© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré - Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.
Mercredi
1er avril
Je
n’ai point dormi ; les roulis étaient trop forts
; vents de l’O au SO, bon frais jusqu’à midi, le vent mollit ensuite
extrêmement. La mer, d’abord aussi grosse qu’hier et peut-être plus
roulante, s’adoucit beaucoup quand nous sommes sur le banc. M. Marion
est à la piste des manches-de-velours.
On a donné ce nom à un oiseau blanc dont l’extrémité des ailes est noire
et qui a le vol du canard. Dès qu’on le voit, on peut s’assurer que
l’on trouvera fond. A sept heures trois quarts du matin on a sondé et
l’on a trouvé fond à 80 brasses d’eau. Il y avait beaucoup de bomme
à la ligne, c’est-à-dire que la ligne de sonde n’était point à pic, qu’elle s’écartait beaucoup de la situation verticale. La sonde
n’était point encore retirée lorsque les manches-de-velours ont paru
; le fond indiqué par la sonde était de vase verte. Aussitôt on a fait
route à l’E 1/4 SE du compas. A midi, on a sondé une seconde fois
et, à 76 brasses, on a trouvé un fond de coquillages pourris et de corail
mou commençant à se former avec beaucoup de pierres noires grosses et
petites, sans apparence de sable. A midi route 57 lieues 1/3 ENE 2°
30’ E.
latitude observée.................................................................. 35°
29’ S
latitude estimée...................................................................
35° 52’ S
longitude estimée................................................................. 21°
26’ E
Selon moi environ................................................................ 16°
30’ E En
supposant que, lorsque la première sonde a été jetée, nous pouvions
être déjà entrés de 10 lieues sur le banc, M. Gaudrion
conclut que suivant les cartes de M. d'Après,
nous étions à midi par la longitude de 17° 58’ à l’est de Paris. Par
la sortie du banc, soupçonnée le 4 avril à minuit, M. Gaudrion
a corrigé cette première correction et nous établit à midi du premier
avril par 18° 30’ de longitude suivant la carte de M. d’Après,
et même par 19° 36’ selon la carte dédiée à M. de Maurepas
[1]
.
Mais, premièrement, il faut mettre de côté cette dernière carte. Je
m’étonne qu’il y ait encore quelques marins qui y fasse attention ;
je ne ferai point de comparaison entre l’intelligence de M. d'Après
et celle de l’auteur anonyme de la carte dédiée à M. de Maurepas. Je supposerai
même, si l’on veut, ces deux auteurs égaux en fait de connaissances
géographiques ; je dirai seulement que M. d'Après,
sans avoir peut-être plus de talents, avait pour mieux réussir, les
avantages les plus réels. C’est, qu’étant le dernier en date, il pouvait
profiter de plusieurs observations postérieures à l’édition des cartes
dédiés à M. de Maurepas ;
c’est qu’il avait été à portée de consulter plus de journaux ; c’est
qu’il avait fréquenté ces mers par lui-même et qu’il les avait parcourues
avec une intelligence capable de saisir tout ce qui pouvait contribuer
à lui en procurer la connaissance, et avec un zèle assez actif pour
surmonter tous les obstacles capables de l’éloigner de son objet. Douter
si un tel homme a plus approché du but que ceux qui ont couru avant
lui la même carrière c’est, à mon avis, douter si la géographie et la
navigation sont fondées sur des principes stables et raisonnés, ou s’il
faut en abandonner la direction aux caprices du hasard et de l’ignorance.
L’estime de notre longitude aurait donc été très mal corrigée par sa
comparaison avec la situation que la carte dédiée à M. de Maurepas
donne au banc des Aiguilles
[2]
,
sur lequel nous venions d’entrer. En
second lieu, nous nous trouvions dans une position où la carte même
de M. d'Après nous était d’un faible secours pour bien corriger notre longitude
surtout par l’heure de notre sortie du banc des Aiguilles. Si quelqu’un y pouvait réussir, c’était certainement
M. Gaudrion, mais les circonstances le contrecarraient trop. Par la latitude
à laquelle nous sommes sortis de dessus le banc, ses accortsa
sur la carte de M. d'Après
vont presque directement de l’ouest à l’est, ne déclinant que peu vers
le nord. De cette direction, il suit manifestement que la moindre erreur
sur la latitude doit en occasionner une très considérable sur la longitude.
Or, le 4 avril à minuit, nous n’avons pu décider à quelle latitude nous
étions. Les grandes erreurs de notre estime de latitude, tantôt au sud,
comme le 1er et le 2 avril, tantôt au nord comme le 31 mars et
surtout le 4 avril, ne nous permettent pas de nous contenter d’une proportionnelle
que nous pourrions prendre entre les latitudes observées à midi le 3
et le 4 du mois. Les vents ne peuvent être la cause de
ces erreurs ; ils soufflaient du même côté le
1er, le 2 et le 4. On se persuadera difficilement qu’il faille
attribuer ces différences à la marée. Pourquoi nous aurait-elle approchés
de la terre le 1er et le 2, et nous en aurait-elle écartés le 31 et
le 4 ? De plus, ce que le flux a fait durant six heures, le reflux doit
le détruire durant les six
heures
suivantes. Je ne nie pas cependant que l’inégalité des marées n’ait
pu contribuer à ces erreurs, mais je crois que la principale cause doit
en être rejetée sur des courants dont il faudrait connaître l’étendue
et la direction pour estimer avec certitude les dérives qu’ils
occasionnent. Ce sont peut-être ces longitudes, faussement déterminées
sur le banc des Aiguilles,
qui ont induit plusieurs navigateurs en erreur et qui, leur persuadant
qu’ils étaient plus avancés vers l’est qu’ils ne l’étaient réellement,
leur ont fait manquer les îles de
France et de Bourbon,
et les ont forcés de relâcher àMadagascar.
Les erreurs seront moindres
lorsqu’on se règlera
sur l’entrée occidentale
du banc
; mais
il ne
faut pas
cependant s’imaginer qu’une détermination de longitude fondée sur la première sonde
soit aussi certaine que celle que l’on établirait à la vue d’une terre
parfaitement connue : personne n’a été, la sonde d’une main et la lunette
de l’autre, déterminer le gisement et tous les détours des accorts du
banc. Ils sont probablement plus irréguliers qu’ils ne sont représentés
sur la carte de M. d'Après.
Il y a des caps, il y a des anses, et qui sait si ces anses et ces caps
ne sont pas mouvants ? D’ailleurs, la supposition faite que nous étions
déjà avancés de 10 lieues ou de 37 minutes sur le banc, lorsque
l’on a jeté la sonde pour la première fois, est absolument gratuite
; cela pouvait être, mais il se pouvait aussi que nous ne fissions que
d’entrer. Cinq jours après avoir quitté le banc, nous avons rencontré
le Lys, il sortait du Cap.
Il était plus assuré que nous de la longitude ; il se comptait environ
2 degrés à l’est, moins que nous ne le déterminions par notre sortie
du banc. Enfin, en arrivant à l’île de
France, nous nous estimions de 2° 14’ [plus] orientaux que nous
ne l’étions réellement. Il
paraît donc aujourd’hui, premier d’avril à midi, que nous étions environ
par 16° 30’ à l’est de Paris. Je suivrai dorénavant cette détermination
; en ajoutant deux degrés à mes longitudes, on aura celles de nos officiers
et de nos pilotes. Cette
discussion a été un peu longue, je l’ai crue utile à plusieurs fins. 1°)
Je fais ici le personnage d’Horacea,
je suis un aveugle qui veut montrer le chemin ; les marins seront autant
de Sceva, ils décideront s’il ne m’est pas échappé quelque réflexion
qui puisse leur être utile, soit pour les empêcher de corriger mal à
propos leur longitude sur le cap des Aiguilles,
soit pour les aider à la bien corriger. 2°)
Je m’étais proposé d’examiner si l’on peut corriger la longitude estimée
du vaisseau par des observations de distance de la lune, ou du soleil,
à des étoiles fixes. Il paraît que M.M. Marion,
Croiset et Gaudrion, etc., n’ont pas mal réussi dans ces sortes d’observations.
M. Marion a trouvé mes calculs
un peu longs, il a même cru qu’ils étaient au-dessus de la portée des
marins. M. Marion ne connaît
point sa capacité. Je conviens que les calculs sont longs, mais les
principes sur lesquels ils sont fondés sont clairs. Le moindre usage
rendrait en peu de temps ces calculs familiers et les ferait paraître
plus facile que la division arithmétique. Vers
5 heures 1/2 du soir, on a, selon la coutume, chanté solennellement
le Te Deum. C’est un tribut que l’on doit à Dieu, lorsque l’on a doublé
le cap de Bonne-Espérance. Notre clergé les passagers, les officiers,
les soldats, les matelots, tout l’équipage chantaient de plein coeur
et à plein gosier. Les uns faisaient accorder la dernière partie d’un
verset avec la première du verset suivant déjà commencé par les autres
; celui-ci chantait à la romaine, celui-là à la parisienne, un autre
composait, tous discordaient. On ne s’accordait qu’à faire du bruit.
On a sondé à 6 heures, on a trouvé 72 brasses d’eau, fond de sable
fin, roux, mêlé de blanc et gravier de même couleur. Variation occase 20° 30’ NO.
Jeudi
2
Vents
de l’ouest au sud et presque calme durant huit heures ; calme absolu
pendant huit autres heures ; enfin petite fraîcheur du SE et du SE 1/4
S durant les autres huit heures. Très beau temps ; mer assez belle avec
une lame venant de l’ouest le matin, ensuite belle mer. Au lever du
soleil, thermomètre 13° 3/4 ; à 2 heures du soir, 15° 1/4. Variation ortive 21° 0’
NO. On
a profité du calme pour pêcher. Les lignes n’ont pas été jetées inutilement
: on a pris quatre morues, un sabre et une sarde rouge. Le sabre est
ainsi appelé de sa figure longue, peu large et fort plate ; celui que
nous avons pris avait trois pieds trois pouces de long, sur trois pouces
et demi de large. La mâchoire du sabre est armée de dents fort aiguës,
une frange large d’environ 7 ou 8 lignes s’étend le long de son dos
depuis la tête jusqu’à la queue. Les couleurs de ses écailles sont d’un
bel azur argenté ; elles m’ont paru plus vives que celles de la dorade.
La
sarde rouge est de la grosseur et de la figure d’une forte brème, plus
épaisse cependant, ses dents sont aussi aiguës que celles du sabre.
Elle en a laissé des marques bien certaines dans le manche d’ivoire
d’un couteau qu’on lui a présenté. Ses couleurs sont presque aussi vives
que celle du sabre, mais elles ne sont pas si continues. Son azur est
interrompu par des espèces de raies ou bandelettes rougeâtres tirant
sur le jaune, et blanchissant même un peu. La chair de ces deux poissons
est d’un fort bon goût. Une de nos morues a saisi la main de M. Marion
et y a laissé nombre de vestiges de ses dents ; il y a eu même un doigt
assez maléficié pour mériter d’être mis en écharpe. A midi, route des
24 heures 16 lieues 1/4 (dont 14 lieues hier et 2 lieues 1/4 seulement
aujourd’hui) à l’E 9° 45’ S.
latitude observée.................................................................. 35°
20’ S
latitude estimée...................................................................
35° 37’ S
longitude...............................................................................
17° 29’ E
Vendredi
3
Vents
du SSE à l’OSO, petit frais, beau temps, mer belle. Thermomètre au lever
du soleil 16°, à 1 heure et demie et à 2 heures du soir, 17° 1/2. M.
Marion s’est levé à 5 heures et demie et a été aussitôt faire part
à M. Gaudrion d’un rêve qui
l’inquiétait extrêmement depuis 3 heures. Il s’imaginait voir un vaisseau
dans nos eaux. La sensation occasionnée par ce rêve était si forte,
que M. Gaudrion a envoyé à
la découverte et l’on n’a rien vu. Il est vrai que vers les 9 heures
1/2 du matin nous avons eu connaissance d’un navire sous le vent à 2 lieues
1/2 environ de distance. Il courait la bordée de l’ouest ; il a arboré
pavillon hollandais. Nous n’avons pas jugé à propos de lui montrer notre
couleur, il a suivi tranquillement sa route. Si le navire eut été Anglais,
ce qui certainement était très possible, s’il nous eut donné la chasse,
s’il nous eut pris, les oniromanciens auraient infailliblement vu ici
une certaine nature qui, par je ne sais quelle propriété, prévoit je
ne sais comment les malheurs à venir, et qui n’a point les talents d’empêcher
ces mêmes malheurs. A midi nous avions fait 18 lieues 1/3 sur différentes
routes et seulement 7 lieues en droiture au SE 1/4 S 3° S.
latitude observée.................................................................. 35°
39’ S
latitude estimée...................................................................
35° 38’ S
longitude...............................................................................
17° 42’ E A
une heure après midi on ne voyait plus le vaisseau dont nous avions
eu connaissance ce matin. Nous voyons beaucoup de manches-de-velours
et autres oiseaux. A
dîner nous avions décidé qu’on ne mangeait point en France
d’aussi bonne morue que sur le banc
des Aiguilles*.
Variation
occase................................................................
22° 30’ NO
Samedi
4
Vents
de l’O à l’ONO, frais passable, beau temps. Dès minuit la mer est devenue
très houleuse ; on a conclu que nous pourions être sur les accorts du
banc et, en effet, on a filé 180 brasses de ligne sans trouver fond.
Le roulis a duré tout le jour. Au lever du soleil, thermomètre 17° 1/2
; à 1 heure 1/2 du soir 18° 1/4. Variation ortive 23° 45 minutes,
occase 22° 45 minutes NO.
A
midi 35 lieues 1/4 à l’E 7° S.
latitude observée.................................................................. 36°
29’ S
latitude estimée.................................................................. 35°
52’ S
longitude...............................................................................
19° 52’ E
Dimanche
5
Vents
très faibles de l’ONO, ils mollissent encore en passant au NNE. Enfin,
après un calme plat de plus de 3 heures, il se remettent vers 9 heures
du soir au sud et de là à l’ouest. Temps couvert durant la nuit et après
le lever du soleil, ensuite beau temps ; mer houleuse, belle le soir.
Au lever du soleil, thermomètre 18° 2/3 ; à 2 heures du soir 19° 3/4
; à 9 heures du soir 19°. A
midi 27 lieues à l’E 1° 15’ N.
latitude observée.................................................................. 36°
03’ S
latitude estimée.................................................................. 36°
27’ S
longitude...............................................................................
21° 32’ E variation
occase.................................................................
22° 45’ NO
Lundi
6
Vents
variables du SO au SE, frais inégal durant 18 heures, ensuite folles
ventes. Le reste du jour, beau temps, belle mer. Au lever du soleil
thermomètre 18°, à 2 heures nous pensions à toute autre chose qu’à faire
des observations météorologiques. Au
jour, nous avons eu connaissance d’un vaisseau sous le vent à nous,
dans l’ENE du compas à la différence d’environ 3 lieues ; il courait
la bordée de l’ouest. Son grand mât de hune est plus court que le petit,
d’où nous avons conclu qu’il avait souffert de quelque gros temps. A
6 heures 1/4, on a découvert du haut des mâts, un second vaisseau dans
le SO ; il paraît faire même route que l’autre. Enfin, à 6 heures 3/4,
en spéculant toujours du haut des mâts, on a eu connaissance d’un troisième
vaisseau dans le SE 1/4 E. Comme nous gouvernions à l’ESE et que dans
cette route nous l’aurions rangé de très-près, nous avons arrivé à l’E
et ensuite à l’ENE pour l’éviter. Vers 10 heures ce navire a grayé ses
perroquets et il a arrivé en dépendant sur nous. Nous n’avons point
douté qu’il nous chassât, nous avons arrivé au NNE et ensuite au N et
le grand branle-bas a été ordonné : les canons ont été montés, on a
assigné à chacun son poste, on s’est préparé sérieusement au combat*. Vers
le même temps, c’est-à-dire, vers 10 heures, un diable a passé près
de notre vaisseau ; c’est un fort vilain poisson. A midi nous avions
fait en droiture 14 lieues 1/4 à l’E 1/4 NE.
latitude observée.................................................................. 36°
07’ S
latitude estimée...................................................................
35° 54’ S
longitude...............................................................................
22° 23’ E Le
vaisseau ennemi nous restait alors dans le SE 4° S, à la distance de
3 lieues ou 3 lieues 1/2. Plusieurs le croyaient français, nous avons
su, depuis, qu’il ne l’était pas. Il continue à nous donner la chasse.
Il paraît gouverner au NNO pour tomber dans nos eaux ; peut-être aurait-il
mieux fait de gouverner de manière à nous relever toujours au même rhumb
de vent. A 2 heures il est dans le SSE, à la même distance qu’avant
midi ; ainsi il ne marche pas mieux que nous. A 4 heures nous avons
gouverné au NNE. A 5 heures, le vaisseau qui nous chasse a sondé, ce
qui l’a un peu écarté. A 6 heures, il était au S 1/4 SO 3° O, distance
de 4 lieues. A cette même heure, nous trouvant en calme, nous avons
sondé sans trouver fond. Variation occase 23° 15’ NO. Après
le coucher du soleil, temps couvert, disposé à l’orage, éclairs et tonnerre.
Nous gouvernons au sud pour tâcher d’éviter notre chasseur et le dépasser
durant la nuit. A 7 heures il a calmé pendant 2 ou 3 minutes et le vent
a sauté au SO ; grand frais ; nos mâts ont été en danger, mais il n’y
a pas eu de mal. Nous avons profité des folles ventes, qui ont duré
jusqu’à 5 heures du matin, pour nous élever dans le sud.
Mardi
7
Vents
de l’OSO au NNO, très faibles, presque calme, beau temps, belle mer.
Au lever du soleil, thermomètre 18°, à 2 heures du soir, 19°. Variation
ortive 23° 38 minutes, occase, 23° 58 minutes NO. A 6 heures du matin,
nous avons eu connaissance de notre vaisseau chasseur dans l’ONO, à
la distance de 5 à 6 lieues. Il paraissait nous chasser encore, mais
voyant l’impossibilité de nous joindre, il a enfin pris la bordée de
l’ENE. Nous gouvernons depuis 5 heures du matin au SE. A midi, on ne
voit plus ce vaisseau que du haut des mâts. Route des 24 heures, 17
lieues, mais en droiture 5 lieues seulement au NE 1/4 E 3° 1/2 N.
latitude observée.................................................................. 34°
43’ S
latitude estimée...................................................................
34° 58’ S
longitude...............................................................................
22° 37’ E Vers
midi, le rhumatisme dont je me plaignais il y a quelques jours, m’a
ressaisi de nouveau et m’a fait passer une très mauvaise après-midi.
On a rétabli ce soir toutes les chambres abattues dans le branle-bas.
Durant la nuit, éclairs au sud et à l’ouest.
Mercredi
8
Vents
de l’O au NO 1/4 O, bon frais ; le temps à grains et par rafales, ce
qui nous fait serrer nos perroquets et amener nos huniers ; mer houleuse.
Au lever du soleil, thermomètre 17°, à 2 heures du soir de même. Une
ample sueur a diminué la force de mon rhumatisme. A 10 heures du matin
nous avons eu connaissance d’un vaisseau au vent à nous, environ à 2
lieues de distance ; il paraissait faire la route du SE, nous avons
continué la nôtre de SE 1/4 S. A 11 heures nous lui avons fait des signaux
de reconnaissance ; il nous a fort bien répondu à 11 heures 1/4 et a
commencé à arriver sur nous. Nous avons serré le vent pour l’approcher,
ses signaux ne nous permettant pas de douter qu’il ne fût Français.
Ainsi, voilà les craintes d’un nouveau branle-bas dissipées. Le reste
de mon voyage aurait probablement été plus tranquille si le vaisseau
eut été Anglais et s’il nous eut donné une chasse semblable à celle
que nous avions essuyée avant-hier. Mais la Providence en avait autrement
décidé. J’avais été trop heureux jusqu’à cette fatale rencontre. A midi
nous avions fait 39 lieues au SE 1/4 E 1° 20’ E.
latitude observée.................................................................. 36°
24’ S
latitude estimée...................................................................
35° 46’ S
longitude...............................................................................
24° 35’ E Vers
midi et demi, l’autre vaisseau a arboré pavillon blanc et l’a assuré
d’un coup de canon ; nous en avons fait autant, mais nous avons un peu
tardé ; de plus, notre coup de canon aura pu n’être pas entendu à cause
du vent. Notre consort a eu peur, il a serré le vent au plus près pour
échapper à notre poursuite. Il s’est cependant rassuré et nous avons
continué à nous approcher jusque vers 4 heures que nous nous sommes
parlés. Le vaisseau se nomme Le
Lys commandé par M. Blain
des Cormiers
[3]
,
venant du cap de Bonne Espérance ; il nous a priés de le conserver
[4]
.
Nous avons aussitôt fait route à l’ESE et, pour nous régler à la marche
du Lys, nous avons diminué nos voiles, car d’ailleurs nous avons sur
lui un avantage considérable de marche.
Variation
occase................................................................
24° 30’ NO
Jeudi
9
Vents
variables du NNO à l’OSO bon frais, temps assez couvert, graînasses
et pluie par intervalles, mer houleuse d’abord, assez belle le soir.
Thermomètre au lever du soleil 17° 1/4, à 2 heures du soir 20°. Cette
seconde observation est de M. Marion.
Mon rhumatisme s’est encore une fois dissipé. A
8 heures du matin nous avons parlé au Lys,
nous lui avons représenté qu’il nous faisait perdre beaucoup de chemin
et que nous avions ordre de nous rendre le plus tôt qu’il nous était
possible à l’île de France,
que d’ailleurs il nous restait peu d’eau, qu’en conséquence nous allions
continuer notre route. Le
Lys nous a répondu qu’il était
indigent et qu’il faisait de l’eau, qu’en conséquence il nous sommait
de l’attendre et de le conserver jusqu’au premier beau temps, qu’alors
il nous donnerait de l’eau et ce dont nous pourrions avoir besoin. Il
a donc fallu faire servir à petites voiles. A midi, 49 lieues ou seulement
49 et 2/3 en droiture à l’E 6° 30’ S.
latitude observée.................................................................. 36°
14’ S
latitude estimée...................................................................
36° 39’ S
longitude...............................................................................
24° 45’ E variation
occase.................................................................
24° 45’ NO Le Lys nous
suit comme il peut. Nous sommes forcés de nous restreindre à nos deux
huniers, encore a-t-il fallu les amener sur le ton. Nonobstant le retardement
occasionné par le Lys, je vois ce vaisseau avec plaisir. Quoique nous ne puissions nous
entretenir, notre solitude me semble diminuée de moitié. Je regarde
les habitants du Lys avec
ma lunette de nuit et je vois que nous ne sommes pas les seuls habitants
du globe terrestre. Je m’en doutais bien néanmoins sans cela. La
carcasse du Lys est beaucoup
moins volumineuse que celle de notre navire. Le soir j’ai vu un éclair
dans le SSO.
Vendredi
10
Vents
variables de l’ONO au SO, bon frais. Il y a eu durant la nuit des grains
de pluie, des grains de vents et roulis majeurs, aussi ai-je peu dormi
car les roulis font toujours rouler quelque chose aux environs de ma
chambre. Après midi, il y a encore quelques graînasses et mer houleuse.
Au lever du soleil, thermomètre 15° 1/4 par M. Marion
; à 2 heures du soir, 15°. Hier, à 9 heures du soir, le
Lys était loin derrière nous,
nous avons serré le grand hunier et nous avons gouverné sous le seul
petit hunier, amené même fort bas jusqu’à midi. Nous aurions pu faire
au moins nos 80 lieues dans les 24 heures et, grâce au Lys,
nous n’en avons fait que 55 et 2/3 à l’E 1/4 NE.
latitude observée.................................................................. 35°
50’ S
latitude estimée...................................................................
35° 41’ S
longitude...............................................................................
30° 54’ E A
minuit on avait mis une lumière au fanal de poupe pour garder le
Lys. A midi il est encore
une lieue derrière nous. Il paraît que les grains de la nuit ont fait
tort à la voile de son grand hunier puisque nous l’avons vu, ce matin,
en enverguer une nouvelle. Il nous paraît qu’en général ils sont assez
mal en voilure et en cordages. A envisager les choses sous une certaine
face, nous devons leur avoir obligation du retard qu’ils nous occasionnent.
Nous ouvrons le canal de Mozambique,
et nous entrons en conséquence dans une mer sujette aux orages, aux
tonnerres, aux grains, aux folles ventes, etc. Lorsque le vent dans
un grain saute tout d’un coup à l’avant du vaisseau, la mâture et la
voilure sont en danger si l’on n’est pas assez actif pour virer bientôt
de bord, de manière que les voiles se trouvent enflées en avant. Or,
ne gouvernant que sous une seule voile, ou plutôt sous un quart de voile,
nous n’avons, à ce qu’il paraît, rien à craindre de ces sautes de vent
; un tour de main arrêtera l’effort du vent et nous le rendra favorable.
Le Lys
occasionne déjà des disputes dans notre société. Ces jours passés, il
a été fait des paris que notre vaisseau arriverait à l’île de
France le premier ou le 2 mai au plus tard. On ne s’attendait pas
à rencontrer un remora tel
que le Lys.
La circonstance doit-elle influer sur l’état des paris et des gageures
? Je pense qu’elle doit les annuler et je ne suis pas le seul de cet
avis. M.
Le Comte de Chemillé n’est
pas bien, il avait gagné une fluxion à la nuit blanche que le branle-bas
lui avait fait passer ; les roulis survenus depuis ont fait empirer
le mal. Après
midi nous allons sous la misaine et les deux huniers, obligés quelquefois
de carguer la misaine. Au soir, le
Lys nous a rejoints.
Variation
occase................................................................
25° 00’ NO
Samedi
11
Vents
du SO au NO, mollissant considérablement, assez beau temps, mer houleuse.
Au lever du soleil, thermomètre 15° observé par M. Marion,
à 2 heures du soir, 17° 1/4, variation ortive 25° 25 minutes NO. A
9 heures 3/4 du matin, nous avons mis en panne et mis notre canot à
la mer. M. Gaudrion est parti
pour le Lys
et le canot a ramené M. Bricourt,
officier du Lys, avec un bon
quartier de boeuf et un présent de raisins, de pommes et de poires pour
M. Marion. Nous avons appris
que le Lys
était le dernier de six vaisseaux envoyés au cap de Bonne-Espérance pour charger des vivres. De ces six vaisseaux,
una était reparti le 14 février, quatreb
le 28 du même mois et le Lys seulement le 28 de mars pour retourner à l’île de
France. Le Lys avait été chassé
par un vaisseau qui leur a paru anglais et sans doute par le même qui
nous a donné la chasse le 6 de ce mois. Ils faisaient un peu d’eau,
mais leur plus grand mal était la crainte d’en faire davantage et le
défaut de bons cordages, etc. On n’avait point encore reçu de nouvelles
de la prise de Pondichéry
[5]
. M. Croiset
s’est embarqué dans le canot il a rapporté et vers midi deux moutons
du Cap vivants, deux feuilletés sans doute de vin du Cap, et quelques
fruits ; il est reparti aussitôt pour le
Lys, pour aller, disait-il,
chercher le reste. A midi nous comptions 39 lieues à l’E 1/4 NE 5° N.
latitude observée.................................................................. 35°
12’ S
latitude estimée...................................................................
35° 16’ S
longitude...............................................................................
32° 12’ E
ou selon nos officiers et nos pilotes.....................................
35° 12’ E Mais,
comme je l’ai dit ci-dessus, l’estime du Lys
était très approchante de la mienne. Peu avant 4 heures du soir, M.M.
Croiset et Gaudrion sont revenus avec une lettre de M. Blain, qui demande compagnie à M. Marion. Comme cette conserve ne manquera pas de nous retarder, il
paraît que, pour se dédommager de ce retardement, on pense à dépasser
l’île Rodrigue sans m’y descendre.
Au moins M. Gaudrion m’a-t-il
dit qu’il ne savait pas si l’on pourrait s’arrêter à Rodrigue,
que M. Blain, comme plus ancien
que M. Marion, se trouvait
le commandant, qu’on craignait que Pondichéry
ne fut mis, et que les Anglais ne bloquassent actuellement l’île de France. M. l’Evêque
d’Eucarpie a prouvé, parlant à M. Marion,
que cette dernière idée était hors de toute vraisemblance en cette saison,
et M. Marion n’en est pas disconvenu. D’autres m’ont dit qu’il était essentiel
que le Lys portât au plus tôt à l’île de
France les provisions de bouche
dont il était chargé : ce n’était certainement point une raison à m’alléguer.
Le Lys
n’était-il pas précédé immédiatement de cinq autres vaisseaux chargés
de provisions semblables ? Je prends du temps pour me déterminer sur
ce que j’ai à faire dans cette circonstance. A
quatre heures nous nous sommes remis en route, mais il fait presque
calme. J’ai mangé ce soir une pomme du Cap, je l’ai trouvée fort bonne
; pour le goût, elle approchait plus du capendu que d’aucune autre pomme
que je connaisse, étant cependant d’un goût plus fin et plus relevé.
J’ai aussi goûté à des confitures du Cap. C’était une espèce de gelée
de poires ou plutôt une confiture pâteuse, assez bonne, mais inférieure
à la plupart de nos confitures.
Dimanche
12
Vents
variables, très mous, de l’O au NO, jusqu’à midi ; ensuite petit frais
du NE à l’ENE. Temps couvert par intervalles, mer houleuse le matin,
plus tranquille le soir. Au lever du soleil, thermomètre 16° 1/2, à
2 heures du soir 19°. Variation ortive 25° 40’ NO. J’ai peu dormi ; je ressens encore
quelque atteinte de rhumatisme. Je n’en suis pas étonné, j’ai fait assez
de mauvais sang hier. Je n’avais point mis dans mon marché que je ferais
le voyage des Indes pour être à la merci des caprices du sieur Blain des Cormiers. Je croyais même alors avoir autant de sujet de
me plaindre de M. Marion.
Etait-ce par crainte qu’il ne daignait me faire aucune part des volontés
du sieur Blain, ni de ce qu’il
pensait ou faisait lui-même pour en empêcher l’effet ; ou était-ce parce
qu’il me regardait comme un homme sans conséquence et indigne de la
moindre attention ? A 11 heures du matin il a envoyé M. de
Marnière à bord du Lys, je n’ai su que le lendemain l’objet de ce message. M. de
Marnière devait faire les
plus grands efforts pour engager M. Blain à nous laisser aller seuls. Vains efforts ! Le parti de M. Blain
était pris. Requis de donner ses ordres par écrit, il l’a fait,
et M. de Marnière est venu
rapporter la réponse. Ce
matin, M. Marion m’a fait
présent d’un grapillon de raisin muscat du Cap. Ce raisin est fort gros,
très charnu, à petits pépins, pas tout à fait rond, approchant pour
la forme d’une ellipsoïde ou d’un sphéroïde allongé. Le goût en est
très délicat ; le raisin européen dont il approche le plus pour le goût
est celui de Malvoisie. M.
Marion n’en avait que deux
grappes ; il a fallu divisé en grappillons. A ce petit présent il a
joint un biscuit du Cap que j’ai trouvé fort bon, une pomme et cinq
poires ; une de ces poires était monstrueuse pour la grosseur, ressemblant
assez pour la forme à nos bons-chrétiens d’hiver, mais plus vertes.
Toutes ne sont bonnes qu’à mettre en compote. A
midi, nous n’estimions avoir fait durant les 24 heures, que 9 lieues
1/4 à l’E 7° 55’ N.
latitude observée.................................................................. 35°
10’ S
latitude estimée...................................................................
35° 08’ S
longitude...............................................................................
33° 46’ E A
dîner nous avons mangé du boeuf africain ; il avait la chair blanche,
mais il m’a paru d’ailleurs aussi bon que le nôtre. M. Blain
nous avait aussi envoyé de la moutarde du Cap : elle n’a presque point
de goût. On
ignorait sur le Lys
que M. le Gentil fut parti pour Pondichéry
sur la Sylphide ; on nous
avait assuré qu’il était encore à l’île de
France. Ne doutant donc point
que M. le Gentil n’observât
le passage de Vénus à l’île de
France, l’observation que j’aurais pu y faire du même phénomène paraissait
n’être plus d’aucune importance. Il fallait que j’arrivasse à temps
à Rodrigue, ou mon voyage
devenait entièrement inutile. J’ai appréhendé, et je pense avec raison,
qu’on me reprochât d’avoir négligé quelques-uns des moyens qui pouvaient
me conduire à mon but. Dans cette idée, j’ai imaginé de sommer M. Marion de me descendre à Rodrigue,
comme j’étais persuadé qu’il en avait l’ordre et comme il avait toujours
été résolu de le faire jusqu’alors. Je rapporterai ci-dessous l’acte
de ma sommation. Signé de M. Thuillier
et de moi, il était adressé à M. Marion
et à tous les autres officiers de l’état-major du vaisseau. Je l’ai
présenté à M. Marion aujourd’hui
12 avril après dîner ; cet officier y a fait aussitôt au bas une réponse
qui n’était rien moins que catégorique. Il garde le tout, pour le faire
copier, disait-il, et me le remettre ensuite. M. de
Marnière, appelé seul en conseil par un trait de pénétration assez
singulier, a trouvé que notre acte était une pièce d’éloquence, et me
fait espérer pareillement sa réponse. M. Marion
m’a dit d’une vive voix qu’il n’avait d’autre ordre à mon sujet qu’une
lettre de la Compagnie par laquelle il lui était enjoint, il est vrai,
de nous remettre à Rodrigue,
mais qu’on ajoutait : sauf les
cas où cette disposition pourrait porter quelque préjudice notable au
vaisseau, ce dont on se référait à sa prudence. M. Marion
ne prétendait point être dans le cas de l’exception, mais il avait les
ordres de M. Blain, auquel
il était de son devoir d’obéir, comme à son ancien ; il me montra même
une partie de la lettre de ce nouveau commandant. M. Blain
le priait de nous faire ses excuses ; il nous conjurait de ne lui point
attribuer ce contretemps, mais plutôt à un aveugle hasard qui nous avait
fait rencontrer le Lys.
Je ne pus m’empêcher de demander à M. de
Marnière, qui riait, s’il trouvait encore ici quelque pièce d’éloquence.
J’avoue cependant que l’originalité de l’excuse m’aurait peut-être excité
à rire moi-même dans toute autre circonstance. M. Blain
s’était cependant fort modéré dans cette lettre, répondant de vive voix
à M. de Marnière qui lui représentait
que nous nous plaindrions si l’on ne nous descendait pas à Rodrigue. Il y a, dit-il,
un moyen efficace de les empêcher de se plaindre : qu’on les jette à
la mer, ils ne se plaindront pas ! Je tiens ce fait d’un de nos
passagers qui était présent et que je juge incapable d’en imposer. M.
Marion n’a point ici reconnu
la supériorité du sieur Blain
: nous n’avons point été jetés à la mer. D’ailleurs, la conversation
entre M. Marion, M. de Marnière et moi s’est
passée, comme je le désirais, avec politesse et sans aigreur. Je les
ai priés de regarder notre démarche comme une démarche de nécessité,
dictée par le seul désir de nous mettre en règle ; ils ont semblé le
prendre sur ce ton. Mais, me trouvant peu après sur la galerie avec
M. Thuillier, M. Marion
est venu l’apostropher d’une manière tout à fait indécente, parce qu’elle
était méprisante. Je ne parle de ceci que pour que l’on puisse entendre
le sens d’une partie de la réponse de M. Marion
à notre sommation. La médisance et la calomnie ont, à ce qu’on dit,
fixé leur séjour le plus favori dans les petites villes ou, en général,
dans les petits lieux. Or, notre vaisseau était un lieu fort petit ;
je m’étais déjà aperçu que la calomnie voyageait avec nous, escortée
d’un nombreux cortège d’autres vices. On avait fait à M. Marion
de faux rapports contre M. Thuillier
et probablement ces faux rapports avaient été, ou faits, ou réchauffés
récemment. M. Marion n’avait
pas, apparemment, eu le temps d’approfondir ces rapports ; ils lui paraissaient
fondés sur des autorités qu’il respectait, sa vivacité l’a emporté pour
ce moment. Quelques jours après, mieux instruit, il a donné un cours
libre à l’équité qui dirige ordinairement ses jugements et ses démarches.
Lundi
13
Vents
du NE, ils mollissent jusqu’à midi en tournant au NO ; après un calme
d’environ trois heures, ils fraîchissent un peu en retournant au NE.
Temps couvert, belle mer et fort douce. J’ai bien dormi et je me porte
très bien. Au lever du soleil, thermomètre 18° 1/2, à 2 heures du soir
19° 1/4. Variation
ortive 26° 40 minutes, occase 26° NO. A déjeuner M. Trévant m’a donné une poire du Cap ; elle était fondante et d’une
eau assez bonne, peau verte assez longuette, pierreuse. Nous en avons
de semblables en Europe, mais j’en ignore le nom. M.
Marion m’a fait une violente
sortie ce matin, m’accusant d’avoir abusé de sa confiance dans l’acte
que je lui avais présenté hier, ce qui, disait-il, n’était point d’un
galant homme. Je n’aurais certainement pas deviné le sujet de son mécontentement,
si je ne l’avais appris de lui-même. Je suis fort éloigné de condamner
les caractères trop vifs : je me ferais le procès à moi-même. La vivacité
de M. Marion s’est trouvée, par l’événement, comme le prélude d’une amitié
plus forte que celle qui nous avait unis jusqu’alors*.
J’ai écouté tranquillement M. Marion
et j’ai compris que deux phrases de ma sommation lui déplaisaient ;
c’est ce que je n’avais certainement ni pu, ni dû prévoir, mais le mal
n’était pas sans remède. Je lui ai donc offert de refaire l’acte et
de le lui représenter sans les deux phrases qui le choquaient si vivement,
l’assurant en même temps que, si j’eusse pu deviner le mécontentement
que ces deux phrases lui occasionnaient, je le lui aurais absolument
épargné. La proposition était trop raisonnable pour n’être pas acceptée.
A midi, route estimée 24 lieues 2/3 à l’E 8° 30’ S.
latitude estimée .................................................................. 35°
21’ S
longitude...............................................................................
37° 16’ E
Copie de l’acte présenté à M. Marion.
A
Messieurs du Fresne-Marion,
capitaine et autres officiers de l’Etat-Major du vaisseau Le
Comte d’Argenson.
Messieurs, Nous,
soussignés, envoyés par le roi et par l’Académie Royale des Sciences
à l’île de Rodrigue, pour
y faire des observations de mathématique et de physique, instruits des
ordres qu’il a plu au Roi de faire donner à ce sujet, par le contrôleur-général
de ses finances, persuadés que ces ordres vous sont parvenus par le
canal de messieurs les Syndics et Directeurs de la Compagnie des Indes,
informés même par les témoignages réitérés de plusieurs des Messieurs
les Directeurs de la Compagnie que le plan de la Compagnie était que
nous fussions en l’île de Rodrigue, avant votre arrivée en celle de France, plan que vous nous avez toujours paru disposés à suivre,
jusqu’à la rencontre du vaisseau le
Lys, nous ne pouvons nous
permettre d’être tranquilles au sujet des bruits qui se sont répandus
depuis deux jours dans le vaisseau. Vous êtes, dit-on, résolu à changer
le plan de votre route et à nous mener directement à l’île de
France, dont il est très probable
que nous ne pourrions être transportés à temps, c’est-à-dire avant la
fin de mai à celle de Rodrigue.
D’abord, nous n’avons ajouté aucune foi à ces bruits : une réflexion
juste autoriserait certainement notre incrédulité. Nous ne pourrions
nous regarder comme assez étrangers dans cette affaire, encore moins
comme assez au-dessous de tout égard, pour qu’on ne nous eût donné aucune
connaissance, du moins générale, des raisons qui pouvaient autoriser
de nouveaux arrangements, contraires à ceux qui avaient été précédemment
déterminés. Cependant ces bruits s’accréditent, et nous ne pouvons plus
nous dissimuler qu’ils sont appuyés sur quelque fondement de vraisemblance.
En gardant un plus long silence, nous croirions manquer aux plus saints
de nos devoirs envers le Roi qui nous a honorés de ses ordres et qui,
de sa bouche sacrée, a daigné témoigner à l’un de nous la part qu’il
prenait à la réussite de nos observations ; envers l’Académie qui nous
a accordé sa confiance au sujet d’une observation qu’elle juge aussi
importante que délicate ; envers la patrie dont nous ne craignons pas
d’avancer que la gloire est intéressée au succès de notre voyage ; envers
l’Europe entière qui, prévenue de notre mission, a les yeux attentifs
sur la manière dont nous nous acquitterons de son objet. Nous ne répondrons
pas sans doute des impossibilités, mais il faut qu’elles soient réelles,
et notre devoir est de les constater, autant qu’il est en nous, pour
nous mettre à couvert de tout reproche. A
ces causes, nous vous sommons, messieurs, par le présent acte duquel
nous conservons copie, pour en faire tel usage que nous aviserons bon
être, de suivre le plan de route que vous vous étiez proposé jusqu’à
la rencontre du vaisseau le Lys, afin que nous puissions
débarquer à temps à l’île de Rodrigue.
Nous protestons formellement contre tous les arrangements que vous pourriez
prendre et contre l’exécution de ceux que vous auriez déjà pris avec
les officiers du Lys, en tant
que ces arrangements, fondés peut-être d’ailleurs sur des faits hasardés,
et sur des conjectures hors de vraisemblance, seraient contraires aux
intérêts de notre commission, et aux ordres respectables dont nous sommes,
vous et nous, respectivement chargés. Enfin, nous nous croyons autorisés
à vous demander une réponse claire, catégorique et par écrit à notre
sommation présente ou, en cas de refus, acte de notre protestation et
de votre refus. Fait
à bord du vaisseau le Comte d’Argenson,
le treizième jour du mois d’avril 1761, signé Alex
Gui Pingré, chanoine régulier de l’Académie royale des Sciences.
Thuillier. Telle
était, à deux phrases près, notre pièce d’éloquence selon M. de Marnière. Nous l’avons présentée avant dîner. A
dîner on a encore mangé du boeuf d’Afrique, des carottes, des choux
du même pays. Au moins M. Blain
ne nous était pas inutile en tout.
Mardi
14
Vents variables du NE au NO, frais
passable, beau temps, belle mer. Au lever du soleil, hauteur du thermomètre
observée par M. Marion, 19°
; elle n’a point été marquée après midi. Vers 11 heures 1/2 du soir,
d’autres bruits me tiennent les yeux ouverts, le soldat qui avait passé
le 4 février par les garcettes a été surpris dans la grande chambre.
On a présumé qu’il voulait forcer quelque malle ; la présomption n’ayant
pas pu être convertie en conviction, visite faite de son sac, il a été
renvoyé. Il a été aussitôt se cacher, on l’a retrouvé et mis aux fers.
Cette espèce de problème a duré quelques temps, au grand déplaisir de
ceux dont elle interrompait le sommeil. M. Marion
m’a remis ce matin la réponse suivante.
Réponse
à la première sommation, présentée à M. du
Fresne Marion et à M.M. les officiers, le 13 avril 1761, par M.
Alexandre Guy Pingré, chanoine
régulier de l’Académie Royale des Sciences, et Thuillier. Si
messieurs les académiciens, dénommés ci-dessus, avaient voulu observer
que nous entretenons la latitude de 35 à 36 degrés et que je m’estime,
ce jour, par la longitude de 37 à 38 degrés, suivant le méridien de
Paris, ils se seraient épargné la peine de me sommer de les conduire
directement à Rodrigue. Je
crois être, jusqu’à présent, dans la route ordinaire. Je
suis les ordres que j’ai reçus de M.M. les syndics et directeurs de
la Compagnie des Indes. Je m’y conformerai toujours autant qu’il me
sera possible, sauf à moi à en rendre compte à M. le gouverneur de l’île
de France et à messieurs du
Conseil. J’ajouterai en outre que le hasard m’ayant fait rencontrer
le Lys,
vaisseau de la Compagnie, commandé par M. Blain
des Cormiers auquel je me reconnais subordonné, je lui ai fait part
de mes ordres concernant les dits sieurs. En conséquence, messieurs
les académiciens peuvent s’adresser au dit sieur commandant. Comme
par la dite sommation les sieurs Pingré
et Thuillier, l’un de l’Académie des Sciences reconnu, et l’autre
de ce qu’il plaira à Dieu, ont sommé M.M. les officiers de mon état-major
de répondre à la dite sommation, je déclare la leur avoir communiquée
ainsi que la réponse que j’y fais, afin qu’ils puissent répondre ce
qu’ils jugeront à propos. Fait
à bord du vaisseau le Comte d’Argenson,
le 13 du mois d’avril 1761. Signé du
Fresne Marion.
Je
n’analyserai point cette réponse ; les réflexions qu’elles pourraient
occasionner se présentant trop naturellement à l’esprit. Il ne faut
pas un haut degré d’intelligence, pour concevoir qu’elle n’était point
faite pour me satisfaire. Je ne qualifierai pas non plus la manière
dont M. Thuillier y était
traité ; j’ajouterai seulement à ce que j’ai dit plus haut, que M. Marion
avait raison de parler ainsi, si les faits qui lui avaient été rapportés
eussent été aussi vrais qu’ils étaient faux. Quant aux autres articles
de la réponse, j’ai pris la liberté d’en représenter de vive voix à
M. Marion le faible, j’oserais
même presque dire, le ridicule. Cette représentation a donné lieu à
une nouvelle réponse verbale absolument satisfaisante. En voici le précis
: M. Marion a fait presque
l’impossible pour se libérer de la compagnie de M. Blain ; il s’est efforcé de prouver que les raisons sur lesquelles
est appuyée la demande de M. Blain
sont, ou insuffisantes, ou peu fondées. Nonobstant les représentations
les plus fortes, M. Blain
persiste à exiger que nous le conservions. Il parle comme ayant autorité,
il somme de son côté et il a écrit qu’il se chargeait de toutes les
suites vis-à-vis M. le gouverneur de l’île de
France et vis-à-vis la Compagnie. Cependant M. Marion
ne désespère pas de nous descendre directement à Rodrigue ; il est vrai qu’il n’ira pas si loin à l’est qu’il se le
proposait, mais en cas que nous manquions Rodrigue,
il garantit que nous arriverons à l’île de
France entre le premier et le 5 mai, qu’il y aura tout le temps
nécessaire pour nous mener à Rodrigue,
la traversée n’étant que de huit jours, que si M. le gouverneur de l’île
de France n’a point de commodité
pour nous y envoyer, il lui demandera lui-même cette commission et s’en
acquittera à notre satisfaction. Je doute qu’on ait jamais été de l’île
de France à Rodrigue en
huit jours, si ce n’est dans la saison des vents variables où nous n’étions
pas alors. J’ai été satisfait des autres parties de la réponse de M.
Marion ; j’ai été pleinement
convaincu de la vérité de quelques-unes, dès le jour même. Quant aux
autres, j’ai cru pouvoir m’en rapporter à sa probité. Je l’ai fréquenté
durant cinq mois, la sincérité m’a paru former un des principaux traits
de son caractère.
A
Midi, route estimée 27 lieues à l’E 4° S.
latitude observée.................................................................. 35°
34’ S
latitude estimée...................................................................
35° 27’ S
longitude...............................................................................
36° 55’ E variation
occase .....................................................................
26° NO
Mercredi
15
Vent
NO, bon frais jusqu’à 4 heures du soir qu’ il mollit en passant à l’ONO
; temps couvert d’abord, assez beau ensuite, grain vers 3 heures du
soir, mer assez belle avec une lame du SO. Au lever du soleil et à 2
heures du soir, hauteur du thermomètre, 20°. J’ai
déjeuné très bien et de fort bonne amitié avec M. Marion,
avec du vin blanc du Cap. Je ne parle pas ici de ce fameux vin de Constance,
près du Cap, que les marchands de vin de Paris
savent si bien imiter ; celui dont il s’agit ici est un assez petit
vin qui m’a paru analogue à celui de Chablis,
si ce n’est qu’il lui est beaucoup inférieur en force. Ce petit vin
du Cap me plaisait assez,
c’est sans doute parce que l’homme aime naturellement à versifier. A
midi, route estimée 44 lieues à l’E 3° N.
latitude observée.................................................................. 35°
35’ S
latitude estimée...................................................................
35° 27’ S
longitude...............................................................................
39° 37’ E Variation
occase 25° 45’ NO ; roulis le soir.
Jeudi
16
Vents
variables du SSE au NE, frais passable, temps couvert et petite pluie
assez continuelle ; mer un peu houleuse. Le vent contraire nous fait
suivre différentes bordées. Dans des circonstances semblables, dit M.
Trévant, les Portugais prendraient
au moins leur Saint-Antoine
[6]
, si même ils ne lui donnaient point la cale. Au lever
du soleil, thermomètre 17°, à 1 heure du soir 18° ou très peu plus. A
midi, route estimée 31 lieues 2/3 ou simplement 27° en droiture au NE
1° 30’ E.
latitude estimée...................................................................
34° 40’ S
longitude...............................................................................
40° 49’ E
Vendredi
17
Vents
du NNE au N 1/4 NE, bon frais ; assez beau temps et mer assez belle.
Au lever du soleil, thermomètre 19° ; à 2 heures du soir 19° 3/4. A
midi, route 24 lieues et 1/3 ou, en droiture, 20 lieues au SE 1/4 E
2° S.
latitude observée.................................................................. 35°
28’ S
latitude estimée...................................................................
35° 14’ S
longitude...............................................................................
41° 49’ E variation
occase .....................................................................
25° NO La
charrette mal attelée (c’est le nom que nous avons donné au Lys) suit, comme elle peut, notre chaise de poste ; de peur d’aller
trop vite, elle a serré ses perroquets.
Samedi
18
Vents
du N au NNE, bon frais à 2 heures du soir ; ils mollissent en passant
à l’ouest et ensuite au sud. Temps couvert avec pluie, mer assez belle
jusqu’à 2 heures du soir qu’elle devient dure et houleuse. La liqueur
du thermomètre a été observée à 20°, tant au lever du soleil par M.
Marion, qu’à 2 heures du soir
par moi. Le
tangage est assez fort parce que nous sommes obligés d’attendre le Lys sans pouvoir user
de tous nos avantages. Nous aurions dû faire aujourd’hui 70 lieues
et, à midi, nous n’en avons fait, en 24 heures, que 46 à l’E 1° 45'
S.
latitude estimée...................................................................
35° 32’ S
longitude...............................................................................
44° 38’ E A
2 heures 1/2 du soir, une saute de vent à l’ouest a été suivie d’orages,
de fortes pluies, d’éclairs et de tonnerre. M.
l’Evêque d’Eucarpie est dans
tous les remèdes : il est attaqué de la maladie dont il est mort quelques
jours après son arrivée à l’île de
France. C’était un épanchement de bile, occasionné peut-être en
partie par l’ennui qui ne l’a guère quitté depuis notre départ. Comme
il n’a été sérieusement malade que les 7 ou 8 derniers jours de
notre traversée, on pouvait présumer que la maladie n’aurait pas été
mortelle si nous n’eussions pas rencontré le
Lys. Si cela est, cette fâcheuse
rencontre m’aura été moins fatale qu’à ce respectable prélat.
Dimanche
19
Les
vents fraîchissent du S au SE, ils mollissent ensuite en passant à l’ESE
et de là au NO. Temps presque toujours couvert et pluie fine ; la mer,
dure d’abord, s’adoucit ensuite. Au lever du soleil, hauteur du thermomètre
17° ; à 2 heures, 18° 1/4. Durant
la messe on a mis la flamme rouge pour avertir ceux du Lys,
qui n’ont point d’aumônier de s’unir, s’ils le jugeaient à propos, à
nos prières. Après la messe, j’ai déjeuné en bonne compagnie chez M.
de Saint-Jean, et je me suis
aperçu que je n’étais pas le seul mécontent de la rencontre du Lys. De quoi se sont-ils avisés de vouloir notre compagnie ? Nous
nous serions bien passés de la leur. A midi, route estimée 28 lieues
ou en droiture, 26 lieues 1/3 au NE 1/4 E 3° N.
latitude observée.................................................................. 34°
50’ S
latitude estimée...................................................................
34° 45’ S
longitude ..............................................................................
45° 56’ E Le Lys
nous a approchés vers 5 heures ; nous nous sommes fait des compliments.
Lundi
20
Les
vents du N au NO 1/4 O, mous d’abord, fraîchissent à une heure et demie
du matin, sans que nous en puissions profiter. Temps presque toujours
couvert et brouillard, mer tranquille. Thermomètre au lever du soleil
19°, à une heure et demie, 19° 1/2. Le Lys
nous a quittés cette nuit. Nous avons d’abord gouverné sous deux huniers
pour l’attendre. A 3 heures du matin il a tiré un coup de canon, on
lui a répondu par un coup semblable, et par plusieurs coups de fusil,
et l’on a mis en panne pour l’attendre*.
A
midi, route 15 lieues 1/4 ou en droiture 13 lieues 3/4 au NE 2° 45’
E.
latitude observée douteuse..................................................
34° 28’ S
latitude estimée...................................................................
34° 22’ S
longitude...............................................................................
26° 33’ E A
midi et demi, M. de Cardonne
est parti dans le canot pour le
Lys. M. Marion demande des
vivres frais, vu le tort que le
Lys nous occasionne et le
nombre de nos malades (ce qui se monte, je pense, à sept, dont un seul
est attaqué dangereusement du scorbut). A 3 heures, M. de
Cardonne est revenu avec des moutons, des canards, des oies, des
poules, des poulets, des chapons, des cochons, etc. Il a aussi prié
M. Blain de forcer de voiles
; je doute que cette prière ait son effet, mais, pour des animaux, nous
n’en manquerons pas, le Lys
en est plein. Leur principal logement est dans la chambre du vaisseau,
aussi l’air y est-il tellement infecté qu’il y a beaucoup plus de malades
qu’ici, quoique nous soyons en mer depuis un bien plus long temps. M.
Blain marque que son vaisseau
fait 12 à 14 pouces d’eau par heure et qu’il a 25 malades sur les
cadres. Il attribue leurs maladies à l’eau faite à l’île de France, où, dit-il, les puits n’avaient point été carénés, et où
il était entré de l’eau de mer. Cela peut-être : M. Blain nous a envoyé de son eau, plusieurs en ont été incommodés, et
nous sommes résolus, en conséquence, de nous tenir à l’eau de France. Je crois cependant
que ces incommodités se sont bornées sur notre bord à des dévoiements**. Après
l’arrivée de M. de Carbonne
on s’est remis en route. Au soir, on a trouvé un cancrelat
dans la chambre du Conseil. Cet animal nous est sans doute venu du Lys
; j’en parlerai probablement ailleurs.
Mardi
21
Vents
du NO à l’O, frais inégal ; beau temps avec brumes et nuages, belle
mer. Thermomètre au lever du soleil 18° 1/3, à 2 heures du soir 18 degrés 1/2. Le Lys
nous a fait aujourd’hui signal
de cochon. M. Blain avait
promis hier que, lorsqu’il ferait tuer sur son bord un mouton ou un
cochon, il ferait en même temps un signal qui nous donnant avis de l’exécution,
nous inviterait à en envoyer chercher notre part si nous le jugions
à propos. Mais nous avons assez de cette viande ; nous aurions mieux
aimé que M. Blain eut fait
faire signal de boeuf. On
a aujourd’hui amarré sur un canon et passé par les garcettes deux soldats
qui avaient battu leur sergent ; à terre ils n’en auraient peut-être
pas été quittes à si bon marché. A
midi 24 lieues 1/2 à l’E 4° 30’ N.
latitude observée.................................................................. 34°
10’ S
latitude estimée...................................................................
34° 16’ S
longitude...............................................................................
48° 02’ E Au
soir on voyait dans l’eau quelques corps lumineux en très petit nombre,
gros et d’un éclat permanent ; on a dit que c’étaient des galères
[7]
.
J’ai, depuis, ramassé quelques-unes de ces galères à Bourbon,
sur le rivage. Je croyais d’abord voir sur le sable des tranches minces
de raves ou d’autres légumes semblables ; je vois avec étonnement que
ce sont des corps entiers, de la grandeur d’une pièce de douze sous,
mais plus minces, exactement ronds. On y distinguait une circonférence
plus remplie que l’intérieur et comme des rayons qui tendaient du centre
à la circonférence, le tout assez transparent. On m’a dit pareillement
que c’étaient des galères. Cette espèce d’animal pourrait trouver sa
place dans la classe d’animaux où l’on range les orties de mer.
Mercredi
22
Vents
de l’O au SSO, bon frais, beau temps, belle mer. Au lever du soleil
thermomètre observé par M. Marion
17°, à 2 heures du soir 18° 1/2. Variation ortive 24° 30’, occase 23° 30’ NO. On
a rechangé aujourd’hui la voile du grand hunier, pour enverguer celle
des belles mers. A midi 30 lieues 1/3 à l’E 5° 30’ N.
latitude observée.................................................................. 33°
54’ S
latitude estimée...................................................................
34° 01’ S
longitude...............................................................................
49° 51’ E
Jeudi
23
Vents
du SSO à l’O, frais passable, beau temps, belle mer. Thermomètre 16°
3/4, soit au lever du soleil, observé par M. Marion,
soit à 2 heures du soir. A midi 40 lieues 1/3 à l’E 6° N.
latitude observée.................................................................. 33°
41’ S
latitude estimée...................................................................
33° 41’ S
longitude...............................................................................
52° 17’ E
variation occase 22° 30’
Vendredi
24
Vents
variables du SO à l’ONO, petit frais et presque calme ; le temps couvert
par intervalles, belle mer. Thermomètre au lever du soleil 16°, à 2
heures du soir, 18° 1/6. Variation ortive 22° 15 minutes, occase 21°
50 minutes NO. A midi, 24 lieues 1/3 à l’E 6° 15’ N.
latitude observée.................................................................. 33°
28’ S
latitude estimée...................................................................
33° 33’ S
longitude...............................................................................
53° 44’ E
Samedi
25
Vents
très variables du NO au NE ; presque calme ; vers 8 heures du soir les
vents commencent à fraîchir ; temps couvert, la mer un peu roulante.
Au lever du soleil, thermomètre 18° observé par M. Marion,
à 3 heures du soir, 19°. On a oublié de le regarder plus tôt. A midi
14 lieues 1/3 à l’ENE 4° E.
latitude observée.................................................................. 33°
05’ S
latitude estimée...................................................................
33° 15’ S
longitude...............................................................................
54° 33’ E
Dimanche
26
Vents
du N au NNE, assez bon frais, beau temps, belle mer. Au lever du soleil,
thermomètre 18° 1/3, à 2 heures du soir 20° 1/2. A midi, 33 lieues à
l’E 1/4 NE 2° 30’ N.
latitude observée.................................................................. 32°
54’ S
latitude estimée...................................................................
32° 41’ S
longitude...............................................................................
56° 28’ E Variation ortive 22° 15’, occase 20° 13’ NO. Le Lys
nous a souhaité le bonsoir et il nous a ordonné de gouverner au NE aussitôt
que le vent le permettra. A 7 heures 1/2 du soir, notre bout-de-dehors
de beaupré s’est cassé, non par accident, mais par vétusté.
Lundi
27
Vents
du nord, bon frais sans que nous en puissions profiter à cause du Lys**
qui est sous basses voiles ; beau temps, grainasses le soir, mer assez
belle avec un tangage assez fort. Thermomètre au lever du soleil, 20°
par M. Marion, à 2 heures du soir, 21°. Variation
ortive 21° 25’ NO. Nous
avons souhaité le bonjour au Lys.
D’abord M. le commandant ne voulait pas répondre, nous l’avons accosté
de si près qu’il a enfin appréhendé que l’ancienne carcasse du Lys
n’éclatât contre notre vaisseau. Il nous a crié plusieurs fois d’arrivera,
son navire, disait-il, ne gouvernant pas bien. Comme nous tardions à
exécuter l’ordre de M. le commandant, il s’est lui-même séparé de nous
pour prendre les derrières où il se tient scrupuleusement. A
midi 32 lieues à l’ENE 1° E.
latitude observée.................................................................. 32°
20’ S
latitude estimée...................................................................
32° 19’ S
longitude...............................................................................
58° 15’ E Vers
10 heures 1/2 du soir, grain assez fort du NNO au NO, grande pluie et
quelques éclairs ; le ciel était très noir ; on a vu des aigrettes électriques
[8]
à l’extrémité des trois mâts, au-dessus des girouettes, et une quatrième
à l’extrémité de bâbord de la vergue du grand perroquet. Ce phénomène
a duré environ six minutes, il a reparu un quart d’heure après, par
un temps presque serein, avec force éclairs. Cette seconde fois, il
n’a duré que deux minutes.
Mardi
28
Vents
variables du NNE au NO ; temps à l’orage ; mer houleuse. Thermomètre
au lever du soleil 20° par M. Marion,
à 2 heures du soir 20° 1/4. A midi 23 lieues 2/3 à l’E 1/4 NE 1°
45’ N.
latitude observée.................................................................. 32°
04’ S
latitude estimée...................................................................
32° 01’ S
longitude...............................................................................
59° 37’ E variation
occase.................................................................
18° 20’ NO Après
dîner, il y a eu une scène fâcheuse entre deux de nos jeunes
officiers ; l’un d’eux prétendait avoir déjà été humilié par
l’autre, et personne, quelque peu de titres qu’il puisse avoir pour
se relever, n’aime à être humilié. Ils se sont pris aujourd’hui de paroles,
et des paroles on en est venu aux corps, non pas cependant aux coups
d’épée, mais aux coups de poing seulement. M. Marion
est survenu par hasard et les a trouvé accrochés aux cheveux l’un de
l’autre ; il a jugé à propos de les mettre tous les deux aux arrêts
dans leur chambre. Deux sentinelles veillent aux portes pour empêcher
les deux prisonniers de sortir ; tout doit rester en cet état jusqu’à
notre arrivée à l’île de France. On assure que M. Marion n’a prononcé cet arrêt qu’à la prière d’un des deux combattants,
lequel se trouve ainsi libéré de la crainte qu’il aurait eu que l’autre
ne lui présentât, en quelque coin du navire, la pointe d’une épée meurtrière.
A notre arrivée à l’île de France,
un des deux restera aux arrêts sur le vaisseau, jusqu’à ce que l’autre
soit parti pour Bourbon. Et
c’est ce qui a réellement été exécuté depuis.
Mercredi
29
Vents
du NO à l’O, assez bon frais ; quelques grainasses, mer assez belle.
Thermomètre au lever du soleil 19°, vers 2 heures du soir grain de pluie
assez abondant, peu après le grain, thermomètre 20° 1/2**.A
midi, 22 lieues au NNE 20° 45’ N.
latitude observée.......................................................................
31° 02’ S
latitude estimée........................................................................
31° 02’ S
longitude....................................................................................
60° 05’ E
variation occase......................................................................
17° 08’ NO
Jeudi 30
Vents
de l’O au SO, bon frais, beau temps, mer un peu houleuse. Thermomètre
au lever du soleil 19°, à 2 heures du soir 20°. Variations
ortive 17° 15’, occase 15° 30’ NO. A midi, route 51 lieues au N 5° 45’
E.
latitude observée.......................................................................
28° 32’ S
latitude estimée........................................................................
28° 30’ S
longitude....................................................................................
60° 22’ E *
Le scorbut fait des progrès ; une vingtaine de nos gens en sont attaqués.
L’air de terre les rétablira bientôt.
Vendredi
1er mai
Le
vent comme hier ; vers le soir il tourne au SSO et au S, beau temps,
mer un peu houleuse. Thermomètre au lever du soleil, 19° 1/2, à deux
heures du soir, 20° 2/3. Variation ortive 15° 30’, occase 14° 30’ NO. A
midi, 44 lieues au N 4° 15’ O.
latitude observée.................................................................. 26°
22’ S
latitude estimée...................................................................
26° 21’ S
longitude...............................................................................
60° 11’ E J’ai
dit plus haut, que selon nos officiers et nos pilotes, nous étions de
deux degrés plus à l’est et, par conséquent, notre longitude à midi
était, selon eux, de 62° 11’ à l’est de Paris et, par conséquent, d’un
degré 1/3 plus orientale que l’île Rodrigue.
Durant
la nuit, quelques grainasses de pluie.
Samedi
2
Vents
du SSO au SSE, bon frais, beau temps, mer un peu houleuse d’abord, assez
belle ensuite. Au lever du soleil, thermomètre observé par M. Marion,
19° 3/4, à 2 heures du soir, 21°. Variation ortive,
14° 30’, occase 12° 25’ NO. Nous
retrouvons aujourd’hui les vents alizés ; nous gouvernons vers le nord
de la boussole. On a pris ce rhumb hier, vers midi, parce que M. Blain signifiait clairement que telle était sa volonté. Mais comme
ce rhumb, suivant notre estime, nous fera manquer Rodrigue, M. Marion a pris
le parti d’envoyer aujourd’hui M. Trévant
à bord du Lys, pour faire
une dernière tentative sur l’esprit du sieur Blain
des Cormiers. M. Marion écrit au sieur Blain
qu’il doit regarder comme intimés à lui les ordres de la Compagnie qui
nous concernent, et que M. Marion
lui envoie. Il lui représente que le retardement causé par notre reconnaissance
de l’île Rodrigue ne peut
occasionner aucun mauvais effet, et qu’en conséquence il lui semble
naturel de nous procurer la facilité la plus grande d’exécuter les ordres
que le roi nous a donnés. M. Marion
se flattait que sa lettre ferait effet. M. de
Saint-Jean aurait été d’avis que je l’eusse accompagnée d’une missive
de ma part, mais il me l’a dit trop tard. Il m’a représenté M. Blain
comme fort traitable, même vis-à-vis des sciences. Je le veux bien croire
; j’aurai désiré le savoir plus tôt car il n’était plus temps d’écrire
quand j’ai parlé à M. de Saint-Jean.
Au reste, je suis au moins assuré de n’avoir pas compromis l’astronomie,
vis-à-vis d’un homme accusé d’avoir dit qu’il fallait jeter les astronomes
à la mer. Tout ce que j’ai pu faire a été de prier M. Trévant
de suppléer de vive voix à ce que je ne pouvais écrire. J’ai même porté
à M. Trévant la santé du sieur
Blain à rouge bord. Enfin,
j’ai fait offrir au dit sieur Blain
de retoucher ses aiguilles de boussoles, vu qu’il s’était [plaint] du
dérangement de ses compas, et qu’il avait fait prier M. Marion
de lui en communiquer un bon, ce que M. Marion
ne jugeait pas à propos de le faire. Et en effet, nous précédons toujours
le Lys,
un compas lui est inutile, il n’a qu’à nous suivre. M.
Trévant est revenu vers 11
heures 1/2 environ et a rapporté la réponse de M. Blain.
Le sieur commandant n’a certainement fait cette réponse sans avoir préalablement
conçu la plus haute idée de l’autorité qu’il possédait alors. Il ne
s’était en effet jamais trouvé dans une telle passe ; il dépendait de
lui d’anéantir d’un coup de plume toutes les dispositions que l’Académie
avait faites pour tirer du passage de Vénus la plus grande utilité possible,
et d’annuler les ordres qu’il avait plu au plus grand comme au plus
aimé des rois, de donner en conséquence. Un autre peut-être se serait
contenté de se contempler dans ce haut degré d’autorité, et n’aurait
pas osé faire tout ce qu’il pouvait, mais le sieur Blain
n’était pas pour rester en si bon chemin ; il a voulu montrer qu’il
était aussi hardi que puissant. Il prend le haut ton et décide souverainement
qu’il ne faut pas s’arrêter à Rodrigue,
quand même on reconnaîtrait cette île. Il me fait faire cependant des
compliments par M. Trévant
; il me remercie d’ailleurs de mon offre, ayant, dit-il, une pierre
avec laquelle il touche parfaitement les aiguilles. Depuis mon arrivé
à l’île de France, j’ai entendu
souvent parler du sieur Blain. On l’a toujours blasonné en de tels termes, que je n’ai pu
que me féliciter de n’avoir pas fait vis-à-vis de lui plus d’avances. A
midi 37 lieues 3/4 au N 1/4 NO 2° 30’ O.
latitude observée.................................................................. 24°
33’ S
latitude estimée...................................................................
24° 32’ S
longitude...............................................................................
59° 41’ E
Dimanche
3
Vents
du SSE à l’E 1/4 SE, bon frais, beau temps, non sans nuages, belle mer.
Thermomètre au lever du soleil, 21° 1/4, à 2 heures du soir, 22°. Variation ortive 13° 45’ NO. Nous
avons repassé cette nuit le tropique du Capricorne et nous sommes rentrés
dans la zone torride. Nous
approchons de Rodrigue et
cependant, de par notre souverain commandant, nous n’y relâcherons pas
cette fois-ci. On
a vu aujourd’hui plusieurs pailles-en-queue ; ce sont des habitants
de Rodrigue. Ils sont sans
doute repartis pour donner avis de notre arrivée à l’île de
France. On a voulu me persuader que l’apparition de ces oiseaux
en cette dernière île, était un pronostic certain de l’arrivée prochaine
de quelque vaisseau. A
midi, route 54 lieues au N 1/4 NO 3° O.
latitude observée.................................................................. 22°
12’ S
latitude estimée...................................................................
21° 56’ S
longitude...............................................................................
58° 59’ E Le Lys
qui nous avait assez bien suivi la nuit dernière toutes, ses voiles
hautes, ne va plus si bien*.
Nous avons perdu beaucoup de temps à l’attendre.
Lundi
4
Vents
du SE à l’E 1/4 SE, bon frais, le temps gris, la mer houleuse. Au lever
du soleil, thermomètre 22 degrés et plus, à 2 heures du soir, presque
23. A
7 heures du matin, étant selon l’estime de nos officiers et nos pilotes
à 7 ou 8 lieues, mais selon la réalité à environ 45 lieues de Rodrigue, sur un signal fait de notre commandant, nous avons mis cette
île en arrière de nous et nous avons gouverné à peu près à l’ouest du
monde. Une demi-heure après, M. Marion
a désiré que la variation, qui avait été manquée ce matin, fût observée
par l’azimut du soleil. Cette méthode, trop peu familière aux marins,
est assez facile dans la pratique dans la théorie elle est plus sûre
que la méthode ordinaire. M. Des
Moulières trouva avec le compas que le centre du soleil déviait
de 82 degrés et demi du nord du compas vers l’est et, en même temps,
M. Gaudrion déterminait la hauteur apparente du bord inférieur du soleil
sur l’horizon, de 10° 22’. J’en ai conclu que l’aiguille variait
de 13° 59’ du nord à l’ouest, ce qui nous mettait manifestement entre
l’île Rodrigue et l’île de France, mais beaucoup plus près de cette dernière que nous ne l’étions
réellement. Vers 5 heures du soir, une opération semblable réduisait
la variation à 12° NO, ce qui nous établissait encore entre les deux
îles, mais trop près de l’île Rodrigue.
Ces deux variations auraient dû être au matin de 12° 40’, au soir de
13° 20’ ou environ. L’erreur ne vient certainement point de la méthode.
Viendrait-elle de l’attraction du fer qui entre dans la construction
du vaisseau, ou bien ne pourrait-on pas la rejeter sur les compas qui
ne seraient pas bien rentrés, qui seraient mal divisés, dont les pinnules
ne seraient pas exactement posées ? Quelques-unes de ces causes expliqueraient
assez bien pourquoi ces messieurs trouvent ordinairement la variation
ortive au NO plus grande que l’occase, sous quelque latitude que ce
soit. Il est vrai qu’on n’en pourrait dire autant de la variation du
nord à l’est, mais celle-ci s’observe beaucoup plus rarement que l’autre
; un très petit nombre d’exemples que l’on peut rapporter à des causes
différentes ne peut servir à établir un fait général. Au lever du soleil,
la variation avait été observée de 14° 30’ et, à son coucher, de
10° 54’ NO, par la méthode ordinaire. L’erreur, comme on voit, était
bien plus considérable que par la méthode des azimuts. On
continue de voir des pailles-en-queue. A
midi, route estimée 53 lieues 1/3, mais en droiture, 46 lieues seulement
au NNO 3° 45’ O.
latitude observée.................................................................. 20°
14’ S
latitude estimée...................................................................
20° 08’ S
longitude...............................................................................
57° 54’ E
Mardi
5
Vents
de l’E à l'ESE, frais inégal, assez beau temps, grand roulis durant
la nuit. Au lever du soleil, thermomètre 22° 2/3, à 2 heures du soir
24° et même un peu plus. Variation ortive, à la volée entre les nuages,
13° 25' NO. Nous
voyons une grande quantité d'oiseaux, ce qui fait conjecturer que nous
verrons terre aujourd’hui. A midi, 39 lieues à l’ouest.
latitude observée.................................................................. 20°
23’ S
latitude estimée...................................................................
20° 14’ S
longitude...............................................................................
55° 52’ E Un
peu avant 4 heures du soir, on a eu connaissance de terre. C’était l’île
de France qui n’était plus
distante de nous que de 10 lieues en droiture. Nous avons aussitôt arboré
pavillon blanc, pour avertir ceux du Lys
de notre découverte ; au bout d’un bon quart d’heure, ils ont conçu
que nous ne nous trompions pas. Ils ont pareillement arboré un pavillon
qui pouvait avoir été jadis blanc. La nuit dernière, ils avaient retardé
notre marche par la crainte de rencontrer terre ; et la terre qu’ils
craignaient, ou qu’ils feignaient de craindre, était principalement
l’île de Rodrigue, dont la
latitude avait pu augmenter d’un demi-degré depuis qu’ils ne l’avaient
reconnuea.
Maintenant qu’il ne s’agissait plus de l’île odieuse de Rodrigue, il fallait avoir les ordres de notre vénérable commandant
sur la manière d’attaquer l’île de
France. Il nous avait voulu faire accroire, comme je l’ai dit plus
haut, que les ennemis pouvaient être déjà devant cette île, que l’on
était convenu de signaux ordonnés au port du SE par le moyen desquels
on apprendrait s’il n’y avait point de danger à relâcher dans le port
du NOb,
qu’il fallait donc consulter ces signaux, etc. J’avais, en conséquence,
par le conseil de M. Marion,
préparé une lettre pour M. Desforges,
gouverneur de l’île, qui devait être incessamment averti de notre arrivée
par un canot que M. Marion
aurait mis à la mer. Mais, par un hasard plus heureux que celui qui
nous avait fait rencontrer le
Lys, il n’est pas venu dans
l’idée de M. Blain que cette
visite du port du SE, en me retardant peut-être de huit à dix jours,
pouvait m’empêcher absolument de me rendre à Rodrigue assez à temps pour y observer le passage de Vénus.
Il est donc décidé que nous attaquerons l’île à l’ordinaire par le nord
et, par conséquent, que nous mouillerons demain. Ainsi, suivant la permission
de M. Blain, nous gouvernons au nord depuis 5 heures du soir.
Mercredi
6
Vents
comme hier, beau temps, belle mer. Thermomètre au lever du soleil, 22°
3/4. Variation ortive 15° 30’ NO. A
2 heures 3/4 du matin, ne nous faisant plus qu’à 2 lieues de l’île Ronde,
le Lys a fait signal de
virer de bord et nous avons tant viré et reviré, qu’à 9 heures du matin
nous n’étions plus qu’à 3/4 de lieues de l’île Ronde. Route estimée
depuis hier midi, 28 lieues, ou en droiture seulement 11 lieues 3/4. Latitude
estimée et réelle .......................................................
19° 56’ S Longitude
estimée par les officiers..........................................
57° 28’ E Selon
moi...................................................................................
55° 28’ E Longitude
réelle.........................................................................
55° 14’ E Il
arrive souvent qu’abordant à l’île de
France ainsi qu’aux îles de Rodrigue
et de Bourbon, on se croit
plus à l’est qu’on y est réellement ; et cela doit être ainsi, lorsque
l’on a été longtemps dans la région des vents alizés, le cour naturel
de l’eau ne tendant pas moins vers l’ouest que celui de l’air. Nous
n’étions pas dans ce cas ; il n’y avait que 3 ou 4 jours que nous étions
rentrés dans la zone des vents alizés. Je crois donc que les 2 degrés
14 minutes d’erreur dans l’estime de nos officiers et de nos pilotes
sur notre longitude doivent être attribués principalement à l’erreur
de la correction faite sur le banc des Aiguilles.
Voyez ce que j’en ai dit sur le premier avril. De
l’île Ronde, nous avons fait
7 lieues à l’ouest pour gagner le Coin-de-Mire
où on avait arboré un pavillon blanc dès avant 9 heures pour avertir
le gouvernement de l’arrivée de deux vaisseaux. Nous avons pareillement
arboré le pavillon blanc de poupe, et nous l’avons assuré d’un coup
de canon. Nos passagers sont occupés à se faire décroter, décrasser,
friser, poudrer, calamistrer, etc. La joie règne universellement dans
l’équipage. La vue de la terre semble redonner des forces, même au pauvre
évêque d’Eucarpie. Nos scorbutiques, au nombre de trente ou environ, ont vraisemblablement
ville gagnée. A onze heures et quart, étant fort près du Coin-de-Mire,
nous avons gouverné au SO 1/4 O pour aller vers la pointe aux
Canonniers qui est à 3 lieues de distance du Coin-de-Mire. Nous avons dîné à midi. A midi et un quart, étant environ
à une heure et demie de la pointe aux
Canonniers, nous avons fait les signaux pour nous faire reconnaître,
on y a répondu de la dite pointe. Le
Lys a pareillement fait les
siens. Toute l’île de France
est couverte de pavillons blancs. Vers midi et demi nous avons vu un
assez gros bâtiment sous le vent de l’île et un autre petit, mouillé
près de la pointe aux Canonniers.
Le premier était la Subtile,
frégate partie ce matin pour France. Nous avons abordé le second et
nous avons appris la prise de Pondichéry
[9]
. Quel changement subit dans la contenance de la plupart
de nos passagers ! La tristesse succède incontinent à la joie ; ceux
dont l’air était le plus fier, ont maintenant l’oeil morne et la tête
baissée. Les lazzis, les propos les plus badins, font place à une kyrielle
de jurements, remède fort inutile contre le malheur qui l’occasionne.
De
la pointe des Canonniers jusqu’à
l’entrée du port, il y a 4 lieues, nous avons gouverné au SO 1/4 S.
Vers une heure et demie, le pilote du port est arrivé, il nous a appris
que M. le Gentil s’était embarqué sur la Sylphide pour Pondichéry
le 10 mars. Vers 3 heures, nous avons commencé à avoir beaucoup de visites
du port. A 3 heures et demie nous avons mouillé par 11 brasses d’eau,
fond de sable gris, un peu vaseux. Peu après, M. Marion est descendu à terre avec les saquets de la Compagnie, accompagné
de la plupart des officiers de terre. J’ai remis mon débarquement à
demain. On nous toue plus avant dans le port. M. Marion de retour, nous avons soupé de bon appétit à 8 heures.
Jeudi
7
Vents
de l’ESE au SE ; beau temps. Au lever du soleil, thermomètre 22. J’ai
enfin eu de la terre sous mes pieds, pour la première fois depuis le
9 janvier. A mon débarquement, on m’a offert une chaise à porteur
pour me conduire au gouvernement ; je l’ai poliment refusée, étant bien
aise de marcher un peu sur terre, et persuadé d’ailleurs que je n’étais
pas l’objet de ce compliment. Il n’en a pas été de même d’une salve
d’artillerie qui a suivi ; les neuf pièces de canon qui m’ont
salué coup sur coup faisaient plus de bruit que moi. Je les ai
laissé tirer : tout ce salut était destiné pour M. l’évêque
d’Eucarpie ; on m’avait pris pour lui. Ce respectable prélat a été
mis à terre un quart d’heure après et a été accueilli d’une seconde
salve ; il a été logé au gouvernement, où il a terminé sa vie quelques
jours après mon départ pour Rodrigue.
Nous
avons été saluer M. Des Forges
Boucher
[10]
, gouverneur de l’île : il nous a reçus avec toute
la politesse imaginable. Il était déjà prévenu à notre sujet par M.
Marion. La conduite du sieur
Blain des Cormiers
lui a paru extrêmement hardie. Il y avait cependant du remède à ce mal
: la corvette La Mignonne était en état de partir, et l’on assurait qu’elle pouvait
soutenir facilement le trajet. M. Des
Forges donne ses ordres pour qu’elle soit prête dans 24 heures ou
dans 48 heures au plus tard ; et il nomme, à notre sollicitation, M.
Croiset pour la commander.
Le reste du jour a été occupé en visites et en promenades. Je ne me
lassais pas de marcher sur terre. Nous avons dîné au gouvernement ;
on a servi du vin de Xérès
durant tout le repas, et du vin de Bordeaux
au dessert. Il est inutile d’avertir que le vin de Bordeaux
était alors beaucoup plus rare que celui de Xérès.
La conséquence se fait sentir d’elle-même. J’ai
été rendre le soir visite à la Mignonne.
Cette corvette porte 6 canons et 34 hommes d’équipage ; elle a 68 pieds
de longueur de quille, 20 pieds de bau, et 8 pieds de tirant d’eau.
Faite en France, ainsi que la
Fine, sa compagne, ces deux
corvettes avaient été envoyées à l’île de
France, chargées d’équipages que l’on n’était pas, dit -on, extrêmement
curieux de conserver. La Fine,
voulant virer de bord à la vue d’un vaisseau ennemi, avait été engloutie
dans les flots ; la Mignonne
était arrivée heureusement au lieu de sa destination. De tels bâtiments
sont excellents dans les mers tranquilles des Indes, et surtout dans
la zone des vents alizés ; mais ces vents nous étaient contraires pour
gagner Rodrigue. Il fallait
s’avancer dans le sud pour retrouver les vents inconstants, et alors,
la mer, moins furieuse qu’elle ne l’est quelquefois dans le golfe de
Gasgogne et aux environs du
cap de Bonne Espérance, devient
cependant plus grosse et plus dangereuse que lorsqu’elle n’est agitée
que par les vents alizés. On m’a assuré que cette seule raison avait
dégoûté M. Croiset d’accepter
le commandement de la Mignonne.
Il nous avait témoigné qu’il nous conduirait avec plaisir à Rodrigue,
le nom seul du bâtiment destiné pour cette expédition l’a fait, dit-on,
revenir sur ses pas. Quoiqu’il en soit, il ne nous a point allégué cette
raison : il s’est trouvé aujourd’hui plus mal d’une douleur de côté
dont il se plaint réellement depuis quelques jours. Notre chirurgien
major a décidé qu’il était menacé du scorbut et, en conséquence, hors
d’état de partir. M.
Robineau des Moulières
est un très honnête homme, poli et modeste même jusqu’à l’excès,
fort entendu dans l’exercice de sa profession, et exact jusqu’au scrupule,
d’ailleurs plein de religion, mais sans cagotisme. Il est fils d’un
capitaine des vaisseaux de la Compagnie. Le dérangement des affaires
de sa famille n’a pas permis de lui donner une éducation qui aurait
beaucoup perfectionné ses bonnes qualités. Tel qu’il est cependant,
il peut se présenter partout
; sa timide modestie est son plus grand défaut. Le même état de ses
affaires l’avait réduit à l’état de pilote ; il était premier pilote
du d’Argenson, admis cependant
à la table des officiers. M. Marion le connaissait,
l’aimait et l’estimait ; il cherchait les occasions de l’avancer : il
m’a proposé en conséquence de le demander, en défaut de M. Croiset, pour Capitaine de la Mignonne.
Il a fortement appuyé ma demande et, pour rendre les recommandations
plus efficaces, il a offert, en cas de succès, de fournir de son bord
des vivres pour la table de la Mignonne.
M.
Thuillier est retourné à terre,
chargé de nos dépêches ; mais comme ces dispositions dépendaient de
plusieurs personnes, on n’a pu rien terminer ce soir. M. Thuillier est revenu, chargé de politesses de la part de M. Des
Forges, mais sans réponse positive. Nous avons soupé à bord vers
8 heures. Le
temps a été fort chaud aujourd’hui, le ciel assez beau, mais parsemé
de nuages ; il est même tombé quelques légères gouttes d’eau.
Vendredi
8
Vents
de l’E à l’ESE, temps comme hier. Au lever du soleil, thermomètre presque
22 degrés. M.
des Moulières a été nommé
pour commander la Mignonne.
La journée s’est passée à rendre des visites à M. le marquis de l’Eguille
commandant du port, que nous n’avions point trouvé hier ; à M. le comte
d’Estaing
[11]
qui était revenu glorieux de son expédition de Bancoul
; à M. Des Forges ; à M. Mabile
[12]
, conseiller au Conseil souverain de l’île ; à plusieurs
autres. Le sieur Blain, que
nous avons rencontré chez M. le gouverneur, paraissait avoir été vivement
[tancé] ; il s’est excusé envers nous sur la bonne intention qui l’avait
porté à empêcher notre débarquement à Rodrigue,
voulant, disait-il, nous procurer à l’île de
France
un observatoire plus gracieux que celui que nous prétendions
chercher dans une île déserte, où nous ne trouverions ni secours, ni
société. J’ai prié M. Blain
d’être persuadé que l’Académie des Sciences n’ignorait point la différence
des îles de France et de Rodrigue et que ce n’était
point sans des raisons légitimes qu’elle avait préféré la plus déserte
à la plus peuplée. Le
soir,
nous avons fait transporter nos principaux
effets du d’Argenson
sur la Mignonne
et nous avons appareillé à 7 heures et demie, gouvernant au NO,
à l’ONO, à l’O, l’OSO, en rondissant autour de l’île.
Samedi
9
Calme
parfait jusqu’à 7 heures et demie du matin, que le vent a fraîchi de
l’ESE ; bonne brise d’entre l’E 1/4 SE et le SE 1/4 E ; assez belle
mer. Au lever du soleil, thermomètre 21 degrés 2/3, à 2 heures du soir
23 degrés. La
petitesse de notre navire le rend nécessairement plus sensible au roulis.
Les vagues montent à l’envie sur notre pont, mais elles n’y séjournent
pas ; on paie en conséquence de nouveaux tributs à la mer et tel qui
avait résisté au roulis du d’Argenson
est forcé de céder à ceux de la Mignonne.
D’un autre côté, l’économie est moindre sur la Mignonne
que sur le d’Argenson : on y déjeune à 8 heures, on dîne à midi ou une heure, on
soupe à 8 heures du soir et l’eau n’est point donnée à compte. A
midi nous avions fait environ 13 lieues en circulant, et nous nous trouvions
par 20° 51’ S de latitude, à 54° 28’ à l’E du méridien de Paris.
Dimanche
10
Vents
de l’E à l’E 1/4 SE, bon frais, forte brise, mer houleuse du sud avec
quelques grainasses vers le soir, ce qui nous force de diminuer de voiles.
Au lever du soleil, thermomètre 22 degrés 2/3, à 2 heures du soir 24
degrés. A
midi, j’ai estimé notre route au S 6° 35’ E, chemin 37 lieues. Latitude
observée......................................................................
22° 33’ S Latitude
estimée.......................................................................
22° 41’ S Longitude
estimée.....................................................................
54° 42’ E Au
lever du soleil variation 17° 35’. Nous sommes rentrés vers minuit dans
la zone tempérée australe.
Lundi
11
Vents
etc. comme hier jusqu’à midi ; les vents varient ensuite du NE au SE,
presque calme. Les roulis diminuent beaucoup le soir. Au lever du soleil,
thermomètre 22 degrés 2/3 ; à 3 heures du soir, 24. A
midi, j’ai estimé la route de 28 lieues 2/3, au S 8° 15’ E. Latitude
observée......................................................................
23° 47’ S Latitude
estimée.......................................................................
23° 58’ S Longitude
estimée..............................................................
54° 49’ 1/2 E Les
cancrelats sont ici dans une quantité prodigieuse ; ils détruisent tout.
Ces insectes sont du genre des escarbots, presque ronds. Leur longueur
est d’environ un pouce de la tête à l’extrémité du ventre, la largeur
est presque la même, ou un peu moindre ; ils sont noirs, ou du moins
d’un gris fort approchant du noir. On m’a montré une mouche que l’on
regarde comme l’ennemie mortelle du cancrelat. Je n’ai pas eu le temps
de la considérer à mon aise. Elle est haut montée sur six pattes, ses
ailes paraissent à peine, son corps est fort court, je croyais voir
d’abord une mouche ordinaire dont on avait séparé le ventre et coupé
les ailes près de leur racine. Lorsque cette mouche est affamée, elle
se présente, dit-on, devant un cancrelat et, par sa présence seule,
le rend immobile. Elle va ensuite lui préparer un logement dans le lieu
de sa retraite ; de retour, elle retrouve le cancrelat au lieu où elle
l’a constitué en arrêt. Elle passe derrière lui et alors, le cancrelat,
devançant la mouche, marche de lui-même au lieu qui lui est destiné.
Un seul cancrelat doit sans doute suffire durant plusieurs jours à la
nourriture d’une mouche si petite. Plusieurs officiers m’ont assuré
avoir vu ce manège ; quand je l’aurais vu moi-même, j’aurais je pense,
encore bien de la peine à le croire. Au
soir, temps couvert, éclairs
au SO.
Mardi
12
Les
vents du SE au NE et enfin à l’O. Si les vents alizés veulent déjà nous
quitter, il n’y a pas de mal ; assez bon frais ; les roulis recommencent,
mer houleuse, nuit orageuse, à neuf heures du soir grand orage jusqu’à
minuit, forte pluie, beaucoup d’éclairs, avec quelques coups de tonnerre.
Obligés de carguer toutes nos voiles, nous ne laissions pas d’avancer
assez bien. Au
lever du soleil, thermomètre 23 degrés, à 2 heures du soir, 22 degrés 3/4. A
midi, 18 lieues 1/2 au S 3° 36’ O. Latitude
estimée.......................................................................
24° 42’ S Longitude
estimée.....................................................................
54° 46’ E On
a vu tous ces jours-ci beaucoup d’oiseaux, envergures, cordonniers pailles-en-queue,
etc.
Mercredi
13
Après
un calme plat, le vent se remet à l’ESE et peu après il se fixe entre
l’E et le NE, assez bon frais, assez beau temps, entremêlé de quelques
grains qui nous obligent à carguer nos menues voiles, belle mer. Thermomètre
au lever du soleil, 21 degrés 2/3 ; à 2 heures du soir, 21 degrés 3/4.
A midi, selon mon estime, nous avions fait en 24 heures, 26 lieues 1/4
au SE 1° 40’ S. Latitude
observée......................................................................
25° 12’ S Latitude
estimée .....................................................................
25° 39’ S Longitude
estimée.....................................................................
55° 45’ E
Jeudi
14
Vents
de l’E au NE, assez bon frais, beau temps, belle mer. Au lever du soleil,
thermomètre 21 degrés, à 2 heures du soir, 21 degrés 1/2. A
midi, j’ai estimé la route 28 lieues 1/4 SE 5° 25’ S. Latitude
observée......................................................................
25° 57’ S Latitude
estimée.......................................................................
26° 17’ S Longitude
estimée.....................................................................
56° 45’ E Ces
grandes différences entre l’estime et l’observation des latitudes viennent
probablement des fausses estimes que l’on faisait de la dérive du vaisseau
: nous faisions moins de chemin au sud que nous ne comptions en faire ;
et nous verrons bientôt que nous étions beaucoup plus à l’est que nous
ne nous y estimions, nonobstant le courant qui, dans ces mers, emporte
toujours vers l’ouest. Il se pouvait faire aussi que la Mignonne
était beaucoup moins volumineuse que le d’Argenson
et le remous qu’elle occasionnait dans la mer s’étendant beaucoup moins,
l’intervalle de 45 pieds devînt insuffisant entre les noeuds du loch.
Au
coucher du soleil, variation observée avec doute 14° 0’ NO.
Vendredi
15
Vents
d’est, belle mer, beau temps jusque vers le coucher du soleil. Alors
le vent mollit, remonte un peu vers le nord, il survient des grains
qui nous font diminuer de voiles. Il s’élève une grosse lame du côté
de l’est. Au lever du soleil, thermomètre 20 degrés, à 2 heures, 20
degrés 2/3. A
midi, route estimée 33 lieues 1/2 au SSE 2° 45’ E. Latitude
observée .....................................................................
27° 34’ S Latitude
estimée.......................................................................
27° 28’ S Longitude
estimée.....................................................................
57° 33’ E Variation ortive 16° 40’ NO.
Samedi
16
Vents
de l'E 1/4 NE au NNE. Mer grosse et houleuse, assez beau temps, cependant
avec quelques grains. Au lever du soleil, thermomètre 19 degrés 3/4,
à 2 heures, 20 degrés. Variation ortive 16° NO. A
midi, 31 lieues 1/2 au SE 2° 45’ S. Latitude
observée......................................................................
28° 36' S Latitude
estimée.......................................................................
28° 44' S Longitude
estimée.....................................................................
58° 45' E
Dimanche
17
Vents
du NNE au NE, beau temps, assez belle mer. Il y a cependant toujours
du tangage vu la nécessité où nous sommes de serrer toujours le vent.
Au lever du soleil, thermomètre 19 degrés 2/3. A
midi 39 lieues 1/4 à l'E 23’ N. Latitude
observée......................................................................
28° 19' S Latitude
estimée.......................................................................
28° 35' S Longitude
estimée.....................................................................
60° 59' E
Lundi
18
Vents
variables du NNE au NE 1/4 E frais médiocre, temps presque couvert,
assez beau d'ailleurs, la mer assez belle. Thermomètre au lever du soleil,
19 degrés 1/4, à 2 heures du soir, 19 degrés 3/4. A
midi, 32 lieues à l'E 6° 20’ S.
Latitude
observée......................................................................
28° 19' S Latitude
estimée.......................................................................
28° 30' S Longitude
estimée.....................................................................
62° 48' E Variation
occase 16 degrés NO, douteuse. J'ai
pris cette après-midi plusieurs hauteurs du soleil pour régler ma montre
et j'ai réitéré le 19 au matin.
Mardi
19
Vents
variables du NE 1/4 E à l'ONO en mollissant beaucoup, grains fréquents,
mer houleuse. Commencement
de l'éclipse de lune à ma montre marquant minuit 31 minutes 30 secondes.
La
lune, approchant de son immersion, entre dans un nuage à 1 heure 39
minutes. Selon mon estime, l'immersion a dû arriver au plus tard à 3
heures 41 minutes. Emersion
à 3 heures 12 minutes. Deux minutes après, la lune était pour le moins
aussi éclairée qu'elle l'était lorsque je l'ai perdue de vue deux minutes
environ avant l'immersion. Je
fixe donc le milieu à 2 heures 26 minutes 30 secondes. Fin de l'éclipse
à 4 heures 22 minutes 30 secondes. Par mes observations d'hier au soir
et d'aujourd'hui matin, ainsi que par quelques autres faites pendant
la durée même de l'éclipse, je me suis assuré que ma montre, au temps
au milieu de l'éclipse, retardait de près de 23 minutes ou de 22 minutes
52 secondes. Ainsi, le milieu de l'éclipse a été observé sur la Mignonne
à 14 heures 49 minutes 22 secondes. Ce milieu a dû être observé
à Paris, selon les tables, à 10 heures 25 minutes 18 secondes,
la différence des temps est de 4 heures 24 minutes 4 secondes ou
de 66 degrés 01 minute dont nous sommes plus orientaux que Paris. A
la fin de l'éclipse, thermomètre 19 degrés ; à 2 heures du soir même
hauteur. A
midi 22 lieues à l'E, 5° 37’ S. Latitude
observée......................................................................
28° 27' S Latitude
estimée.......................................................................
28° 25' S Longitude
estimée.....................................................................
66° 20' E Cette
longitude est déduite de mon observation de l'éclipse de lune : la longitude
estimée n'était, selon moi, que de 64 degrés 2 minutes et demie ou même
de 64 degrés juste, selon M. des
Moulières. La longitude estimée diffère donc de plus de deux degrés
à l'ouest de la longitude observée.
Mercredi
20
Dès
hier au soir, après un calme, le vent s'était mis au SE. Aujourd'hui,
vents du S 1/4 SO à l'ESE, bon frais, belle mer, pluie la nuit ; au
jour assez beau, très beau le soir ; thermomètre au lever du soleil,
18 degrés 2/3, à 2 heures du soir, 19 degrés. A midi, 23 lieues 3/4
au N 1/4 NE 4° E. Latitude
observée......................................................................
27° 07' S Latitude
estimée.......................................................................
27° 18' S Longitude
estimée.....................................................................
66° 41' E Variation occase 12° NO.
Jeudi
21
Vents
alizés de l'ESE au SE, bon frais surtout le soir, beau temps, belle
mer. Nous cinglons à toutes voiles, ce que nous n'avons commencé à faire
qu'hier au soir, depuis notre départ
de l'île de France.
Thermomètre au lever du soleil, 17 degrés 3/4, à 2 heures, 18 degrés
2/3 ; variation ortive 11 degrés NO, occase 11 degrés 3O minutes, douteuse.
A midi 36 lieues 2/3 au N 9° E. Latitude
observée......................................................................
25° 14' S Latitude
estimée.......................................................................
25° 21' S Longitude
estimée.....................................................................
66° 58' E
Vendredi
22
Vents
de l'ESE au SE, bon frais sauf vers midi, beau temps, belle mer. Thermomètre
au lever du soleil, 19 degrés ; à deux heures après midi, 19 degrés
1/2 ; variation ortive et occase 9 degrés 40 minutes. Nous avons ce
matin repassé le tropique pour la quatrième fois et nous sommes rentrés
dans la zone torride. A
midi, 44 lieues 1/3 N 1/4 NE O° 50’ E. Latitude
observée......................................................................
23° 03' S Latitude
estimée.......................................................................
23° 04' S Longitude
estimée.....................................................................
67° 27' E
Samedi
23
Vents
SE, très forte brise, mer très houleuse, grains fréquents. Thermomètre
au lever du soleil, 20 degrés 3/5 ; à 2 heures 22’. A
midi, 52 lieues 2/3 au N 8° 30’ E. Latitude
observée......................................................................
20° 45' S Latitude
estimée.......................................................................
20° 27' S Longitude
estimée.....................................................................
67° 54' E Variation
occase 7 degrés 30 minutes ; au lever de la lune, de même. Ce
matin, les vagues couvrant notre pauvre petit bâtiment nous ont procuré
deux petits poissons. Le premier, auquel M. des
Moulières a donné le nom de coueta,
était à peine aussi gros qu'une sardine, le dessus de la tête est relevé
de couleurs aussi vives que celles de la dorade ; il avait d'ailleurs
la tête ou le mufle fort approchant, pour la figure, du bec d'un perroquet,
mais plus flasque et d'une consistance très peu solide. Son oeil (car
je n'en ai vu qu'un, l'autre était ou fermé ou crevé), son oeil, dis-je,
était rouge et très vif. Cet animal respirait encore. Le corps ressemblait
à une glaire ou à une de ces espèces de nerfs qu'on trouve dans les
jarrets de veau ; il était presque blanc, nuancé sur le dos d'un gris-cendré.
Je n'y ai point remarqué de nageoires. Je comptais le conserver dans
l'esprit de vin
[13]
; mais je l'avais à peine vu qu'il servait déjà d'amorce
à un hameçon. Je n'ai point vu l'autre poisson. Un
poisson volant, fuyant apparemment la dent de quelque bonite, s'est
jeté sur notre bord : il était de la grosseur d'un hareng ; il a assez
la figure d'un mulet. Lorsque je l'ai vu, on l'avait déjà privé de ses
ailes : ce sont deux grandes nageoires, issant de dessous de ses ouïes.
On nous l'a servi à dîner. Sa chair est blanche, elle se lève par écailles
ou par lames, comme celle du merlan et de la morue ; mais elle est plus
ferme que celle du merlan et d'un goût bien supérieur à celui des dorades,
des bonites, etc. C'est réellement un fort bon poisson. On
a vu aujourd'hui des pailles-en-queue et des goilettes grises.
Dimanche
24
Vents
du SE à l'ESE, forte brise, mer toujours très grosse, temps pluvieux
et à grains. Ces temps me font un peu rabattre de l'idée que nous nous
étions formés à Paris de la sérénité constante du ciel dans ces parages,
idée qui cependant avait beaucoup contribué au choix de Rodrigue
pour lieu de l'observation de Vénus. Thermomètre au lever du soleil,
20 degrés ; à deux heures du soir, 21 degrés. Variation ortive
7 degrés NO. Nous avions gouverné hier au nord, déclinant un peu vers
l'est jusqu’à six heures du soir, et déchirant de quelques degrés vers
l’ouest. A minuit, nous estimant par la latitude de Rodrigue,
on a mis le cap au véritable ouest du monde. A
midi, nous avions fait 49 lieues 1/3, mais en droiture seulement 39 lieues
1/2 au N 1/4 O 1° 35’ O. Latitude
observée......................................................................
19° 48' S Latitude
estimée.......................................................................
19° 40' S Longitude
estimée.....................................................................
66° 08' E A
7 heures du soir, nous étions encore, selon mon estime, à près de 100
lieues de Rodrigue et, selon
celle de notre capitaine, à 55 lieues. Mais l'expérience fait connaître
que dans ces mers on se trouve souvent plus à l'ouest qu'on ne le croit.
La mer d'ailleurs était grosse, la lame forte, le ciel très sombre.
M. des Moulières crut que le parti le plus sage était de mettre
le navire à la cape sous la misaine. A 8 heures, l'horizon s'étant un
peu éclairci, nous nous sommes remis en route, mais avec un peu de voiles
jusqu'au jour. On
a encore vu aujourd'hui beaucoup de goilettes grises ; il n'en paraît
pas encore de blanches : celles-ci, dit-on, ne s'écartent jamais plus
de 50 lieues de Rodrigue.
Lundi
25
Vents
de l'ESE au SE, forte brise, mer très grosse, assez beau temps. On n'a
pas besoin de laver le vaisseau, les lames le couvrent successivement,
entrant par bâbord, par tribord, par l'avant, et quelquefois même, par
dessus la dunette. Au lever du soleil, thermomètre, 19 degrés 2/3 ;
à 2 heures du soir, 21 degrés. Variation ortive 9 degrés NO, occase
10 degrés, douteuse. A
midi j'ai estimé la route 52 lieues 1/3 à l'O 4° 37’ N.
Latitude
observée......................................................................
19° 16' S Latitude
estimée.................................................................
19° 35'1/2 S Longitude
estimée.....................................................................
63° 22' E A
6 heures 1/2 du soir on a mis la cape pour toute la nuit.
Mardi
26
Vents
du SE à l'ESE, brise toujours forte et grosse mer. A 5 heures 1/2 du
matin nous nous sommes remis en route ; beau temps. Au lever du soleil,
thermomètre 19 degrés 2/3, à 2 heures du soir, 20 degrés 3/4. Variation
ortive 10 degrés 30 minutes NO, occase 12 degrés 0 minute ; celle-ci
est certainement trop forte. A midi, nous avions fait en 24 heures 30
lieues à l'OSO 5° 15’ O. Latitude
observée......................................................................
19° 55' S Latitude
estimée.......................................................................
19° 40' S Longitude
estimée.....................................................................
61° 51' E Il
suivrait de ces déterminations que la pointe la plus orientale de l'île
Rodrigue nous resterait à
l'O 1/4 NO, 2° 47’ N, à la distance de 18 lieues. A
2 heures et demie, nous avons eu connaissance de Rodrigue
à la distance d'environ 7 lieues à l'O 1/4 NO. Nous avions fait
4 lieues depuis midi ; ainsi à midi, nous n'en étions qu'à 11 lieues
au lieu de 18 ; c'est d'environ 7 lieues que le courant nous aura
porté à l'ouest, depuis que nous avons regagné les vents alizés. L'action
de ce courant est ordinairement plus forte. L'estime du vaisseau nous
mettait à midi par 59 degrés 24 minutes de longitude. L'erreur était
de 54 lieues. Il est vrai que M. des
Moulières avait affecté de diriger son estime de manière à se tromper
en ce sens plutôt que dans le sens opposé ; par là, il risquait moins
de manquer Rodrigue ou d'échouer sur les récifs qui environnent cette île. La
vue de Rodrigue m'a procuré
plus de satisfaction que je n'en avais goûtée depuis mon départ de France. J'ai récompensé gracieusement le matelot qui avait annoncé
le premier cette bonne nouvelle. Nous avons continué de cingler à toutes
voiles vers l'île jusqu'à quatre heures du soir ; voyant alors qu'il
était impossible d'y arriver de jour, nous avons commencé à louvoyer
sous les quatres voiles majeures. Le vent a molli, la mer est moins
grosse.
Mercredi
27
Vents
de l'ESE au SE, ils mollissent, beau temps, souvent couvert et même
avec quelque pluie, belle mer. Au lever du soleil, thermomètre, 20 degrés,
à 2 heures du soir, 22 degrés 1/3. Variation
ortive 12 degrés NO, c'est trop. A midi nous avions fait en 24 heures
20 lieues en différents [bords] ; je les ai réduites à 10 lieues 1/4
en droiture à l'ONO 5° 38’ N. Latitude
observée......................................................................
19° 34' S Latitude
estimée................................................................
19° 40' 1/2 S Longitude
estimée.....................................................................
61° 22' E ou
mieux....................................................................................
61° 00' E
Calme
qui nous empêche de gagner Rodrigue.
Nous voyons un bâtiment dans le port : c'est le Volant,
corvette qui y a été envoyée de l'île de
France pour prendre une cargaison de tortues.
Jeudi
28
Le
vent de SSE nous a presque fait manquer l'île hier, en la quittant,
nous l'avions saluée d'un coup de canon et nous avions arboré pavillon
blanc. Aujourd'hui nous avons de la peine à la rejoindre. Belle mer,
assez beau temps, quelque pluie cependant. Au lever du soleil, thermomètre
presque 20 degrés, à 2 heures du soir, 21 degrés. A
8 heures, le vent passe au S 1/4 SO et nous force à nous écarter de
l'île. A 10 heures, le vent se remet au SE, et remet mon esprit qui
ne s'accommodait point de ces obstacles. A 2 heures 1/2 du soir nous
tirons un coup de canon qui n'est point entendu à terre. A 3 heures
1/4 nous en tirons un autre et nous mouillons par 12 brasses. On nous
a tiré du Volant trois coups
de canon, le troisième à boulet, mais pour nous intimider seulement
: nous nous sommes mieux fait reconnaître. On est venu du Volant pour nous aider à prendre du mouillage plus assuré. Enfin,
vers cinq heures et demie du soir, j'ai mis pied à terre dans l'île
désirée de Rodrigue. Je
partagerai en trois parties ce que j'ai à dire de mon séjour à Rodrigue.
La première, en forme de table, contiendra les observations particulières
que j'ai faites sur le thermomètre, les vents et la constitution de
l'air. A chaque jour du mois, marqué dans la première colonne, répondront
deux lignes dans les autres ; la ligne supérieure sera pour le matin,
jusqu'à midi, l'inférieure pour le soir. Les deux hauteurs de la liqueur
dans le thermomètre de M. de Réaumur sont toujours au-dessous du terme de la congélation ; celle
du matin est toujours prise au lever du soleil, et celle du soir au
temps de la plus grande chaleur du jour, c'est-à-dire, ordinairement,
vers deux heures. Si quelque circonstance a empêché de les prendre à
ces heures, après le chiffre qui dénote la hauteur, on ajoutera celui
de l'heure de l'observation. Les lettres m
et p, ajoutées aux hauteurs, désignent que ces hauteurs étaient un peu
moins, ou un peu plus fortes qu'elles ne sont marquées. Le signe : : dénote que la
hauteur est douteuse parce que le thermomètre était exposé à quelque
reflet des rayons du soleil, ou pour quelque autre raison semblable.
Dans la dernière colonne, b.t.
est l'abrégé de beau temps,
tr. de très, f.
br de forte brise, p.pl ou pl.
ab de petite pluie ou de pluie abondante,
pl. ou n.p
int. de pluie ou nuages par intervalles,
t.c de temps
couvert, n. de nuages,
gr. de grains, gr. fr. de grains
fréquents. Lorsque dans une même ligne on trouve de suite plusieurs
signes de différentes constitutions de l'air, incompatibles l'une avec
l'autre, il faut en conclure que ces constitutions de l'air se sont
succédées dans le même ordre. A cette table, je joindrai ce qui regarde
la variation de l'aiguille aimantée, l'heure et la hauteur des marées
à Rodrigue. Je donnerai ensuite
une courte description de cette île, je finirai, enfin, par le récit
de ce qui m'est arrivé pendant le séjour que j'y ai fait.
[…]
J'ai
observé souvent la variation de l'aiguille aimantée : en même temps
que M. Thuillier prenait au
quart de cercle la hauteur du soleil, je relevais cet astre à la boussole
avec toutes les précautions qu'il m'était possible de prendre. Mes observations
se sont accordées beaucoup plus que je ne l'attendais d'un instrument
de deux pouces et demi de rayon : presque toutes m'ont indiqué la variation
entre 10 degrés 35 et 10 degrés 55 minutes du N à l'O ; le très grand
nombre la limite même entre 10 degrés 40 et 10 degrés 50 minutes. Je
l'établis donc de 10 degrés 45 minutes
du N à l'O par 19 degrés 40 minutes 40 secondes de latitude australe
et par 80 degrés 51 minutes 30 secondes de longitude. J'ai
observé souvent l'heure de la plus haute mer. Pour cela, lorsque la
mer montait encore, je marquais des repères aux endroits où ses flots
venaient se briser sur une grève dont la pente était extrêmement douce.
Quelquefois même, il n'y avait aucun flot ; la mer s'enflait presque
insensiblement. Je remarquais l'heure à laquelle le bord de la mer,
en descendant, atteignait ces repères ; je jugeais que l'heure mitoyenne
entre ces deux hauteurs égales était celle de la plus haute mer. Je
joins aux heures observées de la plus haute mer, celle du passage de
la lune par le méridien de Rodrigue,
conclue de La Connaissance des
Temps. Le
lieu où j'observais était à couvert du vent par l'île et à l’abri de
l'agitation de la pleine mer par des récifs qui s'étendent au
loin ; je ne doute point, en conséquence, que l'heure de la haute
mer que je déterminerai ne soit un peu tardive, relativement à celle
que l'on observerait dans un lieu plus exposé au vent et moins isolé
de la pleine mer. Le
4 juin, pleine mer vers 2 heures et 1/4 du soir ; la lune avait passé
à 1 heure 21 minutes. Le
10, à 7 heures et 1/4 du matin, la lune avait passé sous l'horizon à
6 heures 32 minutes. Le
13, à 10 heures et 3/4 du matin, la lune au méridien sous l'horizon
à 9 h 46 minutes. Le
3 de juillet, haute mer à 2 heures et quelques minutes ; la lune avait
médié à 1 heure 5 minutes. Le
4, peu avant 2 heures trois quarts, la lune ayant médié à 2 heures 8 minutes. Le
5, vers 3 heures et demie, ou peu après, la lune médiant à 3 heures
5 minutes. La mer a monté aujourd'hui un peu moins qu'hier, mais
beaucoup plus qu'avant hier. Le
6, vers 4 heures et 1/4, haute mer, la lune avait médié à 3 heures 59
minutes. La mer a monté aussi haut que le 3 du mois, elle était cependant
beaucoup plus calme. Le
12, la lune médie sous l'horizon à 8 heures 50 minutes ; haute mer vers
10 heures et demie. Le
13, médiation de la lune à 9 heures 37 minutes du matin, haute mer vers
11 heures 15 minutes. Le
14, haute mer vers 11 heures 40 minutes du matin ; la lune avait médié
sous l'horizon à 9 heures 40 minutes. Le
15, haute mer vers midi 20 minutes, médiation de la lune à 9 heures
28 minutes. Le
29, haute mer vers 11 heures 37 minutes ; la lune avait médié à 9 heures
36 minutes. Le
30, la lune médie à 10 heures 41 minutes ; haute mer à midi 20 minutes.
Le
31, médiation de la lune à 11 heures 46 minutes, haute mer vers une
heure. Le
1er d'août haute mer vers 1 heure trois quarts ; la lune
ayant médié à midi 47 minutes. Le
2, la lune au méridien à 1 heure 42 minutes, haute mer vers 2 heures
et demie ou peu après. Je ne l'avais pas encore vue si haute, j'ai estimé
qu'elle avait monté d'environ 4 pieds et demi ou 5 pieds. Le
14, la lune au méridien sous l'horizon à 10 heures 55 minutes du matin
; haute mer vers midi 34 minutes. Le
15, la lune au méridien à 11 heures 43 minutes ; haute mer à 1 heure
ou très peu avant. La mer a été moins haute à cette pleine lune qu'à
la nouvelle lune précédente, ce qui n'est point surprenant ; la lune
nouvelle était périgée et la pleine apogée. Le
30, la lune médie à midi 29 minutes ; haute mer vers 1 heure et demie,
elle m'a paru excéder un peu celle du deux de ce mois. Le
5 septembre, la lune médie à 5 heures 12 minutes du soir ; haute mer
vers 5 heures et demie. De
ces observations je crois pouvoir conclure que l'établissement
de Rodrigue ou l'heure moyenne
de la haute mer, après le passage de la lune au méridien, est une heure
12 minutes, au moins le long de la côte septentrionale de cette île.
La différence entre la haute et la basse mer est au moins de cinq pieds
vers le temps des équinoxes. On me l'a assuré à Rodrigue
et cette assertion m'a paru confirmée par mes observations des premiers
et des derniers jours du mois d'août. Je crois même avoir des preuves
que la mer monte plus haut vers la partie orientale de l'île. La
lumière zodiacale paraît très vive à Rodrigue
: je l'ai souvent jugée aussi apparente au moins que la voie lactée
; je l'ai mesurée quelquefois à l'aide des étoiles qu'elle renfermait
par son extrémité ; elle m'a toujours paru s'étendre jusqu'à 90 et souvent
jusqu'à plus de 120 degrés du soleil. Je
n'ai remarqué aucune aurore australe, soit à Rodrigue,
soit par les latitudes plus méridionales, quoique j'en aie souvent cherchée.
[1] Le Comte de Maurepas (1701-1781), secrétaire d’Etat à la marine puis ministre d’Etat, protecteur de grandes expéditions scientifiques, notamment celle de Bouguer et La Condamine au Pérou et celle de Maupertuis en Laponie.
[2] “Le banc des Aiguilles occupe toute la partie méridionale de l’Afrique, dont il paraît devoir devenir un jour le prolongement ; la plupart des cartes chargent ses bords de sondes, et laissent vers ses açores orientaux des espaces sans brassiage, ce qui m’avait déjà fait présumer que là étaient des endroits sans fond ; effectivement, n’ayant pas fait beaucoup de chemin, nous reconnûmes (...) que l’eau paraissait bleue ; ce changement de couleur ne dura que pendant la soirée ; et dans la matinée (...) l’eau était redevenue verte. (...) Le banc des Aiguilles était très fertile en mollusques.” J.B.G.M. Bory de Saint-Vincent , Voyage dans les quatre principales îles des mers d’Afrique, F. Buisson, Paris 1804, Tome III p. 286-287.
a les bords du banc.
a
Livre I Ep. 17.
* Var. Ms. 1804, p. 96 : “M. Gardiès était seul d’un avis contraire. Il est vrai qu’il était le seul qui eut eu le bonheur d’en voir de l’espèce de celles dont il nous a parlé, et qui se pêchent sans doute dans la Garonne à l’embouchure du canal : une seule pèse huit cents livres ; quand elle a mordu l’haim, il faut un cric pour la hisser à bord. M. de Villars, compatriote de M. Gardiès, n’a pas été témoin de ce prodige : est-ce pour nous une raison suffisante de le révoquer en doute ?”
* Var Ms. 1804 p. 98 : “j’avoue que ces préparatifs n’étaient point de mon goût : je risquais probablement le moins de tout l’équipage ; mais outre que la rencontre fortuite d’un boulet de canon avec ma tête ou ma poitrine aurait pu rendre mon voyage inutile, je n’aurais point du tout été content d’être témoin d’une pareille rencontre avec des têtes que depuis trois mois j’étais accoutumé à voir tenir parfaitement leur place sur les épaules qui les portaient”.
[3] Blain des Cormiers (1708-1772, marin né à Nantes., fut nommé capitaine en 1752. Il dirigea le Lys de janvier 1759 à septembre 1761. Il participa à l’expédition en terres australes, commandée par Bouvet de Lozier.
[4] “Navire qui fait route, de compagnie avec un autre, le gardant, veillant sur lui, ne le perdant pas de vue, et prêt à lui porter secours au besoin. Naviguer ainsi, défenseur et protégé d’un autre bâtiment, c’est : aller de conserve avec lui, c’est le conserver.” (Glossaire nautique, chez Firmin Didot frères, Paris, 1848). a
Le Moras.
b
[L’Actif], le Vengeur,
le Centaure et le Comte d’Artois.
[5] Cette prise est effective depuis janvier 1761.
* Var. Ms. 1804, p. 110 : “Mon salpêtre me laissa cette fois-ci tranquille”.
[6]
Il s’agit de Saint-Antoine de Padoue (vers 1195-1231),
né à Lisbonne, Franciscain portugais, docteur de l’Eglise, il prêcha
en Italie et en France contre les Carthares ; il est invoqué pour
trouver les objets perdus, sauver les malades et les accidentés.
* Var. Ms. 1804, p. 117 : “Je ne parle de ceci que [par] ouï-dire : comme notre charrette m’est tout à fait [indifférente] pour ne rien dire de plus, je n’ai [donc] pris aucune part à tout ce [ ]. Je dormais [et j’ai] continué de dormir.”
** Var. Ms. 1804, p. 120 : “ On a dit aussi que M.M. du Lys vivent dans une telle intelligence, qu’il n’y a point de table commune ; chacun mange dans sa chambre. Cette antipathie générale, si d’ailleurs elle est réelle, n’excluait pas cependant quelques amitiés particulières entre les officiers subordonnés.”
[7] Holoturia physalius, décrite par J.B.G.M. Bory de Saint-Vincent, Tome III, p. 96.
** Var. Ms. 1804, p. 123 : “de notre charrette”.
a De prendre le vent plus en arrière.
[8] Phénomène lumineux qui apparaît à l’extrémité des mâts de navires ou aux filaments des cordages et qui est dû à l’électricité atmosphérique, également connu sous le nom de feux de Saint-Elme. (Petit Larousse). Dans la tradition antique ils représentent l’émanation des Dioscures.
** Var. Ms. 1804, p. 125 : “J’ai bien dormi ; la tranquillité [a régné] cette nuit dans la grande chambre [de façon] inconcevable. M. Marion est bien puissant ; [en un] mot il a rétabli le calme où régnait [généralement ] le bruit et le tumulte. Il est vrai [qu’il a gardé] nos prisonniers à son logement dans la [grande] chambre ; il parle encore, mais son ton est [diminué] au moins de quatre octaves.” * Var. Ms. 1804, p. 125 : “L’Evêque d’Eucarpie est aujourd’hui fort [mal en point], sa maladie ne fait qu’empirer jusqu’à son arrivée à l’île de France”.
*
Var. Ms. 1804, p. 128 : “Ses mazettes sont apparemment fatiguées d’avoir
marché.”
a
Par la latitude que nous entretenions, nous pouvons tout au plus
voir, mais non pas rencontrer Rodrigue.
b Le gouverneur et toute la marine résident au port du nord-ouest qui est presque le seul fréquenté.
[9]
Pondichéry est en effet tombée entre les mains des
Anglais en janvier 1761, après la capitulation du Français Lally Tollendal.
[10]
Antoine Marie Desforges Boucher (1715-1790) fut
le premier gouverneur “créole” (il avait passé une partie de son enfance
à Bourbon, dont son père fut le gouverneur de 1723 à 1725) et le dernier
à administrer les deux îles sous le régime de la Compagnie des Indes.
Ingénieur en chef des fortifications à Bourbon, puis gouverneur intérimaire
(1757), il devint en 1759 gouverneur particulier de l’Ile de France
et enfin gouverneur commandant général des deux îles jusqu’à leur
rétrocession au gouvernement royal. Il avait fait construire à Bourbon
le fameux château du Gol, où il se retira.
[11]
Le
Comte d’Estaing (1729-1794), fut célèbre pour ses expéditions maritimes
dans les Indes contre les Anglais. Après s’être battu aux côtés de
Lally Tollendal à Pondichéry en 1761, il avait été fait prisonnier
; en 1762 il réussit à s’évader, arma deux navires, le Condé
et l’Expédition, et remporta
plusieurs victoires, notamment à Sumatra et Bancoul. Devenu amiral
sous la révolution, il fut guillotiné en 1794.
[12]
Officier de la Compagnie Française des Indes, il
aida également Le Gentil de La Galaisière dans ses observations dans
l’océan Indien en 1769.
a Cornet selon M. Adanson.
[13] Alcool éthylique. René Lesson (1794-1849), naturaliste français et pharmacien de marine, détermina, dans l’article “Taxidermie” paru dans le Dictionnaire des sciences naturelles, (Levrault, 1828), une liste d’”objets nécessaires à la conservation des collections d’histoire naturelle dans les voyages de découvertes”. On comptait, parmi ces objets “trois cents litres d’esprit de vin incolore”.
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