvent. J’ai remarqué que M. des Moulières, notre premier pilote, commence à observer la variation ortive depuis le premier instant où le soleil commence à pointer au-dessus de l’horizon, et qu’il ne discontinue pas jusqu’à ce que cet astre soit entièrement sorti. Il prend un milieu entre toutes les différences que le balancement du vaisseau, ainsi que le déplacement du soleil peuvent occasionner, ce qui doit donner à peu près la variation au lever du centre du soleil. L’opération est proportionnellement la même pour la variation occase. Mais la variation ainsi trouvée n’est point dégagée de l’effet de la réfraction, ce qui doit occasionner une erreur de 30 à 40 minutes sous une latitude de 42 degrés ; l’erreur est d’autant moindre que l’on est plus près de l’équateur. Sous les latitudes septentrionales, la variation occase doit paraître plus occidentale et l’ortive plus orientale qu’elles ne le sont réellement. C’est le contraire sous les latitudes méridionales. M. Marion a pour principe de prendre la variation lorsque le bord inférieur du soleil touche l’horizon. Cette méthode au moins corrigerait la moitié de l’erreur. On pourrait attendre que le soleil fut entièrement élevé au dessus de l’horizon de la moitié de son diamètre ou environ, ou bien on pourrait l’observer depuis qu’il est entièrement sorti de l’horizon, jusqu’à ce qu’il fut élevé au-dessus au moins de l’étendue de son diamètre, et prendre le milieu entre les différentes déterminations que l’on observerait. Quelques marins m’ont dit avoir remarqué que la variation ortive, soit NE, soit NO, sous quelque latitude que ce fût, était toujours plus forte que la variation occase. Cela ne doit pas être. Si l’on a cru quelquefois l’observer ainsi, et l’on trouve en effet des exemples dans ce journal, il faut l’attribuer, ou au défaut du compas, ou de la boussole qui est mal centrée ou mal divisée, ou au fer trop voisin de l’aiguille aimantée, ou à quelque mauvaise méthode de l’observateur , ou enfin à quelque autre cause accidentelle et absolument étrangère à la direction naturelle de l’aiguille. Il m’a paru que sur le d'Argenson on apportait assez d’attention à l’observation de la variation, si ce n’est qu’on n’évite pas avec assez de précaution le voisinage du fer et que, comme je l’ai dit, on ne tient aucun compte de la réfraction du soleil. Au reste, il est souvent très facile de remédier à ce second défaut si l’on a observé consécutivement deux variations, l’une au lever, l’autre au coucher du soleil et que, durant l’intervalle de temps écoulé, la route du navire ait été à peu près uniforme. Sans dégager ces variations de l’effet de la réfraction, il suffit de prendre la moitié de leur somme pour avoir exactement la variation à l’heure de midi ou de minuit, renfermée entre ces deux observations. Ceci suppose que sous les latitudes septentrionales, tout d’ailleurs égal, on n’aura pas trouvé la variation nord-ouest ortive plus grande que l’occase ; car l’unique parti qu’il y a à prendre dans ce cas, est de reconnaître que l’on s’est trompé dans une des deux observations, et peut-être même dans toutes les deux. A midi route estimée 43 lieues 1/3 à l’E 5° S. latitude observée 35° 52’ S latitude estimée 35° 54’ S longitude estimée 7° 22’ E
Jeudi 26
Vents de l’ONO à l’OSO, frais inégal ; bruine durant toute la nuit au jour assez beau temps, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre 17°, à 2 heures du soir, 16°. On voit encore quelques moutons du Cap et beaucoup de poules mauves. M. de Marnière en a tué une, elle est tombée dans la mer. A midi, route estimée, 36 lieues à l’E 7° S. latitude observée 36° 09’ S latitude estimée 36° 05’ S longitude estimée 9° 35’ E
variation occase
15° 20’ NO
Vendredi 27
Vents
de l’O au S 1/4 SO, assez faibles d’abord, ils fraîchissent ensuite,
de manière que vers 10 heures du matin on a filé dix noeuds et dix et
demi. Cette grande fraîcheur a commencé par un petit grain de pluie.
Le ciel a été assez beau le reste du jour. La mer est fort moutonneuse,
belle d’ailleurs et sans roulis. Au lever du soleil, thermomètre 15°
1/2, à 2 heures du soir 14 ° 3/4. Variation
ortive 16° 0’, occase 16° 30’ NO. Les vagues ont laissé sur le tillac un petit caillou blanc et transparent ; je l’ai conservé quelque temps, mais je l’ai perdu depuis ainsi que bien d’autres choses plus précieuses. A 9 heures 19 minutes 13 secondes, temps vrai, M. Gaudrion observant la hauteur du bord inférieur du soleil de 35° 54’, établit l’heure susdite. M. Croiset a trouvé la hauteur du bord supérieur de la lune de 34° 16’ à l’ouest, d’où je conclus notre longitude de 6° 44’ 15° S, à l’est du méridien de Paris. Selon l’estime du vaisseau la longitude est de 11° 40’. L’erreur de 6 degrés vers le 12 mars est donc maintenant au-dessous de 5 degrés et peut-être au-dessous de 4 et demi. A midi 43 lieues 1/4 à l’E 1° 35’ N. latitude observée 36° 00’ S latitude estimée 36° 05’ S longitude estimée 12° 15’ E Selon moi environ 07° 15’ E Après midi, la mer devient grosse, le vent souffle par rafales, on est obligé de diminuer les voiles et de les veiller.
Samedi 28
Vents variables du S au SE, ils ont molli. A midi ils reprennent force, mais comme ils sont presque contraire, on suit diverses routes et l’on présente peu de voiles au vent pour ne pas faire beaucoup de chemin ; temps assez beau, couvert par intervalles, mer houleuse. Au lever du soleil, thermomètre 14° observé par M. Marion, à 2 heures du soir 16 degrés 3/4. J’ai fort mal passé la nuit. Un rhumatisme sur les deux épaules et sur presque tous les muscles de la poitrine m’a fait beaucoup souffrir. A midi, route 45 lieues 2/5 en droiture à l’E, 6° 45’ N. latitude observée 35° 47’ S latitude estimée 35° 43’ S longitude estimée 15° 30’ E
variation occase
17° 30’ NO. A 6 heures du soir nous commençons à gouverner vers le SO c’est-à-dire que nous sommes en bonne route pour doubler non pas le Cap de Bonne Espérance, mais le Cap Horn, à l’extrémité méridionale de l’Amérique*.
Dimanche 29
Vents du SSE à l’E 1/4 SE : nous continuons notre route vers le Cap Horn jusqu’à 6 heures du soir que nous prenions la bordée de l’ENE. Le vent est assez frais, son seul défaut est de venir du côté où nous voudrions aller ; le temps est assez beau, la mer houleuse ; il y a beaucoup de tangage. Au lever du soleil, thermomètre 16° 1/2, par M. Marion, à 2 heures du soir, 18°. J’ai passé la nuit moins mal que je ne le craignais. J’ai sué peu, mais longtemps, le rhumatisme est plus tolérable, au moins j’ai beaucoup plus de faciliter à respirer. Par le conseil de M. Marion, j’ai pris dans du vin blanc une petite cuillerée de drogue amère de Pondichéry. Je ne crois pas avoir avaler de mes jours une boisson si détestable au goût : toutes nos médecines, le kina-kina, le vin d'absinthe, etc. sont des douceurs en comparaison. M. l’abbé Murphi, notre aumônier, clistérisé, saigné, purgé depuis peu de jours pour un mal de gorge, me tenait compagnie. Les grimaces que nous avons fait l’un et l’autre ont fait perdre à M. d’Eucarpie la gravité épiscopale : il a beaucoup ri à nos dépens. M. Marion attribue les effets les plus surprenants à cette drogue, du secret de laquelle les Jésuites de Pondichéry sont, dit-il, les seuls possesseurs. On a cependant prétendu m’en donner la recette à Bourbon. Je la transcrirai ci-dessous. Je lui pardonne son déboire affreux, si ses effets sont aussi salutaires que M. Marion a entrepris de nous le persuader. A midi nous avons fait 32 lieues en différentes courses, mais en droiture ces 32 lieues se réduisaient à 12 lieues au S 1/4 SO 3° O. latitude observée 36° 46’ S latitude estimée 36° 22’ S longitude estimée 14° 52’ E Selon moi environ 10° 00’ E Variation occase comme hier. Je ne sais à quoi attribuer l’état où je me suis trouvé vers 7 heures : une forte sueur, une espèce de défaillance, telle que j’en éprouve quelquefois dans les grandes chaleurs, des tranchées, un petit étourdissement de tête, tels étaient les symptômes. Le dernier pouvait être occasionné par le tangage, les autres dépendaient d’une cause différente. L’état où je me trouve, je veux dire celui de navigateur en longue course, est sans doute la cause du total. Nonobstant ce malaise, si je n’éprouve pis, je crois m’être mieux porté sur mer que je ne l’aurais fait en même saison sur terre. Je me suis couché peu après cette espèce de crise qui n’a pas duré : je n’ai pas dormi [avant] minuit.
Lundi 30
A
minuit j’ai entendu un grand mouvement sur le gaillard ; j’ai supposé
que le vent changeait et j’ai supposé vrai : il tournait à l’est et
l’on mettait le cap vers le S 1/4 SE du compas. Ce vent d’est, très
faible, a duré jusqu’à midi ; alors il a commencé à varier jusqu’à l’ouest
en passant par le nord et à 5 heures du soir il était bon frais. A 2
heures du soir on a gouverné à l’est du compas. Temps presque toujours
couvert, mer houleuse, un peu grosse le soir. Au lever du soleil, thermomètre
18° 1/2, à 2 heures du soir 19 1/2 observé par M. Marion.
Variation ortive
18° NO.
J’ai peu dormi parce que quelques-uns de nos jeunes officiers n’étaient pas en humeur de dormir. Lorsqu’ils veillent, il nous est défendu de fermer l’oeil. Je me porte cependant assez bien, le rhumatisme est dissipé, l’appétit revenu. J’ai pris une seconde dose de drogue amère de Pondichéry, M. Marion prétendant qu’il faut en prendre durant trois jours consécutifs. Aujourd’hui cette drogue m’a relâcher ; M. Marion en a conclu que j’avais besoin d’être relâché, car cette drogue, selon lui, est laxative et astringente selon les différents besoins de celui qui a recours à son efficacité. La drogue amère de Pondichéry est, dit-on, connue à Paris, mais je ne sais si nos docteurs de la très salubre faculté lui connaissaient cette propriété singulière de produire des effets absolument opposés, mais toujours analogues aux besoins du malade. Il faut convenir que la panacée universelle ne peut être plus efficace. A midi 26 lieues 2/3 en différentes routes, 13 lieues 1/2 seulement en droiture au S 1/4 SE 45’ E. latitude observée et estimée 35° 26’ S longitude estimée 15° 02’ E Pluie le soir.
Mardi 31
Vents O et O 1/4 SO, bon frais, vent par rafales, temps couvert, mer très belle, à voir s’entend. Les vagues se battent on ne peut mieux, j’ai de la peine à discontinuer de les admirer : mirabiles elationes maxis ! Nous danserions le bon branle si nous étions obligés de serrer le vent ; mais par bonheur il vient presque de l’arrière et aucune lame contraire ne s’oppose à notre mouvement. Aussi, ceux que les derniers tangages et roulis avaient un peu maléficiés, se portent beaucoup mieux aujourd’hui. Thermomètre au lever du soleil 13° 1/2 par M. Marion ; peu avant 2 heures du soir 14°. En 11 mois que j’ai passés au-delà de l’équateur, je n’ai point vu la liqueur du thermomètre plus basse qu’aujourd’hui. On voit toujours des oiseaux. A midi route estimée 51 lieues 1/2 vers l’ENE 4 degrés E. latitude observée 36° 50’ S latitude estimée 36° 38’ S longitude estimée 18° 06’ E
Variation occase
18° 15’ NO A 5 heures 1/2 du soir, on a sondé sans trop trouver fond à cent cinquante brasses ; on ne voit d’ailleurs aucun signe de l’approche du Cap, si ce n’est que la mer est toujours grosse et forme les plus jolies montagnes. Le roulis a surtout été de la première espèce. Lorsque l’on jetait la sonde peu s’en est fallu que quelques-uns n’aient été écrasés par le roulis de quelques malles qui n’étaient pas bien accorées. Durant la nuit, petits grains, par intervalles et beaucoup d’éclairs.
a La lieue marine d'est environ 2900 toises : le degré de latitude contient vingt de ces lieues et la circonférence du globe terrestre en contient 7200.
[1] Guerre navale et coloniale entre l'Angleterre et la France qu'on a appelée Guerre de Sept Ans (1756-1763).
[2] Pierre THUILLIER
[3] Paul d'Albert LUYNES (1703-1788), archevêque de Sens, fut nommé cardinal en 1756. Membre de l'Académie Française, il fut également élu à l'Académie des Sciences en qualité de membre honoraire. Il est l'auteur de nombreuses observations astronomiques.
[4] Pierre Charles Le monnier (1715-1799), astronome, membre de l'Académie des Sciences (1741), participe à l'expédition en Laponie dirigée par Manpertuis (1736-37), dont le but était de vérifier la thèse de l'aplatissement de la terre aux pôles.
[5] Louis Phélypeaux, Comte de Saint-Florentin, Marquis de La Vrillière (1705-1777) occupa pendant cinquante ans la charge de Secrétaire d'Etat à la maison du roi. Louis XV le nomma ministre d'Etat en 1751.
a On sait qu'un tonneau, en terme de marine, est du poids de 2000 livres.
[6] Marc Joseph MARION-DUFRESNE naquit à St Malo le 22 mai 1724. Il commença à naviguer très jeune ; il fut dans la Marine Royale avec brevet de lieutenant de frégate, puis fut engagé dans la Compagnie des Indes où il mena des combats glorieux contre l'Angleterre. Il demeura quelque temps à l'Ile de France où il s'occupa de plantations et d'affaires commerciales. En 1771, Marion-Dufresne et son compagnon Crozet se proposèrent pour ramener dans son pays le Tahitien Aotourou, venu en France avec Bougainville, et profitèrent de ce voyage pour tenter d'explorer des zones australes inconnues. Après une escale au Cap, les navires descendirent vers le sud et découvrirent le 13 janvier 1772 l'île du Prince Edouard, les îles Marion et Crozet. En mai 1772, ils mouillèrent dans les îles de la Nouvelle-Zélande où Marion-Dufresne fut tué et mangé par les indigènes le 12 juin 1772.
[7] Julien-Marie CROZET naquit au Port-Louis (Morbihan) le 26 novembre 1728. Il entra à 11 ans au service de la Compagnie des Indes. Nommé enseigne surnuméraire, il passa, en 1750 sur le Glorieux pour la campagne scientifique menée par d’Après de Mannevillette et l'abbé de la Caille. Après plusieurs voyages dans l'océan Indien, il rentra en France en janvier 1760. Embarqué en 1761 sur le Comte d'Argenson commandé par Marion-Dufresne. Il fit ensuite campagne en Chine et aux Indes. Et enfin participa à l'expédition chargée de ramener à Tahiti le jeune Aotourou, venu en France avec Bougainville. Il mourut en mer en 1780.
* Var. Ms. 1804, p. 2 : “Quelques-uns d'eux usent peut-être un peu trop du droit que certains auteurs attribuent aux marins d'être absolument sans façon. Mais l'essentiel sur la mer est qu'un navire soit bien conduit : le nôtre ne pouvait manquer de l'être sous de tels guides. Les passagers étaient en grand nombre. La multitude plaît quelquefois ; je n'ose en donner mon voyage pour exemple”.
[8] Edmé ou Edmond de Bennetat (1713-1761), prêtre des Missions Etrangères en Indochine, où il occupa les charges d'évêque titulaire d'Eucarpie, de vicaire apostolique du Tonquin occidental, de coadjuteur de Cochinchine, etc., avait regagné la France après avoir été emprisonné plusieurs années en Extrême-Orient. Comme le rapporte Pingré, il mourut sur l'itinéraire du retour à l'arrivée à l'Ile de France. Il avait consacré l'église de Saint-Denis de l'île Bourbon en 1756.
* Var. Ms. 1804 , p. 3 : “M. de Saint Jean Estoupan destiné pour commander en second à Pondichéry, parle peu, mais il parle toujours bien. Il a de la religion, l'esprit juste, une intelligence assez [étendue]. Il voit et aime le bien ; et je ne doute qu'il ne soit en état de le faire. M. le Comte de Chemillé, chevalier de l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis, a l'esprit très orné, le coeur trop généreux, une conversation polie et gracieuse ; sa société est tout à fait aimable. Il fait profession de philosophie, et sa philosophie est saine à beaucoup d'égards : sa principale étude est celle de l'homme ; il assure l'avoir commencé en s'étudiant lui-même. Il raisonne de tout, et si ses raisonnements ne sont pas toujours également solides, ils sont du moins toujours utiles, quand ce ne serait que pour animer la conversation. Tels étaient les principaux de nos passagers. Les autres étaient presque tous de jeunes officiers de la Compagnie des Indes : on sait de quoi la jeunesse est capable lorsqu'elle n'est retenue ni par le frein de la religion, ni par celui de la crainte. Il en était cependant parmi eux qui mériteraient de justes éloges ; mais je n'entreprends point de faire un panégyrique ; c'est notre voyage que je me propose de décrire”..
[9] Les aumôniers irlandais étaient particulièrement nombreux sur les bâtiments de la Compagnie des Indes (un tiers environ). Un séminaire avait été créé à Nantes pour leur formation. [10] Blaise Estoupan de Saint-Jean ne put occuper son poste en raison de la chute de Pondichéry et de la capitulation de Lally-Tollendal. Il dut s'installer à l'île de France, car il apparaît dans la liste des membres du Conseil Supérieur de l'île de 1767 à 1769.
[11] Vraisemblablement, il s’agirait de l'île de Groix, dans le Morbihan.
[12] Il s’agit vraisemblablement du coureau : canal étroit entre des rochers ou des îles et dans lequel on peut naviguer.
* Var. Ms. 1804, p. 8 : “Tous ces embarras ne nous avaient point empêché de déjeuner et de dîner de bon appétit. Au soir, je fis dégager ma chambre, et, m'étant glissé au milieu des meubles qui la remplissaient, je trouvai moyen de gagner mon lit et de me coucher ; je dormis même assez bien. Il n'en fut pas de même de ceux dont la chambre était absolument libre. Nos jeunes officiers, dont on avait abattu les chambres, s'emparèrent de celle du conseil : ils s'y couchèrent, mais au lieu de dormir, ils firent un sabbat qui préjudicia beaucoup au sommeil de ceux qui occupaient les chambres voisines”.
a Lorsque le vent s'élève successivement de divers points de l'horizon sans se fixer d'aucun côté, on dit, en terme de marine, qu'il fait des folles ventes.
[13] Penmarch est une commune à la pointe du Finistère.
[14] Une brasse est une ancienne mesure égale à cinq pieds (environ 1,60 m).
a La différence du roulis au tangage est que, dans le roulis, le balancement du vaisseau se fait de gauche à droite et de droite à gauche, au lieu que dans le tangage, il se fait de l’arrière à l'avant et de l'avant à l'arrière.
* Var. Ms. 1804, p. 11 : “La faiblesse de nos estomacs nous affectait cependant beaucoup moins que le plaisir d'avoir échappé à la poursuite des insulaires ; la joie paraissait régner dans l'équipage : chacun se félicitait avec l'éloquence qui pouvait lui être propre. J'admirai surtout celle de M. le Chevalier de Mouy. Les Anglais passent pour extrêmement polis envers les officiers ennemis qui sont devenus leurs prisonniers de guerre : j'en ai vu moi-même des preuves. Il s'est pu faire cependant que quelque Anglais, moins bien élevé, ait, en quelques circonstances, dégénéré de la vertu de ses compatriotes. M. de Mouy prétendait en pouvoir citer plusieurs exemples. En conséquence, ses discours ne respiraient souvent que la vengeance contre les Anglais : il ne retournait dans les Indes que pour abolir jusqu'à la mémoire même de cette odieuse nation. Cet officier passe pour brave ; il doit en effet l'être beaucoup, s'il l'est autant d'actions que de paroles. Je fus fort édifié du sermon qu'il nous fit après dîner sur la divine Providence qui n'avait pas permis que nous tombassions entre les mains des ennemis du nom et de la religion des Français ; il nous faisait admirer avec quelle intelligence ce vent favorable de nord-est nous avait été envoyé au temps précis auquel il nous était nécessaire. Un peu plus tôt, nos ennemis auraient profité de ce vent pour nous joindre ; un peu plus tard nous n’aurions pu faire à sa vue, les manoeuvres qui lui ont persuadé que notre dessein était de relâcher dans quelque port. Au [début], ce raisonnement était vrai, mais je serais [navré] que cela pût jeter un vernis d'excès de dévotion sur la réputation de M de Mouy ; il ne se lasse pas de courir après cette gloire et je ne voudrais pas en imposer à mes lecteurs”.
** Var. Ms.1804, p. 9 : “J'ai bien dormi et j'ai un peu plus d'appétit qu'hier”. a Le thermomètre est gradué selon la méthode de M de Réaumur. (René Antoine FERCHAULT de REAUMUR (1683-1757) (1730-1731) il invente le thermomètre à alcool).
[15] Position de la lune ou d'une planète au moment où sa distance angulaire par rapport au soleil est de 90°. Les quadratures de la lune (premier et dernier quartiers). (Petit Robert)
* Var. Ms 1804, p. 15 : “Les danses ont recommencé ce soir ; M. le Chevalier de Mouy [nous] animait du son de son violon ; les contredanses et les rondes se succédaient, lorsque, tout à coup, le tout [est] interrompu par le son rauque d'une cornemuse villageoise. Ce son attire bientôt les soldats et les matelots sur le gaillard, animés par cette musique qui leur était plus connue et plus analogue que celle de l'opéra ; ils exécutent une espèce de danse bretonne extrêmement amusante. Tout l'équipage accourt à ce spectacle, nous étions 286 ; il n'y a point assez de place pour contenir tous les curieux : on monte sur les aubans dans les hunes, jusque sur les vergues. Les matelots se lassent, nous leur succédons et nous essayons d'exécuter un bignou, c'est le nom qu'on donne à cette danse rustique, mais il était facile de [nous] apercevoir que nous n’étions que de faibles apprentis. On prit le parti d'entremêler les matelots avec nous pour nous donner le ton. Ils accoururent peu après et l'on ne fit plus qu’une seule ronde ou plutôt un peloton serré de matelots, de soldats et d'officiers, soit des troupes, [soit] du navire. Ce divertissement plut surtout à M Marion : il était persuadé que la joie et l'exercice sont des préservatifs efficaces contre toutes les maladies de mer”.
* Var. Ms . 1804, p. 16 : “Le soir, danses à l'ordinaire ; elles sont suivies de plusieurs nobles jeux tels que celui de main chaude”.
* Var. Ms. 1804, p. 20 : “La gaieté continue toujours dans l'état major et parmi les passagers : les contredanses du soir vont leur train. M. le Chevalier de Mouy joue tantôt du violon et tantôt il fait l'office de maître des cérémonies. Ce qui m'a plu surtout aujourd'hui, c'est l'accord parfait de notre violon avec la cornemuse des matelots qui se faisait entendre à deux toises au plus du violon : l'un jouait en E si mi majeur, l'autre essayait le D la ré mineur ; l'ensemble formait une musique inconnue à Paris, si ce n'est peut-être au commencement du printemps dans les gouttières”.
[16] Une pinte : 0,93 l.
a petites voiles qui se mettent à côté des grandes pour les élargir en quelque sorte, et donner plus de prise au vent.
[17] Groupe d’îles qui fait partie des Canaries.
[18] En 1761, on ignore encore les propriétés photoluminescentes de certains planctons et les mers enflammées des Tropiques étonnent beaucoup. (Mémorial de La Réunion, de 1502-1767, Australes Editions, 1989, p. 404).
a Quelques auteurs distinguent les alizés des vents généraux. Ils donnent le nom de vents alizés aux vents de NE qui soufflent disent-ils au nord de la ligne dans plusieurs mers et celui de vents généraux à ceux qui soufflent du SE sur toutes les mers qui sont au sud de la ligne jusqu'au tropique et au-delà les vents sont produits par la même cause et sont sujets aux mêmes lois. Je crois en conséquence à propos de les désigner par le même nom. Si ceux du nord sont plus souvent interrompus que ceux du sud, c'est qu'ils rencontrent de plus fréquents obstacles du côté des terres.
* Var. Ms. 1804, p. 26 : “M. l'abbé de la Caille m'avait conseillé de ne point amener de domestique avec moi. Ce conseil pouvait être bon à quelques égards, mais non pas à tous. Quoi qu'il en soit, je l'ai suivi, et ne m'en suis pas trop bien trouvé. J'avais pris un mousse pour me servir. Il a été aujourd'hui accusé, convaincu et puni : son crime était de m'avoir volé du linge, d'avoir escamoté à M. Thuillier une bouteille d'eau de vie et trois bouteilles de liqueurs à M. Marie, officier de troupes de terre. J'ai cessé de me servir de ce mousse, mais j'ai eu toutes les peines du monde à trouver quelqu'un pour le remplacer”.
* Var. Ms. 1804, p. 27-28 : “Le vent continue de fraîchir, au grand détriment de la santé de M. le comte de Chemillé [ ] de tout l'équipage est encore sujet au mal de mer. Si ses vomissements ne le trahissaient, on ne saurait pas qu'il est malade, tant il prend son mal philosophiquement. Ils nous a déduit ce soir [les raisons] qui lui dictaient cette patience, ou plutôt sa fermeté d'âme. Epictète, présent à ce discours, [a été] reconnu le plus sage et le plus éclairé de ses disciples. Il est vrai que dans de telles circonstances, le parti de la patience, si l'on est capable de l'embrasser, est le meilleur à tous égards. L'impatience ne guérit pas le mal, elle ne fait que l'aigrir”.
a Le vaisseau présentait le flanc au vent, ne portait que deux voiles, tellement disposées que l'une était enflée du côté de la proue et l'autre la poupe. En cette situation le vaisseau ne peut ni avancer ni reculer. Il a bien quelques mouvements par le côté mais on conçoit facilement que ce mouvement est bien peu considérable, cela s'appelle aussi, mettre en travers.
[19] Illustre astronome et géodésien, l'abbé Nicolas Louis de La Caille (1713-1762), membre de l'Académie des Sciences dès 1741, dirigea une expédition scientifique au Cap (1750-54) qui le conduisit également aux Mascareignes (1753). Il dressa l'inventaire du ciel austral, relevant la position de quelque 10.000 étoiles, détermina la parallaxe lunaire, proposa une méthode de calcul des longitudes et effectua la triangulation des côtes de l'Ile de France permettant ainsi de dresser la première carte exacte de l'île (elle fut gravée par Belin en 1763). Son journal historique d'un voyage fait au Cap de Bonne-Espérance (publication posthume en 1762) constitue un témoignage sur les Mascareigne au milieu du 18è siècle.
[20] Pierre Bouguer (1698-1758), physicien, astronome, géographe et naturaliste, participa avec Godin et La Condamine à l'expédition que l'Académie des Sciences envoya au Pérou afin de mesurer le degré du méridien terrestre à l'équateur. La comparaison avec les résultats obtenus par l'expédition Maupertuis en Laponie devaient permettre de vérifier l'aplatissement de la Terre aux pôles. Egalement hydrographe et spécialiste de construction navale, Bouguer est l'auteur d'un Nouveau traité de navigation et de pilotage (1753) auquel Pingré se réfère un peu plus loin.
[21] Premier almanach nautique qui adaptait la Connaissance des Temps, fondée en 1682, aux besoins des calculs de mer.
[22] Orthographe ancienne de Santiago.
* Var. Ms. 1804, p. 36 : “On s’occupe toujours, ou à jouer, ou à causer. C’est ordinairement M. le Chevalier de Mouy qui fait les frais de la conversation ; j’ai peu connu de poumons aussi infatigables que les siens”.
* Var. Ms. 1804, p. 39 : “C’était aujourd’hui la fête de M. Gilbert de Ranger [on] l’a payée en tenant en quelque sorte table ouverte [pour] lui : il y a eu abondance de punch, de vins, de champagne, de liqueurs, etc”.
[23] Même confusion que Leguat. Il s’agit également ici du poisson-pilote, (Squalus carcharias).
* Var. Ms. 1804, p 41 : “M. Marion prétend que les jeunes requins sont plus difficiles à surprendre que les vieux parce qu'ils sont moins gourmands ; mais je doute qu'il parlait sérieusement. C'était probablement une leçon qu'il voulait donner à de jeunes requins de deux pieds qui paraissaient plus voraces que l'on doit supposer qu'ils le soient par la suite.”
[24] Il s’agit bien d’une espèce de requin. On distingue d’ailleurs le chien de mer, ovipare, du chien de mer à peau lisse, vivipare. Tout le développement qui suit est pure fabulation ; les nègres du Sénégal auraient fondé leur croyance sur le mode de reproduction des vivipares.
** Var. Ms. 1804, p 43 : “Le bruit de cette prise est un [réveil] matin pour tous les passagers ; à dix heures, nous nous trouvons sur la galerie. Nous [ne] nous étions pas encore rencontrés tant de monde à une [telle] heure. Messieurs d'Eucarpie et de Saint-Jean seuls ne [paraissent] pas, mais ils ne dormaient point assurément : [la] jeunesse faisait trop de bruit. M. Marion est éveillé [en] sursaut par les cris confus de la troupe, sa première [idée] fut, ou que le feu était au vaisseau, ou que quelqu’un fut tombé à la mer. Déjà même il se levait. Cependant, des sons articulés lui apprennent que c'est au contraire un citoyen des eaux qui vient d'être introduit dans le vaisseau”.
[25]
Michel Adanson (1727-1808) a travaillé au Jardin
du roi sous la direction de Réaumur et de Jussieu. De 1748 à 1754,
la Compagnie des Indes l’envoya au Sénégal et, en 1757, il publia
une Histoire naturelle du Sénégal.
Son principal ouvrage est Famille naturelle des plantes.
a M. Adanson assure que c'est lui qui a fourni cette explication à M. de Saint-Jean.
[26] Située sur les côtes du Sénégal. Ancien comptoir français, elle a été l'un des pôles les plus importants de la traite des Noirs de 1729 à 1731.
* Var. Ms. 1804, p. 47 : “L'exercice a duré dit-on, jusqu'à une heure ou minuit ; on a été ensuite rendre visite aux [pêcheurs] ; on en a foulé un dans son lit ; on a persuadé [un] autre qu'un branle-bas était [ordonné]. Vive la [liesse] pour être folle ! le temps de la sagesse dit-elle, ne viendra que trop tôt.”
* Var. Ms. 1804, p. 48 : “En conséquence on continue à pêcher, à faire toute sorte de tintamarre, à casser les vitres de M. d'Eucarpie, à dire qu'il n'y a qu'un prêtre qui puisse trouver mauvais qu'on l'empêche de dormir et qu'on casse ses vitres dans un endroit où il n'y a ni verre, ni vitriers. C'était sans doute pour trancher court à tout ce bruit que M. Marion voulait mettre fin à la pêche du requin, il a retranché, c'est-à-dire privé de sa ration d'eau de vie celui qui avait ou prêté ou vendu de nouvelles lignes.”
** Var. Ms. 1804, p. 48 : “J'ai très peu dormi cette nuit, [vu le sabbat] perpétuel que ceux qu'on avait inquiétés la nuit précédente ont fait aujourd'hui pour se revenger.”
[27] Le Huguenot François Leguat participa après la révocation de l'Edit de Nantes à une mission de renaissance aux Mascareignes en vue de l'installation d'une colonie protestante à l'île Rodrigue ; cette expédition avait été commanditée par Henri Duquesne avec l'appui de la Compagnie Hollandaise des Indes orientales. A la suite de son séjour à l'île Rodrigue et à l'île Maurice (mai 1691 - mai 1695), il rédigea, sans doute avec l'aide du protestant réfugié François Maximilien Misson, une relation intitulée Voyage et Aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales (Londres et Amsterdam, 1708).
[28] ou pétrel taillevent, ou encore fouquet. Depuis 1890, on avait perdu toute trace de cet oiseau, il a été redécouvert dans les années 1960, on l'appelle encore le pétrel Barau.
[29] Il s’agit de l’équateur. Les marins avaient pour coutume de célébrer le passage d’un hémisphère à un autre.
* Var. Ms. 1804, p. 53, 54, 55, 56, 57. “Je dirai seulement qu’il réclamait, comme un droit [préalable] de sa couronne la permission de baptiser demain, à la manière accoutumée, tous ceux qui n’ont point encore traversé le centre de son empire.
Samedi 14
[Le] vent ne quitte point le voisinage du sud-est [il fraîchit] même à 4 heures du matin, mais il mollit ensuite ; petite pluie [vers 7] heures, assez beau temps d’ailleurs quoique [couvert] par intervalles. Thermomètre au lever du soleil, 23 1/2 ; à 2 h. du soir, 26 et plus. On a donc fait aujourd’hui l’impertinente cérémonie [que] l’on a jugé à propos de décorer du nom de [baptême]. Puisque j’en ai décrit hier le prélude, [cela] me permettra de décrire aujourd’hui la cérémonie [seule] et de le faire du même ton sur lequel elle a été annoncée. [La prière] ordinaire finie, vers huit heures et un [quart] du matin, le [courrier] du Père la Ligne est [arrivé] comme hier botté et armé d’un fouet de [ ]. Il était, de plus, accompagné de deux spadassins [de son] maître. Ces animaux, habitants de la ligne [équinoxiale] ressemble assez à l’homme quant à [la] configuration extérieure de leur corps, mais non [par rapport] à sa couleur. Ils ont la peau extrêmement [fine], colorée de diverses nuances, blanches, bleues, [ ] et noires : ces nuances paraissent répandues [sur leur] corps, sans aucun ordre ou symétrie décidée. [Sur] leur visage seul il paraît que la nature a [tracé] quelque espèce de régularité. Au lieu de poil [ils sont] couverts de plumes, mais éparses ça et là, sans [qu’on] puisse en conclure que ces plumes les rendent [plus] légers. Je ne sais s’ils sont capables de proférer [des] sons articulés : le courrier ayant reçu son congé [on a] fait un signe par un coup de fouet ; ils ont [ensuite] pris le chemin de la porte, en poussant un cri qui ressemblait plus au cri du singe qu’à la voix articulée de l’homme. Ils étaient enchaînés l’un à l’autre : cette circonstance, ainsi que leurs gestes, m’auraient assez incliné à penser qu’ils n’étaient point de l’espèce humaine si nous n’étions pas indispensablement obligés de reconnaître une identité de nature entre nous et des créatures blanches et noires qui donnent encore moins de signes de docilité et de raisonnement que ces animaux équatoriensa. Le courrier remit une nouvelle lettre à M. Marion : elle contenait la liste des passagers qui devaient être baptisés. Nous étions au nombre de 16. On afficha en même temps, au lieu le plus apparent du vaisseau, une ordonnance de Neptune, par laquelle il nous était enjoint de nous soumettre au baptême du Père la Ligne. Cependant nous déjeunâmes. Le déjeuner fini, le son éclatant et harmonieux de la cornemuse annonça l’arrivée prochaine du monarque. M. de Villars fit accompagner cet instrument par le bruit du tambour de la compagnie qu’il commande. Nous vîmes alors s’avancer du grand hunier le cortège de son Antiquité équinoxiale. La marche commença par quatre sergents qui descendirent par les aubans de bâbord, la hallebarde ou la pique en arrêt. Ils furent suivis du courrier de Sa Majesté, qui montrait le chemin à douze animaux semblables à ceux qui l’accompagnaient avant le déjeuner. Quelques-uns d’eux étaient armés de couronnes faites avec des mâchoires de requins ; des queues enlevées à de pareils poissons pendaient majestueusement au bas du dos de quelques-autres. Un branle général fut exécuté par tous, sur les aubans. Cependant, le Père la Ligne paraissait au milieu d’eux et les effaçait avec autant de majesté que l’aigle, ministre de la foudre du grand [ ] efface l’éclat de tous les habitants de l’air lorsqu’elle [ ] les lois du Souverain du Ciel et de la Terre. [La cérémonie] finie, la marche s’est dirigée vers le [ ] à bâbord : le poids de la personne et de [la] majesté du bonhomme la Ligne ne se remuait [pas facilement]. Il est enfin parvenu au gaillard. [Un cheval], richement enharnaché, l’y attendait. Les [chevaux] de ce pays ont la tête semblable à celle [de l’homme], leurs pieds ressemblent à des cotterets, [la queue] est renfermée dans un long étui ; je ne [peux faire] la description des autres parties : elles étaient [cachées] par un caparaçon aussi ample que celui qui [abritait] les mules de nos Seigneurs les Eminentissimes [cardinaux] quand ils vont solennellement recevoir [la barrette] des mains du chef de la chrétienté. [On monta] le Père la Ligne sur son cheval. Il se [promena] sur le gaillard et donna ses ordres. Je ne [peux] me lasser d’admirer la magnificence de son [déguisement] : un bonnet pointu, formé d’une peau de [mouton] avec sa laine et orné d’aigrettes faites avec [ ] des plumes de toute sorte de volailles, couvrait [son auguste] chef jusqu’aux yeux : un assortiment [ ] au bonnet revêtait le reste de sa personne. Si [la qualité] et la quantité de ses habits paraissaient peu assorties à la température de l’air que nous [respirions], ils décelaient la caducité du vénérable [ ] dont ils entretenaient la chaleur presque [ ]. Une barbe, digne du général de l’ordre [ ], pendait jusqu’à sa ceinture ; un chapelet [ ] était sans doute le cordon distinctif [de la ] plus ancienne noblesse de son Royaume. Le son [du tambour] nous priva du plaisir d’entendre celui de sa [voix]. Mais sur ses ordres, ou nous attacha le pouce de la main droite avec un ruban sur [ ] étendue. Le long du gaillard, le Père la Ligne, toujours à cheval, vient à chacun de nous. Il nous fait poser la main droite sur un quartier de réductions et prêter le serment accoutumé de ne jamais souffrir que quelqu’un passe la ligne sans avoir été soumis à la cérémonie d’un semblable baptême ; il nous met enfin une goutte d’eau sur le front. Un de ses officiers le suivait et recueillait dans un bassin les tributs volontaires des nouveaux baptisés. M. Marion n’avait pas voulu permettre qu’on traitât autrement ceux des passagers qui auraient refusé de mettre au bassin. Je crois cependant que tous contribuèrent, au prorata cependant de leurs moyens et de leur générosité. Le baptême des domestiques, des soldats, des pilotins et autres suivit le nôtre : l’eau y fut un peu moins épargnée. Quelques-uns de nos jeunes gens, peu satisfaits de la tranquillité avec laquelle la cérémonie s’était passée, s’armèrent de seaux, se baptisèrent d’abord réciproquement ; ils arrosèrent ensuite tous ceux qui eurent le malheur de se rencontrer à leur portée. Le plus maltraité de tous, fut M. Gardiès qui était comme l’intendant ou l’homme d’affaire de M. le comte de Chemillé. Il craignait quelque distinction trop marquée de sa personne dans la cérémonie que l’on préparait. Il avait donc pris le parti de n’y pas paraître : son absence fut traitée de crime de lèse - Antiquité équinoxiale. On le cherche, on le trouve, on le traîne sur le gaillard, il fait de nécessité vertu, il se soumet à la cérémonie. Il la croyait terminée lorsqu’il se sent atteint d’un muidi d’eau qui change en autant de ruisseaux tous les replis de son habit. Il se retourne, il n’a pas encore reconnu de quelle main le coup est parti, et déjà la même main l’a recouvert d’un second muid ; un troisième [ ] n’attend pas longtemps le quatrième M. Gardiès veut s’échapper, on le [renverse] et les muids [ ] de plus belle. Il fuit enfin et [ ] mouillé".
a Ces animaux sont des [ ] que l’on déshabille, dont on oint la [peau avec] de la graisse que l’on barbouille [tant qu’on] peut et que l’on roule enfin [sur des] plumes de volaille. i
Ancienne unité mesure de capacité pour les grains, les liquides et
diverses matières et qui variaient selon les pays et selon les marchandises.
(A Paris, le muid valait de 274 litres pour le vin). (Petit Larousse). [30] La lieue marine ou géographique = 5,556 km ; la lieue parisienne = 3,898 km.
a Vent debout est celui qui souffle directement de l’avant du vaisseau.
b On dit que l’on serre le vent, ou qu’on le prend au plus près, lorsque l’on gouverne le plus près qu’il est possible de l’origine du vent, lorsque, par exemple, le vent soufflant du sud, on fait voile à l’est-sud-est ou à l’ouest-sud-ouest. Le plus près du vent s’estime ordinairement à 6 rhumbs de vent ou à 67 degrés et demi de l’origine du vent. Le vent largue est celui dont la direction est perpendiculaire à la route du vaisseau, dont l’origine est, par conséquent, à la droite ou à la gauche du navire. Si cette origine ne s’écarte que jusqu’à 43 degrés à l’arrière, le vent ne cesse pas d’être appelé largue.
[31] Jean Baptiste François DE LANUX, dont il sera question à diverses reprises dans la suite, est un personnage-clé de la vie intellectuelle à l'île Bourbon. Né à Paris en 1702 (?), il aurait été l'ami du poète satirique Lagrange-Chaucel, qu'il aurait suivi dans son exil en Hollande avant de s'installer vers 1724 à l'île Bourbon, où il devait occuper jusqu'à sa mort (1772) d'importantes fonctions administratives : responsable de l'organisation de la traite sur la côte orientale de Madagascar, puis commandant des quartiers de Sainte-Suzanne, Saint-Denis et Saint-Paul, enfin membre du Conseil Supérieur de l'île. Amateur d'astronomie et de sciences naturelles, il est élu correspondant de Réaumur par l'Académie des Sciences en 1754 et entretient d'abondants échanges épistolaires avec Le Gentil de la Galaisière, Jussieu, Buffon et surtout Pingré. Il se livre à des observations sur les comètes, propose une méthode de classement des étoiles du ciel austral, s'intéresse aux "chacrelats" (albinos) de Madagascar, aux techniques d'élevage du ver à soie, aux problèmes de croisements et d'hybridations, etc. C'est ainsi un maçon actif : la loge de Saint-Paul, entrée en sommeil à mort, sera réactivée par son fils avec le soutien de Pingré. [32] Jean-Baptiste Nicolas Denis D'APRÈS DE MANNEVILLETTE (1707-1780), marin et hydrographe, correspondant de l'Académie des Sciences (1743), puis membre de l'Académie de Marine (1752), fut chargé d'accompagner l'abbé de la Caille au Cap afin d'en déterminer exactement la position ainsi que celle des îles de France et de Bourbon. En 1754, il conduit une nouvelle expédition scientifique dans l'Océan Indien pour la reconnaissance d'une route maritime inédite de l'Ile de France à l'Inde. Il terminera sa carrière comme directeur du dépôt des cartes et plans à Lorient. Il est l'auteur du Neptune oriental, traité de navigation dans les mers de l'Inde qui fera autorité jusqu'à la fin du 18è siècle.
[33] Tables donnant pour chaque jour de l’année, la position des astres.
[34] Cassini : famille d'astronomes et de géodésiens français d'origine italienne. Il s'agit ici de Jean Dominique Cassini, dit Cassini 1er (1625-1712), qui mit au point les tables du Soleil.
[35] Probablement Tobie MAYER (1723-1762), mathématicien et astronome allemand, créateur de nouvelles méthodes de calcul permettant d'obtenir une plus grande précision dans les tables astronomiques.
* Var. Ms. 1804, p. 68 : “Hier, on n’avait fait que boire et manger, les liqueurs, les vins d’Espagne, les vins muscats, les punchs, [ ] s’étaient succédés sans interruption. Aussi, l’éloquence ordinaire de M. le Chevalier de Mouy avait brillé dans tout son jour ; il n’avait jamais été si furieux contre les Anglais. Je me suis levé aujourd’hui, à trois heures du matin, dans l’espérance de faire quelque observation dans le ciel : je n’en ai pu faire aucune, j’ai seulement eu connaissance de quelques étoiles nouvelles pour moi et j’ai d’ailleurs observé sur le gaillard, notre Aumônier [et] quelques officiers, entourés de verres et de bouteilles : la fête d’hier durait encore.”
* Var. Ms. 1804, p. 72 : “M. le chevalier de Mouy nous a régalés aujourd’hui en [punch]. On prétend que ce sera le phénomène le plus curieux de [notre route]”.
[36] Cette île n’a pu être identifiée.
[37] Il s’agit du courant des Falkland, courant marin froid associé au milieu désertique chaud.
a Boire de bonne amitié, s'échauffer un peu l'imagination, parler tous ensemble sans s'entendre, chanter pareillement ensemble l'un en bémol, l'autre en bécarré, en un mot faire tout le bruit possible, c'est ce qui dans le dictionnaire des marins s'appelle “faire un bon roque”.
* Var. Ms. 1804, p. 86 : “Je respecte beaucoup messieurs les médecins, mais sans être partisan de leurs saignées et de leurs médecines trop fréquentes, je me suis ordonné aujourd’hui contre mon rhumatisme de manger très peu, de boire beaucoup de thé et de terminer la journée par une chopine de vin chaud avec du sucre”.
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