© - Sophie Hoarau et Marie-Paule Janiçon - Edition critique du Voyage à Rodrigue (1761-1762) d'Alexandre-Louis Pingré - Mémoire de Maîtrise 1992 sous la direction du Professeur J.M. Racault.
DEUXIEME
PARTIE
L'Ile
Rodrigue
DESCRIPTION
DE RODRIGUE
*Quel
est le premier Européen qui a navigué vers Rodrigue
? En quel temps cette île a-t-elle été découverte ? Ce sont deux questions
qui, par bonheur, paraîtront fort peu intéressantes à mes lecteurs.
J'en ai cherché inutilement la solution. L'île de Madagascar
découverte en 1492 par les Portugais est probablement l'île Cerne
dont Pline parle au 6ème livre
de son Histoire n. 12. 36
ch. 31. A l'est de cette île on en rencontre trois petites disposées
presque en ligne droite de l'ouest ; à l'est, en déclinant un peu au
nord entre 21 degrés 15 minutes et 19 degrés 40 minutes de latitude
méridionale. La première, nommée aujourd'hui île de Bourbon,
est éloignée d'environ 125 lieues marines
[1]
de la côte la plus voisine de Madagascar.
Les Portugais qui l'ont découverte lui avaient, dit-on, donné le nom
de Mascareignas ; les plus
anciennes cartes que j'ai consultées la nomme île de Sainte
Apollonie
[2]
. Les Créoles de cette île l'appellent encore assez fréquemment
île Mascarin. A
165 lieues environ de l'île de Madagascar
[3]
, on trouve une seconde île, nommée par quelques anciens
voyageurs, île du Cygne, par
un grand nombre d'autres, Cerne
ou Cirne. Ceux-ci se persuadaient que cette petite île ne différait point
de l'île Cerne dont il est
fait mention dans Pline et
dans quelques autres anciens géographes. Quelques-uns enfin l'ont nommée
Mascareigne, soit qu'ils l'aient confondue avec la précédente, soit
que ce soit à cette seconde île que le nom de Mascareigne ait été primitivement appliqué. Les Hollandais y ayant
abordé en 1598,
[4]
se l'approprièrent et lui donnèrent le nom de Maurice
en l'honneur de Maurice de Nassau,
leur stathouder . Ils l'abandonnèrent en 1712, et les Français s’y étant
établis en 1721, ont substitué aux noms qu'elle avait portés jusqu'alors,
celui d'île de France ; et c'est sous ce nom qu'elle est principalement connue
aujourd'hui, quoique plusieurs navigateurs persistent encore à la désigner
par son ancien nom de Maurice
[5]
. Enfin
à 280 lieues environ
[6]
de la côte orientale de Madagascar, on trouve une troisième
île nommée Don Galopes dans
plusieurs cartes gravées depuis le milieu du 16ème siècle. Cette île
est certainement la même que dans le siècle suivant on a appelé île
de Diego Ruiz ou Diego Roiz
ou Diego Rodriguez ou enfin
Rodrigue : c'est sous ce dernier
nom qu'elle est généralement connue depuis un assez grand nombre d'années.
Comme il est difficile de rencontrer ces îles en allant d'Europe ou
d'Afrique aux Indes et qu'en revenant, il est très possible de n'en
rencontrer qu'une, la confusion que l'on peut remarquer à leur égard
dans les anciennes relations de voyages ne me paraît pas surprenante
; mais j'aurai désiré que l'auteur de la Nouvelle
Collection Française des Voyages
[7]
n'eût pas confondu l'île Rodrigue
avec l'île Mauricea,
contre l'autorité de l'original anglais qu'il traduit ; qu'il n'eût
pas décidé dans une note que c'est celle qu'on nomme aujourd'hui île
de Bourbonb
; qu'enfin sur l'autorité de quelques voyageurs peu intelligents,
il ne l'eût pas placée à 40 lieues environ à l'est de Madagascarc. La
première mention claire et expresse que je trouve de cette île sous
le nom de Diego Roiz est faite
dans la relation du voyage de Davis
et de Michel Borne
[8]
en 1605d.
Je n'ai pu découvrir quel est le Portugais qui lui a donné ce nom
[9]
. A
l'édition française des Voyages de Jean
Hugues de Linschot
[10]
, imprimé à Amsterdam en 1619, on a joint un Routier
des Indes trouvé dans les papiers de Linschot,
mort en 1611. On y enseignea
une route pour revenir des Indes en Europe, en reconnaissant, en chemin,
l'île de Diego Rodrigue, et
cette route est attribuée à un pilote Portugais nommé Vincent
Rodrigue de Lagos. Mes recherches sur le temps où ce pilote avait
voyagé ont été infructueuses. On pourrait même remonter jusqu'au voyage
de l'amiral Harmansen
[11]
, Hollandais, en 1601, lequel voyage fait partie de la Collection des Voyages qui ont servi à l'établissement et aux progrès de la Compagnie (hollandaise) des
Indes Orientales. Il y est fait mention d'une île autrefois nommée Diego Rodrigueb,
il est vrai que l'auteur de la relation confond d'abord cette île avec
l'île Maurice ou l'île de France, mais il les distingue ensuite très clairementc
et son témoignage peut prouver que l'île Rodrigue
portait le nom de Diego Rodriguez
bien avant le commencement du 17ème siècle. Dans
un recueil intitulé Relations
véritables et curieuses de l'île de Madagascar et du Brésil, etc.,
à Paris 1651 in 4, on trouve une relation du voyage de François
Cauche
[12]
, natif de Rouen,
embarqué à Dieppe le 15 janvier 1638 sur le Saint-Alexis,
commandé par le Capitaine Alonse
Goubert de Dieppe. Ayant passé la ligne le 10 mai de la même année,
ils arrivèrent le 25 juin suivant à l'île de Diego
Roiz, qui est à la hauteur
de 20 degrés du côté du pôle antarctique, à quarante lieues ou environ
de l'île de Madagascar. La diligence que ces voyageurs avaient faite
depuis le passage de la ligne les aura peut-être induits en erreur :
ils se seront crus de 250 lieues moins avancés à l'est qu'ils ne l'étaient
réellement. Ils descendirent dans l'île, leur navire restant toujours
en mer, et en signe de prise de possession, ils arborèrent les armes
de France contre un tronc
d'arbre. De là nous tirâmes,
disent-ils, en l'île de Mascarhene,
qui en est éloignée de 30 lieues, (il y en a bien 150), située
environ deux degrés au delà du tropique du Capricorne, où nous arborâmes
aussi les armes du Roi. Après
y avoir séjourné 24 heures, nous fûmes surgir en l'île de Sainte-Apollonie
qui est à un degré plus haut, tirant vers la ligne, en intention de
l'habiter, mais nous trouvâmes la place prise par des Hollandais qui
y bâtissaient un fort, s'y étaient [hutés] et nommé, il y avait longtemps,
la dite île du nom du Prince Maurice. Il y a ici bien de la confusion
et de l'obscurité, mais il est clair au moins que François
Cauche a eu connaissance de
ces trois îles, qu'une des trois s'était nommée île de Sainte-Apollonie, que les Français enfin ont pris possession des îles
de Rodrigue et de Bourbon
dès l'an 1638. François Cauche
confond l'île Maurice avec
celle de Sainte-Apollonie
ou de Sainte-Apolline. Il
a peut-être raison ; cependant, la plupart des cartes gravées avant
la fin du 16ème siècle nomment île de Sainte-Apolline
celle des trois îles qui est la plus voisine de Madagascar
et donnent le nom de Mascareigne
à la seconde. C'est peut-être par une suite de cette confusion de noms
que, même [depuis] que les trois îles sont parfaitement connues, quelques
géographes se sont obstinés à en placer une quatrième qu'ils ont nommé
de Sainte-Apollonie, entre
Bourbon et Madagascar : cette quatrième île n'a jamais existé. Rodrigue est donc une île de la mer des Indes
éloignée d'environ 280 lieues de la côte orientale de Madagascar ; elle s'étend entre 19 degrés 40 minutes et 19 degrés
46 minutes de latitude australe, sa longitude est entre 80 degrés 44
minutes et 80 degrés 57 minutes en comptant depuis le premier méridien.
La longueur de l'île de l'est à l'ouest est de près de onze mille toises.
Sa plus grande largeur n'est que d'environ quatre mille six cents toises
[13]
du sud au nord. J'ai fait mes observations dans l'enfoncement
nommé de François Leguat sur
la côte septentrionale de l'île, au lieu marqué A sur le plan, par 19
degrés 40 minutes 40 secondes de latitude et 80 degrés 51 minutes 30
secondes de longitude. Le nom que porte cet enfoncement lui a été donné
en mémoire de François Leguat
[14]
, gentilhomme bourguignon qui, ayant quitté la France pour
cause de religion en 1689, se rendit en Hollande, où il s'embarque l'année
suivante sur le navire l'Hirondelle
: il devait, conjointement avec plusieurs autres Français réfugiés,
être comme la pépinière d'une nouvelle colonie, soit à l'île de Bourbon,
qu'on croyait alors abandonnée des Français, soit à celle de Rodrigue.
On les débarqua en effet à Rodrigue,
au nombre de huit, le 10 mai 1691 ; ils établirent leur séjour dans
l'enfoncement susdit et ils y demeurèrent jusqu'au 31 mai 1693, qu'ennuyés
de leur solitude ils s'abandonnèrent à la mer sur une espèce de chaloupe
qu'ils avaient construite à ce dessein. Un vent un peu fort survint
et fut pris par eux pour une tempête. Ils arrivèrent cependant sains
et saufs à l'île Maurice le huit du mois suivant. Les
voyages et aventures de François
Leguat ont été imprimés en deux volumes in 12 à Amsterdam
en 1708. Cet ouvrage passe pour un tissu de fables ; j'en ai trouvé
beaucoup moins que je ne m'y attendais. On
trouve dans la relation de Leguat
un plan de Rodrigue qui ne
ressemble en rien à cette île. Celui que je donne ici est le fruit d'un
voyage que nous avons fait, M. Thuillier
et moi, tout autour de l'île. Nous avons, outre cela, parcouru plusieurs
fois presque toute la côte septentrionale. Comme la vue de M. Thuillier
est plus perçante que la mienne, je lui ai laissé prendre presque tous
les angles. Les triangles que nous avons fermés autour de l'île ont
été liés avec une base que nous avons établi dans notre enfoncement
de François Leguat et qui s'est trouvée de quatre cent huit toises. Nous
aurions pu multiplier les triangles plus que nous n'avons fait ; les
angles auraient pu être mesurés avec plus de précaution ; il ne nous
aurait peut-être pas été aussi impossible qu'on l'assurait de franchir
les pointes des Quatre Passes.
Mais, jusqu'à l'arrivée des Anglais, le temps nous a manqué. La prise
de Rodrigue nous a ensuite privés des secours nécessaires pour perfectionner
notre ouvrage. D'ailleurs, une exactitude géométrique n'était point
ici requise. Quand nos opérations se sont trouvées en défaut, j'ai eu
recours à un plan de cette île qui m'a été communiqué par M. de
Puvigné
[15]
, commandant de l'île. J'ai reconnu que ce plan dans sa totalité
n'était point exact, qu'il était mal orienté, trop serré en certains
endroits, trop étendu dans d'autres ; mais il m'a paru qu'il était assez
bien détaillé et c'est dans ses détails que je l'ai principalement consulté.
Je ne donne donc pas mon plan de Rodrigue
comme rigoureusement exact, mais je le crois beaucoup plus exact
que ceux que j'ai vus jusqu'ici. Je suis même persuadé qu'il fera connaître
l'île Rodrigue plus parfaitement qu'on ne connaît aucune île de la mer des
Indes, si l'on excepte la seule île
de France dont M. l'abbé de
la Caille a levé le plan
avec tout le zèle, toutes les précautions et tous les secours possibles.
On
peut arriver à Rodrigue par
deux ports, celui du nord et celui du sud. Les gros vaisseaux de
France n'approchent point ordinairement de Rodrigue : ils s'en tiennent à une lieue ou une lieue et demie de
distance vers l'est-nord-est et envoie, de là, leur chaloupe à terre.
Ils craignent l'approche des récifs qui environnent l'île et qui s'étendent
en certains endroits jusqu'à une lieue et une lieue et demie en mer.
Ces récifs sont de substance de coraila
et sont presque à sec durant la basse mer, au moins vers le temps des
nouvelles et pleines lunes. Le fond de la mer est même tapissé en beaucoup
d'endroits d'une pareille substance, ce qui rend l'ancrage difficile
: cette substance coupe en peu de temps les câbles, on perd ses ancres
et l'on risque d'être jeté par le courant sur le récif si l'on n'est
prompt à appareiller et à s'éloigner de l'île. Il y a cependant quelques
endroits où l'on peut mouiller en sûreté sur un fond de sable. Au voisinage
du grand pâté qui semble fermer le milieu de l'entrée du port du nord,
le fond n'est que de corail : il y a plus de sable vers les trois petits
pâtés qui sont à l'est du port et surtout à l'Orient de celui qui est
le plus près de la terre, à quelque distance au sud du grand pâté. Pour
y arriver, il faut ranger les récifs qui sont à l'ouest de l'île à un
bon quart de lieue jusqu'à ce que l'on voie l'îlot du Large. Il faut alors porter sur cet îlot et quand on sera au nord
de la pointe des récifs qui s’avancent le plus au nord, on rangera les
pâtés ou les basses qui sont à l'est du port sans s'en approcher trop,
mais en évitant encore plus de s'approcher trop du grand pâté ou des
basses qui sont au milieu de l'entrée ; on mouillera ensuite par 10
à 12 brasses de fond. Pour sortir il faut tenir à peu près la même route
jusqu'à la susdite pointe de récifs, ce qui est facile lorsque le vent
souffle du sud-est ou même de l'est-sud-est ; mais par un vent d'est
ou d’est-nord-est, la sortie serait périlleuse. Si on est pressé, il
faut chercher une issue à l'ouest du grand pâté ; il y en a une que
l'on appelle Passe du Nord
[16]
, plusieurs Français la connaissent. En deux jours que les
Anglais avaient demeuré à Rodrigue,
ils avaient découvert cette passe. En
dedans du port, on voit une espèce d'enfoncement ou canal qui s'avance
vers la terre et qu'on nomme le
barachoi : les corvettes que l'on envoie à Rodrigue
pour en rapporter des tortues, mouillent dans ce barachoi par deux ou
trois brasses d'eau en basse mer. Comme
le vent à Rodrigue souffle
presque toujours de l'est et du sud-est
[17]
, si on a une fois passé l'entrée du port, il est difficile
de réparer cette faute, le courant qui porte à l'ouest se joint au vent
pour vous empêcher de revenir sur vos pas ; on peut alors mouiller au
nord de tous les récifs au lieu qui a été pour cet effet nommé Mouillage
de la ressource. J'ai dessiné le port du nord, la situation des
récifs qui l'environnent, de ses pâtés, de son barachoi, le Mouillage de la ressource,
etc., d'après le plan de Rodrigue
dont j'ai parlé plus haut. Je n'ai rien vu, je n’ai rien entendu dire
qui ait démenti ce plan, qui n'en ait au contraire confirmé l'exactitude
à cet égard. Pour
ce qui regarde le port du sud, je puis dire l'avoir étudié par moi-même.
Aidé ou même dirigé par M. Glaut,
officier des vaisseaux de la Compagnie, j'ai parcouru ce port dans une
simple pirogue, la sonde à la main, et nous avons conclu, l'un et l'autre,
qu'il était en tout sens préférable à celui du nord. De retour en l'île
de France, j'ai cru devoir faire part à M. des Forges, gouverneur, de ce que nous avions fait et de ce que je
pensais là-dessus. M. des Forges
est tombé d'accord que ce port du sud était plus sûr que celui du nord,
que les plus grands vaisseaux pouvaient y entrer, que l'entrée en pouvait
être facilement défendue aux ennemis presque sans aucune dépense, etc.
Mais, ou l'on n'avait pas examiné l'entrée du port, ou on l'avait fait
trop légèrement, on s'était persuadé qu'il était impossible d'en sortir
par les vents d'entre l'est-sud-est et le sud-sud-est, vents qui sont
les plus communs de tous à Rodrigue
; et c'est cette difficulté de la sortie qui me fut alléguée pour cause
unique de ce qu'on négligeait ce port. Nous avons été, M. Glaut
et moi, jusqu'à l'entrée et nous nous sommes assurés qu'un vaisseau
après s'être toué jusque là, peut sortir sans danger, en mettant le
cap à l'ouest-sud-ouest. Mais quand il faudrait même le mettre d'abord
au sud-ouest, les vents les plus communs à Rodrigue
permettraient de le faire avec moins de danger qu'on encourt en voulant
quitter le port du nord par un vent d'est ou d'est-nord-est. Lorsque
je raisonnais ainsi avec M. des
Forges, nous ignorions qu'une escadre anglaise de onze vaisseaux
de guerre et de quatre frégates était mouillée dans ce port et que ces
vaisseaux entraient et sortaient fort librement. Toute
la partie occidentale de l'île Rodrigue
est environnée de petites îles ou îlots. J'ai pris géométriquement la
position de la plupart, j'ai donné à ces îles, ainsi qu'aux différentes
parties de la côte de Rodrigue,
les noms qui étaient en usage durant mon séjour dans cette île, car
ces noms ont varié selon qu'il a plu à ceux qui commandaient à Rodrigue.
L'îlot du Large a été appelé
l'île aux Fous, celui de Terre, l'île aux Diamants,
l'île de Saint-Jacques a été
connue sous le nom de Sainte-Catherine,
celle de Calice sous celui
d'île de Sable. Les noms des
autres îles ont été plus constants. Les petites îles qui sont entre
la côte de corail
[18]
et l'île Mombrani
[19]
ont été nommées petite [île] de Mombrani,
îles de la Roche, de St François,
de Ste Catherine, île Mayoque, etc. Je n'ai point marqué ces noms sur le plan tant pour
éviter la confusion que par l'inutilité même de ces dénominations. Le
terrain de Rodrigue est inégal.
Il y a des plaines basses,
assez vastes dans l'enfoncement de François
Leguat
[20]
, dans le grand enfoncement, dans la plupart des autres enfoncements
qui ont quelque étendue. La côte de corail est également basse et a
à peu près l'étendue que je lui ai donnée sur le plan. Le reste de l'île
est couvert de montagnes, je doute que la plus haute de toutes excède
100 toises
[21]
de hauteur perpendiculaire. Il y a pareillement des montagnes
dans l'île de Mombrani, dans
celle aux Crabes et dans quelques
autres. Ces
montagnes de l'île Rodrigue
ont le même usage que partout ailleurs : elles servent à la formation
de plusieurs ruisseaux d'eau douce qui arrosent l'île. Je n'ai point
représenté tous ces ruisseaux sur le plan ; je n'y ai marqué que ceux
de l'existence desquels j'ai eu quelque assurance. L'eau de ces ruisseaux
est bonne et saine, mais un peu minérale et, à ce qu'il m'a paru, laxative.
L'eau du ruisseau qui traverse l'enfoncement de Puvigné
est saumâtre, nous n'avons pu en boire ; heureusement le vin ne nous
manquait pas encore quand nous avons été obligés de coucher dans cet
enfoncement. Ces ruisseaux, formés dans l'intérieur de l'île, serpentent
entre les montagnes et se précipitent quelquefois dans les enfoncements
par des cascades naturelles, plus belles à mon avis que toutes celles
que l'art a préparées. La plus haute de toutes est probablement celle
du ruisseau qui nous fournissait habituellement notre provision d'eau,
il coule dans la partie orientale de notre enfoncement de François Leguat. Après avoir remonté ce ruisseau jusqu'à une demi-lieue
environ de notre habitation, on parvient à la cascade, l'eau s'y précipite
au moins de 80 pieds. Il faut que son mouvement soit bien lent au haut
de la montagne car le talus est presque vertical et l'eau descend presque
sans quitter son lit ; la quantité de l'eau qui se précipite m'a paru
être d'environ un pied en carré. Le chemin qui mène à cette cascade
est aussi peu aisé que frayé, mais je me suis cru bien récompensé de
mes peines lorsque je suis enfin parvenu à ce lieu qui m'a paru charmant.
Au
bas de la cascade, il y a un bassin où l'on trouve quelquefois, dit-on,
de fort belles anguilles. En regardant la cascade, on a à sa gauche
une montagne nue, sauf quelques herbes, et escarpée ; quelques roches
menacent de tomber et tomberaient réellement en temps de dégel, mais
un dégel n'est point à craindre en un lieu inaccessible à la plus faible
gelée. A droite, on voit un spectacle dont on croirait être redevable
à l'art : la montagne est presque aussi escarpée que de l'autre côté,
mais elle est couverte d'arbres qui forment le plus majestueux amphithéâtre
que j'ai vu. Les palmiers, les lataniers, les vacouas n'en font pas
le plus bel ornement ; je n'aime point la tournure de ces arbres, je
leur préfère nos arbres européens les plus communs. Cependant, en cet
endroit, la hauteur de leur tige élevée perpendiculairement, leurs cimes
étagées proportionnellement, la variété qu'ils occasionnent, leur donnent
un agrément que je ne leur trouvais pas ailleurs. Ils sont entremêlés
de plusieurs autres arbres qui ne cèdent point en beauté à nos plus
beaux arbres d'Europe ; je n'ai pu distinguer les espèces, à cause de
l'éloignement. Vis à vis de la cascade, d'autres arbres, la plupart
lataniers et vacouas, nous cachaient le chemin raboteux qui nous avait
conduits à ce lieu de délice. J'ai remarqué que les arbres qui étaient
à notre droite étaient généralement aussi garnis de branches et de feuilles
du côté de la montagne que du côté du précipice. Il y a aussi une cascade
au ruisseau de l'enfoncement de Stafforet
[22]
: elle est moins haute que la précédente, son élévation
n'étant que de 25 ou 30 pieds ; mais la chute de l'eau est plus amusante,
vu que l'eau jaillit de rochers en rochers par autant de cascades différentes,
au lieu que dans l'autre enfoncement, elle ne fait en quelque sorte
que couler. L'île
de Rodrigue n'est ordinairement
habitée que par un officier Français qui commande à une douzaine ou
une quinzaine de Noirs, dont la principale occupation est de ramasser
des tortues dans les différentes parties de l'île
[23]
. On rassemble ces tortues dans un parc et on les envoie
à l'île de France sur des
corvettes que l'on dépêche de temps en temps pour cette cargaison. Ces
Noirs, originaires de Madagascar
ou des Indes, sont la plupart esclaves de la Compagnie. Il y en a cependant
quelques-uns de libres ; les travaux de ceux-ci sont payés selon le
prix dont ils sont convenus en se louant. Il y avait outre cela à Rodrigue,
lorsque j'y suis arrivé, un chirurgien et un caporal de l'île, l'un
et l'autre Européens. Le
commandant peut avoir avec lui sa famille et ses esclaves s'il en a.
Telle était la colonie de Rodrigue
en 1761. Lorsque le gouverneur de l'île
de France dépêchait une corvette pour charger des tortues, il envoyait
en même temps une provision de riz suffisante pour l'entretien de la
colonie. Pour sa défense, M. de
Puvigné avait fait élever
sur le bord de la mer une batterie de six pièces de canon de deux livres
de balle ; la plupart de ces canons avaient servi de lest à des vaisseaux
français. Comme on ne conservait Rodrigue
que pour profiter de ses tortues, on ne croyait point qu'il fût nécessaire
de la mettre en état de défense. On ne s'imaginait pas qu'il viendrait
dans l'esprit des Anglais d'en faire un entrepôt pour attaquer l'île
de France avec plus d'avantage.
Tous
ceux qui demeuraient à Rodrigue
faisaient profession d'être chrétiens ; mais chacun l'était à sa manière
: celui-ci mangeait de tout, parce que les P.P. Capucins qui l'avaient
instruit, lui avaient représenté que la distinction des viandes, usité
dans son pays, n'avait pu être dictée que par la superstition ; celui-là
s'abstenait de manger du boeuf parce que sa conversion avait été opérée
par le ministère d'autres missionnaires, plus accommodants aux opinions
des peuples. On appelait ceux-ci chrétiens
Paolistes comme étant baptisés par ceux qui desservaient l'église
de Saint-Paul à Pondichéry ; les autres étaient nommés chrétiens Capouches. Le culte public se réduisait à Rodrigue
à faire sonner tous les jours l'Angélus
que personne ne disait ; de plus le commandant faisait faire exactement
la prière à ses esclaves par un esclave qui n'était point encore baptisé.
Il n'y avait ni Eglise, ni Chapelle, il n'y en avait même jamais eu.
François Leguat et ses compagnons
servaient Dieu à leur manière, avec plus d'exactitude que ne l'ont servi
les catholiques depuis qu'ils se sont établis dans cette île. Il y a
cependant à Rodrigue un cimetière
béni par quelque aumônier de navire qui aura voulu laisser ce monument
du passage d'un ministre de la véritable Eglise par cette île abandonnée.
Au reste, je suis assuré que cet abandon ne doit pas être imputé aux
ministres zélés qui cultivent les terres d'ailleurs presque incultes,
de Bourbon et de l'île de France, mais ces ministres ne peuvent tout ; j'ajouterai même qu'ils
ne savent pas tout. Ils m'ont dit n'avoir aucune connaissance d'une
fête Malabare qui se célèbre tous les ans avec assez de solennité à
l'île de France, le jour de
la pleine lune du mois d'août. J'ai été témoin de cette célébrité à
Rodrigue ; des jeux, des danses, une musique qui m'étaient inconnus,
ont fait l'âme de la fête : la musique s'exécutait en chants qui m'ont
paru très indifférents en eux-mêmes, mais ils étaient relevés par le
son d'un tambour sur lequel les doigts de nos Indiens voltigeaient avec
une volubilité et une cadence surprenante. Tous nos Noirs, chrétiens
Capouches, chrétiens Paolistes, se prêtaient également à la fête. On
dit qu'elle est assez curieuse à l'île de
France ; à Rodrigue la
gaieté seule et la bonne volonté l'animaient. Les moyens ne répondaient
point au zèle de nos Malabares. Cette fête doit durer quinze jours ;
le premier jour est le plus solennel. J'ai appris depuis que les gentils
des Indes
[24]
(c'est le nom qu'on donne fort mal à propos aux idolâtres
de ce pays) et les mahométans fondaient cette solennité sur des idées
absolument superstitieuses. Je crois cependant que nos chrétiens Capucins
ne prenaient part qu'au divertissement isolé de son origine ; quand
ces gens-là ont pris une fois sur leurs préjugés de manger du boeuf,
il faut les regarder comme absolument détachés des superstitions de
leurs ancêtres. J'ai
dit qu'on ne conservait Rodrigue
que pour en tirer des tortues ; en effet, cette espèce de denrées est
d'un grand secours pour l'hôpital de l'île de
France. La tortue est un excellent remède contre les maladies de
mer ; par un effet tout contraire, l'appétit de cette chair rend quelquefois
malades ceux dont la santé ne paraissait susceptible d'aucune altération.
A l'arrivée d'une corvette chargée de tortues, les principaux de l'île
de France sont subitement
attaqués du mal de mer ; ils enlèvent les trois quart de la cargaison,
le reste est pour l'hôpital. Si l'on voulait sacrifier cette petite
utilité dont l'île de France
est redevable à celle de Rodrigue,
je crois que celle-ci pourrait procurer des avantages plus réels et
plus abondants à sa voisine ; son air est excellent, son terrain est
très bon, ses productions seraient souvent d'un très grand secours.
Enfin, il est peut-être essentiel pour la sûreté de l'île de
France, que celle de Rodrigue,
qui est à son vent, soit peuplée et défendue
[25]
. L'air
de Rodrigue est à peu près
le même que celui des îles de
France et de Bourbon,
c'est-à-dire qu'il est très sain. On pourrait diviser l'année en deux
saisons : le printemps durerait depuis le commencement de mars jusqu'en
octobre, et même en novembre ; les trois autres mois seraient attribués
à l'été. Durant ce long printemps on était autrefois assuré d'un ciel
perpétuellement serein, ce n'est pas toujours sur l'autorité seule de
François Leguat que je l'avance
; le fait m'a été certifié par tous ceux qui ont eu quelque connaissance
de Rodrigue. L'année 1760
[26]
a été pluvieuse ainsi que 1761
[27]
; ce changement de température est constant ; quelle en
peut être la cause ? M. de Séligny
[28]
officier des vaisseaux de la Compagnie, estimé généralement
aux Indes par l'étendue de ses connaissances, par la multiplicité de
ses talents, par la simplicité de ses moeurs, par nombre de machines
utiles que son génie inventif a créées, est très porté à croire que
la constitution de l'air a pu être altérée par le terrible ouragan qu'on
a essuyé à l'île de France et à Rodrigue
la nuit du 27 au 28 janvier 1760. On ne se souvenait pas d'en avoir
éprouvé d'aussi violent. Avant 1760, le défaut de pluie était compensé
par des rosées abondantes qui fournissaient des sucs à la terre et de
l'eau à la source des ruisseaux. Dans la saison du printemps le vent
souffle toujours de l'est ou du sud-est, rarement du sud-sud-est ou
de l'est-nord-est. J'ai remarqué que les grains étaient ordinairement
plus fréquents et plus violents par le vent du sud-est que par celui
d'est. Durant les trois ou quatre mois d'été, la chaleur est tolérable,
les vents d'est et sud-est soufflent le plus souvent ; mais il n'est
point rare de voir le vent tourner au nord-est, au nord, au nord-ouest.
Alors la chaleur augmente et se termine, comme ici, par des orages,
des pluies, des tempêtes. On profite quelquefois de cette saison pour
aller en droiture de Bourbon
à l'île de France, et de celle-ci à Rodrigue
; pendant les autres mois de l'année, il faut faire un circuit très
long. Hors le temps des chaleurs, il n'y a point de tempêtes à craindre
dans cette mer ; on y éprouve seulement quelquefois des brises
extrêmement fortes, les marins les appellent brises carabinées. Pendant
les chaleurs on peut éprouver des tempêtes ; la plus violente de toutes
se nomme ouragan
[29]
, il semble alors que tous les vents soufflent à la fois,
l'agitation de la mer ne peut se décrire, le ciel fond en eau, les ruisseaux
se débordent et remplissent des gorges où la veille on les distinguait
à peine, les arbres sont renversés, les vallées quelquefois comblées,
les habitations détruites, les vaisseaux ont peine à demeurer sur leurs
ancres, plusieurs sont emportés et périssent. Quelques auteurs parlent
de l'ouragan comme d'une espèce de tribut annuel auquel cette mer est
assujettie. L'ouragan, disent-ils, passent tous les ans vers le mois
de janvier ou de février. Cela peut être, mais il faut ajouter qu'il
passe souvent sans que personne s'en aperçoive, qu'aux années où il
se fait sentir, il n'est pas toujours de la même force, qu'enfin il
n'étend pas également ses effets sur toute la surface de cette mer.
L'ouragan du 28 janvier 1760 a été à l'île de
France d'une violence extrême. Ce que je dis des effets de l'ouragan
en général ne peut donner à mes lecteurs qu'une légère idée de celui-ci
; il n'a pas été moins furieux à Rodrigue.
Sa mémoire est gravée pour longtemps dans l'histoire de ces deux îles
par la main du ravage et de la destruction. Bourbon
n'est éloignée que de 36 lieues de l'île de
France
[30]
; à peine se souvient-on d'y avoir éprouvé ce même ouragan
; tandis qu'on ne pense encore qu'avec effroi à celui qu'on y a essuyé
en 1751
[31]
. On
ne respire point de brouillard à Rodrigue,
du moins je n'en ai point aperçu le plus léger vestige en trois mois
et demi de séjour que j'ai fait dans cette île. Le
terroir de Rodrigue n'est
point partout égal. La côte de
Corail est ainsi appelée parce qu'elle est réellement de substance
de corail ; on suppose facilement que cette côte doit être stérile,
il y croît cependant du pourpier et de la criste-marine. Il
y a aussi des côtes de corail à l'est de l'île aux
Crabes et au sud-ouest de l'île Mombrani
; la côte orientale de Rodrigue
est bordée de roches d'une semblable substance. Il y a des pierres à
chaux aux environs de l'enfoncement qui porte ce nom, ainsi qu'en haut
de la montagne voisine et probablement en d'autres endroits de l'île.
Les roches de la côte septentrionale sont nommées giraumonts
: elles sont d'une couleur grise tirant sur le noir, elles m'ont paru
très dures ; je n'y ai point remarqué de vestiges décisifs de combustion.
L'îlot du Large
n'est qu'une roche qui paraît au premier coup d'oeil de même matière
que ces giraumonts, mais les marques de combustion sont ici plus frappantes
; cette roche est en partie spongieuse et très friable ; je la réduisais
en poussière entre mes doigts, presque sans effort. Dans l'intérieur
de l'île, il y a aussi beaucoup de pierres, le peu que j'en ai vu est
fort analogue aux giraumonts de la côte. Je n'ai rencontré aucun indice
certain de mines ; on assure qu'il y a du fer et cela me paraît très
probable. Dans
plusieurs enfoncements, et principalement dans celui de François Leguat, le fond du terroir n'est que du sable marin, jusqu'à
25 ou 30 toises environ de la côte ; un tel fond ne peut produire que
quelques mauvaises herbes. Plus loin on trouve de très bonne terre.
Tous les essais de culture faits à Rodrigue
ont parfaitement réussi, soit dans les vallées, soit sur les montagnes.
Incertains quand il plairait à la providence de nous retirer de cette
île, quelques-uns d'entre nous jugèrent prudemment qu'il fallait penser
à l'avenir. M. Julienne
[32]
fit donc défricher une certaine quantité de terrain entre
les montagnes ; on sonda le fond ; on trouva quatre pieds et demi
de terre franche, les arbres qui couvraient l'endroit furent bientôt
abattus, on bêcha, on sema, vers la mi-juillet, du blé, du riz et des
pois. Le tout approchait de la maturité lorsque nous quittâmes l'île
le 8 de septembre suivant. Je crois qu'on pourrait se promettre un succès
égal dans toutes les parties de l'île, excepté sur la côte de Corail
; il y aurait aussi quelques petites îles susceptibles de culture, telle
que celle de Mombrani, l'île
aux Crabes, etc. L'île
Rodrigue est couverte de plantes,
d'arbrisseaux et d'arbres toujours verts ; il en faut encore excepter
la côte de Corail. J'ai vu peu d'arbres sur la montagne qui domine les
pointes des Quatre Passes.
Il y a à l'ouest de l'enfoncement aux
huîtres, une étendue de terrain presque desséchée. Un accident a
occasionné ce dessèchement ; un Noir, soit par malice, soit par négligence,
y ayant mis le feu au mois de février 1761. Les
plantes que Rodrigue produit,
la plupart lui sont naturelles, quelques-unes lui sont étrangères ;
ce sont de nouvelles richesses que M. de
Puvigné lui a procurées et qu'elle fait fructifier avec usure ;
un jardin potager, avant l'arrivée des Anglais, nous fournissait abondamment
des laitues, des oignons, mille autres légumes européens. Les orangers
et les citronniers étaient chargés de fruits ; mais ici les oranges
ne sont pas assez douces ; leur beauté surpasse leur bonté. Nous n'étions
point dans la saison de la maturité des ananas. Il restait encore quelques
attes : ce fruit que l'on
appelle en Amérique pommes de
canelle, m'a paru d'une espèce tout à fait singulière ; je l'ai
cru d'abord un fruit plutôt artificiel que naturel. Sous une écorce
de couleur celadon, taillée en façon d'artichaut naissant ou de pomme
de pin fort applatie, grosse comme une pomme de reinette, on trouve
une consistance de bouillie que l'on prendrait, à la vue et au goût,
pour une crème très délicate. Cette bouillie renferme les pépins qui
ressemblent fort aux pépins de l'anone ou du coeur de boeuf,
mais c'est l'unique ressemblance qui soit entre ces deux fruits. L'anone
est aussi insipide que le goût de l'atte est relevé, elle a réellement
la figure d'un coeur de boeuf. Je crois qu'on la réserve pour engraisser
les cochons. Il
y a à Rodrigue beaucoup de
bananiers ; les feuilles de
cet arbre, ou plutôt de cette plante, sont très longues. J'en ai vu
de 7 à 8 pieds ; elles s'élèvent au-dessus du fruit qui descend comme
en forme de longues grappes : chaque grappe contiendrait bien une centaine
de bananes, si toutes mûrissaient, mais celles qui approchent de l'extrémité
de la grappe parviennent rarement à leur maturité. Ce fruit est vert
avant que d'être mûr, il jaunit ensuite ; il a presque la forme d'un
cervelas de 6 à 7 pouces de long ; sa chair est pâteuse, mais d'un goût
très relevé. On distingue les figues des bananes ; je n'y ai trouvé
d'autre différence que dans le goût, celui des bananes est plus délicat,
elles sont aussi plus vertes que les figues. Les figues, d'ailleurs,
sont plus longues et plus grosses que les bananes ; on les fait cuire
surtout quand elles ne sont pas assez mûres. Il y a trois espèces de
bananes dans les Indes, je n'en ai connu qu'une espèce ou deux tout
au plus, en y comprenant celle à laquelle on donne le nom de figues.
M.
de Puvigné avait planté près
de son jardin potager deux manguiers
; ces arbres étaient parfaitement beaux et tellement couverts de fleurs
qu'on distinguait à peine les feuilles. Ces fleurs sont ou blanches
ou d'un rouge violet, les unes et les autres viennent en bouquets comme
le lilas ; leur couleur occasionne la distinction de deux espèces de
manguiers, le blanc et le rouge. La mangue est un fruit estimé aux Indes
; il est assez rond, de la grosseur d'une pomme de fenouillette, ou
même un peu plus gros ; le noyau tient fortement à la chair, il renferme
une amande en forme de fève, mais longue d'un bon pouce et grosse à
proportion. On tient qu'il faut planter cette amande aussitôt qu'on
l'a ôtée du fruit si l’on veut qu'elle reproduise son espèce. Je ne
me suis pas trouvé dans le temps de la maturité des mangues : j'en ai
mangé seulement de confites à Rodrigue
et d'autres à Bourbon, en
compote, avant leur parfaite maturité ; celles-ci avaient entièrement
le goût de pommes de reinette préparées de même. Le manguier vient aussi
gros et aussi beau que nos plus beaux marronniers d'Inde. Le papayer de Rodrigue
et des îles voisines n'est point un arbre hermaphrodite. Il y en a de
mâles et de femelles, l'une et l'autre espèce peut élever un tronc droit
jusqu'à la hauteur de 8 à 9 pieds ; une écorce, une espèce d'aubier
de l'épaisseur de 2 à 3 lignes, une moelle de 4 pouces environ de diamètre,
voilà la consistance de ce tronc ; aussi je crois qu'un enfant de 9
à 10 ans le romprait avec facilité. Le tronc vers le haut se divise
assez souvent en plusieurs branches, la tête forme en dessus une espèce
de plate-forme de 4 à 5 pieds de diamètre. Cette plate-forme est beaucoup
mieux décidée dans les papayers mâles que dans les femelles. Les feuilles
des uns et des autres ressemblent assez à celles de nos figuiers : elle
est cependant moins rude au tact, il n'y a qu'une feuille à chaque branche.
La plate-forme du papayer mâle se couvre de boutons et ensuite de fleurs
blanches, assez ressemblantes à celle de la tubéreuse pour la couleur,
la figure, la grandeur et même pour l'odeur. Elles ont cinq pétales,
dix étamines dont cinq plus élevés que les autres ; je n'y ai point
vu de pistil, il est sans doute sur l'arbre femelle. Peu après la naissance
des fleurs, on voit les fruits se former au-dessous de la tête du papayer
femelle, près du tronc ; ils parviennent souvent à la grosseur d'une
bouteille ordinaire de pinte, leur figure est assez approchante de celle
d'une poire de beurré d'Angleterre ; ils sont verts jusqu'à leur maturité,
la peau et la chair jaunissent en mûrissant. La chair peut avoir un
pouce ou un pouce et demi d'épaisseur. Le coeur, marqué de plusieurs
côtes qui le divisent comme autant de capsules, renferme un très grand
nombre de graines, noires et raboteuses à l'extérieur, égalant à peine
un petit pois en grosseur. Ce fruit, mangé cru, n'est ni bon ni mauvais
; on en fait de très bonnes confitures ; on le fait aussi frire avec
succès avec le secours d'une pâte semblable à celle que l'on emploie
à Paris pour faire frire les artichauts, les salsifis, les beignets.
On m'a montré à Bourbon une
papaye qui croissait au milieu des fleurs d'un papayer mâle. Cette production
m'a été vantée comme monstrueuse et je l'ai d'abord regardée comme telle
; on m'a cependant assuré depuis que ce phénomène n'était pas fort rare
; mais ces sortes de papayes bâtardes ne prospèrent point ; celle que
j'ai vue n'excédait pas la grosseur d'une petite poire de rousselet.
Quelqu'un cependant m'a assuré à Bourbon
qu'on en avait vu mûrir. Je n'ai point vu à Rodrigue
l'espèce de palmier qui porte des dattes
et que pour cette raison on nomme dattier ; dans l'île de Bourbon, il vient moins haut que les autres espèces, il a plus de
branches, ses feuilles sont plus petites et plus séparées les unes des
autres. Le palmier proprement
dit, ou le palmiste, est très abondant à Rodrigue
; ils en distinguent trois espèces ; mais vu la prodigieuse hauteur
de cet arbre, on n'a pu me faire voir sur quoi cette distinction est
fondée ; il est cependant nécessaire de ne point confondre ces
espèces puisqu'il en est une à laquelle on donne le nom de palmier-poison
non que son chou soit un poison proprement dit, mais parce qu'il occasionne
des incommodités qui peuvent devenir dangereuses. Je n'ai point vu de
fruits à ces palmiers ; s'ils en portent, comme il y a lieu de le croire,
on en fait aucun usage. Si l'on fait une entaille de quelques pouces
au tronc d'un palmier, et qu'on attache au dessous un vase pour recevoir
la liqueur qui en découlera, en peu d'heures on aura trois ou quatres
pintes d'une liqueur fort douce, qu'on nomme vin
de palmiers. L'arbre ne meurt pas ; la blessure qu'on lui a faite
se consolide, on peut revenir au bout d'un certain temps exiger un nouveau
tribut. Le vin de palmiers est d'autant meilleur qu'il est plus nouveau
; au bout de trois ou quatre jours il est aigre. Je n'ai point bu de
ce vin, les palmiers étaient trop éloignés de notre habitation ; on
en faisait usage à l'habitation de M. Julienne où M. Thuillier
allait souvent se régaler de cette liqueur. Au milieu de la tête du
palmier, il s'élève du coeur même de l'arbre un corps cylindrique dans
presque toute sa longueur, terminé en pointe par le haut. Sa longueur
est à peu près égale à celle des palmes, son diamètre est de 3 à 4 pouces.
Ce cylindre est un rouleau de feuilles et c'est en effet la pépinière
des feuilles ou palmes qui doivent embellir la tête de l'arbre ; il
s'en détache, dit-on, une tous les ans ; on a donné à ce cylindre le
nom de chou. Un palmier privé
de son chou périt bientôt ; en conséquence, comme le palmier est très
haut, peu épais, d'une consistance très faible, on ne se hasarde pas
d'y monter pour couper le chou, on commence par abattre l'arbre. Le
chou étant coupé, on déroule les feuilles qui pourraient être déjà vertes,
l'intérieur est absolument blanc, très bon à manger soit cru, soit dans
la soupe en guise de légumes, soit en friture, soit à la sauce blanche,
etc. On peut même le faire sécher pour le réduire en farine et en faire
du pain. Ce fruit ou ce légume est très doux et fort délicat, mais il
est un peu purgatif, au moins pour les estomacs qui n'y sont point accoutumés. Le
latanier diffère du palmier
par la structure de ses palmes, qui sont plus grandes et plus belles
que celles du palmier, quoiqu'elles ne soient composées que d'une seule
feuille. Des deux côtés d'une côte, épaisse d'un pouce ou un peu plus,
une feuille assez ferme se plie et se replie comme en plusieurs feuillets
; telle est la feuille du latanier laquelle, lorsqu'elle est dépliée
ou bien ouverte, prend assez exactement la forme d'un éventail. Ces
feuilles ont quelquefois 7 ou 8 pieds de longueur : lorsqu'elles sont
desséchés, on les emploie à la construction et à la couverture des cases
; quelques branches d'arbres forment la carcasse ; les feuilles de latanier
entrelacées achèvent la clôture. On n'a besoin à Rodrigue
ni d'architectes, ni de maçons, ni de charpentiers pour se loger. Les
Malabares emploient les feuillets de la feuille du latanier pour écrire,
un stylet sert de plume, l'encre est inutile ; j'ai mis de cette écriture
au cabinet de nôtre bibliothèque. Les dattes
ou, comme on le disait, les pommes
du latanier, sont de la grosseur d'une noix dans son brou encore
vert, et ont à peu près la même figure. Le goût n'en est pas recherché
; les tortues en mangent lorsqu'elles sont tombées
; on s'en sert aussi pour engraisser les cochons. On extrait
du vin du latanier comme du palmier ; on ne met pas non plus beaucoup
de différence entre les choux de ces deux arbres. De
toutes les espèces de palmiers, le cocotier
est sans contredit la plus précieuse. Il y en avait une allée près de
notre habitation, elle avait été plantée par M. de
Puvigné. On sait que lorsque le coco mûrit, il se remplit d'une
eau assez agréable au goût et très rafraîchissante. Cette eau se change
ensuite en une glaire blanche qui prend de la consistance et forme enfin
une amande qui a un goût de noisette fort agréable et assez approchant
de celui du chou de palmier. On peut extraire aussi du vin de cocotier,
comme on le fait des autres palmiers, son chou est aussi, dit-on, très
délicat ; mais on ménage cet arbre utile que l'extraction de son vin
affaiblirait et que l'extirpation du chou ferait périr. On
peut mettre les espèces de palmier dont j'ai fait mention jusqu'ici
au nombre des arbres fruitiers ; il n'en est pas de même du vacoua.
François Leguat, ignorant
son nom, lui a donné celui de pavillon.
Je n'ai vu ni palmiers, ni lataniers naissants ; j'ai vu beaucoup de
vacouas sortant de terre, ce qui me porte à croire que cette espèce
de palmiers, la plus inutile de toutes, est en même temps la plus féconde.
J'avoue cependant qu'entre tous les palmiers le vacoua mérite le prix
de la beauté ; il n'est pas même entièrement inutile son branchage épais
m'a quelquefois garanti de l'ardeur du soleil et de la violence de la
pluie. Le vacoua naissant pourrait être pris pour une espèce d'aloès
: ses feuilles ont alors 3 ou 4 pieds de longueur et sont armées de
pointes dont j'ai quelquefois ressenti les atteintes, en voulant vaincre
l'obstacle que ces jeunes plantes opposaient à mon chemin. L'arbre ne
montre alors ni tronc, ni branches, ni racines : les unes et les autres
paraissent à mesure que l'arbre s'élève. Lorsque l'arbre est formé,
à un pied et demi environ de terre, le tronc, en descendant, se divise
comme en une vingtaine de troncs plus petits, lesquels formant un cône
droit, gagnent la terre et s'y divisent probablement en plusieurs autres
rameaux. A 10, 12, 15 pieds de terre, selon la grosseur et l'âge de
l'arbre, le tronc se divise encore en plusieurs branches, lesquelles
se subdivisent en d'autres branches plus petites et cela avec une régularité
et une symétrie assez constantes, pour former toujours une demie sphère,
dont la convexité est tournée vers le ciel. L'extrémité de chaque petite
branche porte une espèce de bouquet de feuilles : ces bouquets ressemblent
encore à des aloès, mais moins que quand la plante était encore tendre
; les feuilles sont plus petites et les épines émoussées n'ont presque
plus de force. Au milieu de chaque bouquet il naît une espèce de grappe
qui contient le fruit de l'arbre ; elle ressemble en quelque chose à
l'ananas ; les grains qui la composent sont extrêmement serrés ; en
les ouvrant on est frappé par une odeur qui est précisément celle d'un
coin bien mûr, mais le goût n'est pas le même : le fruit du vacoua est
âpre et ne vaut absolument rien. Outre
ces arbres que l'on peut regarder comme fruitiers, excepté le vacoua,
l'île de Rodrigue en produit
encore une infinité d'autres de différentes espèces, voici les principales.
Le bois d'olive n'a rien de commun avec nos oliviers, il porte seulement
un fruit qui a quelque analogie avec nos olives pour la figure, mais
non pour l'usage, ni même pour la grosseur ; il est beaucoup plus petit.
Le bois d'olive vient très haut et forme un bel arbre, il est bon pour
la charpente ; les levées de notre chaloupe de laquelle je parlerai
plus bas étaient faites de ce bois. Le tronc ressemble assez ordinairement
à plusieurs troncs réunis ensemble et recouverts de la même écorce ;
mais, en le charpentant, on se convainc qu'il n'y a réellement qu'un
seul tronc non cylindrique. Les feuilles de cet arbre m'ont offert un
phénomène singulier ; lorsque l'arbre est jeune, ses feuilles sont très
longues et très étroites, en vieillissant ses feuilles s'accourcissent
en devenant plus larges. La différence était si frappante que je n'avais
encore pu me persuader que ces arbres jeunes et vieux fussent de la
même espèce. Je rencontrai enfin un de ces arbres qui venait de pousser
une branche ou un gourmand nouveau : les feuilles du gourmand avaient
4, 5, et même 6 pouces de long sur 6 lignes au plus de large ; celles
des vieilles branches étaient longues de 2 à trois 3 pouces, leur largeur
était de 18 lignes et de deux pouces. La feuille du bois d'olive vieux
est assez ressemblante à celle du laurier-cerise, moins longue cependant,
moins épaisse et moins arrondie par le bout. J'ai
vu aussi un bois d'olive assez singulier ; on pouvait dire que son tronc
avait trente pieds d'épaisseur en un sens. Le fait est que ces arbres
ont leurs racines à fleur de terre et que de ces racines il naît quelquefois
de jeunes oliviers, ainsi que de nouvelles branches naissent du tronc
de nos arbres européens. Or, ou trois de ces arbres auront tellement
entrelacé leurs racines que le tronc horizontal de ces racines paraît
maintenant unique ; ou le tronc de l'arbre primitif sortant de terre
et obligé par quelque cause étrangère de s'étendre horizontalement jusqu'à
la distance de trente pieds, aura produit ensuite trois branches principales
qui forment maintenant comme trois arbres différents. Quoiqu'il en soit,
qu'on se figure un tronc d'arbre, long de 30 pieds, couché horizontalement,
tenant en dessous à la terre par une infinité de racines, qu'on s'imagine
ensuite trois arbres s'élevant perpendiculairement des deux extrémités
et du milieu de ce tronc couché, on aura une idée de l'arbre ou des
trois arbres dont je veux parler ; car je laisse à d'autres à décider
si cet arbre doit être regardé comme un ou comme triple. Le
Benjoin selon M. l'abbé de la Caillea,
est un gros arbre qui n'a aucun rapport avec le benjoin des Indes :
il est ainsi appelé au lieu de bien-joint,
parce que c’est le bois le plus liant du pays ; il ne s'éclate jamais,
il est excellent pour le charronnage. Je suis fort incliné à penser
de même. Cependant, M. Préodet,
[33]
officier des troupes de la Compagnie qui s'occupe à Bourbon de l'étude des plantes et qui paraît le faire avec goût et
intelligence, est persuadé que le benjoin de Bourbon est du véritable benjoin, quoique d'une espèce différente
du benjoin des Moluques. Le
benjoin de Rodrigue, qui est
certainement le même que celui de Bourbon, distille une gomme qui n’a
aucun rapport avec celle du benjoin des Indes. L'ébène n'est pas rare à Rodrigue,
je n'en ai vu que de noire ; je ne doute pas qu'il n'y ait aussi de
blanche et de veinée. Les jeunes ébéniers n'ont que de l'aubier ; l'ébène,
qui est le coeur de l'arbre, ne paraît se former qu'au bout de quelques
années. Le
bois puant est un bel arbre
de haute futaie ; son bois est beau, ferme, bien veiné, excellent pour
la charpente et pour la construction des vaisseaux. Il
a un inconvénient auquel il est redevable de son nom : nouvellement
employé, il incommode par une odeur infecte à laquelle il est difficile
de s'accoutumer.
Le corallodendrum est
ainsi appelé parce que son bois imite assez la tournure des branches
de corail, par les espèces d'articulations qui donnent naissance aux
branches. Il a cela de particulier qu'il perd ses feuilles, dans un
pays où les autres arbres sont toujours verts. Lorsque je l'ai vu, le
10 d’août, il n'avait point de feuilles, il était chargé de
fleurs et de fruits. Cet arbre est à peu près de la taille d'un
gros pommier, moins branchu cependant ; les branches sont hérissées
d'épines. L'extrémité des branches ou tiges est de la grosseur du petit
doigt, sans épines ; c'est là que naît la fleur, en grappes ou en bouquets,
comme le lilas, excepté que les grappes ne sont point divisées en petits
grappillons. Toutes les fleurs partent immédiatement de la même tige,
chaque tige est chargée de 100 ou même de 200 fleurs. La fleur peut
avoir 2 pouces de long sur 8 à 10 lignes de largeur ; elle est du genre
des fleurs de pois, de belsamines, de gueules de loup ; sa couleur est
d'un beau rouge ponceau ; son pistil est entouré de dix étamines. Les
fleurs sont en trop grand nombre et trop serrées pour ne se pas gêner.
Les plus voisines de la branche étaient passées et étouffées ; les suivantes
étaient dans leur plein éclat ; les dernières, à l'extrémité du bouquet,
attendaient apparemment leur tour pour éclore. Je n'en ai pas trouvé
une seule dont le fruit fut noué, sans doute les dernières seules réussissent.
Le fruit est renfermé dans une silique qui, outre la membrane extérieure,
est composée de trois autres membranes assez fortes. Ce fruit ressemble
assez à nos fèves ; il est plus rond et d'une couleur rouge assez foncée.
Le corallodendrum se multiplie
facilement par boutures. Le pignon
d'Inde se dépouille pareillement de ses feuilles, lorsqu'il doit
se revêtir de fleurs. Cet arbre est assez petit ; les plus haut que
j'ai vus à Rodrigue ne passent
pas neuf pieds, y compris leur branchage. La fleur du pignon
d'Inde est petite ; elle est soutenue, comme la rose sur cinq feuilles
assez rondes et disposées en forme d'étoiles ; elle est composée de
cinq pétales d'un jaune léger tirant sur le vert ; en dedans il y a
comme dix petites feuilles que j'ai reconnues à la loupe pour être les
étamines de la fleur. J'ai cherché en vain le pistil jusqu'à ce que,
ayant disséqué une de ces fleurs, j'ai découvert que le pied des pétales
est entouré de cinq petits globules d'une couleur orangée très éclatante,
et d'une consistance assez molle, j'ai regardé ces globules comme tenant
lieu de pistila.
Le fruit du pignon d'Inde est renfermé dans une capsule de figure ellipsoïde
: toutes les capsules que j'ai ouvertes étaient divisées en trois loges
; chaque loge avait son amande, de figure pareillement ellipsoïde, couverte
d'une écorce de couleur gris-sale, mais d'une chair assez blanche et
d'un goût assez agréable ; mais il faut s'en défier, ce fruit purge
violemment. Il est composé de deux lobes séparés par une pellicule en
membrane blanche que l'on prendrait aisément pour une fleur, cette pellicule
paraît être le germe et c'est dans elle seule, dit-on, que réside la
vertu purgative de cette amande. En ôtant cette pellicule, on peut manger
l'amande sans aucun risque. J'approchais
d'un arbre que je regardais comme vivant, nonobstant une couleur qui
me paraissait différente de celle des autres arbres. Placé dessous l'arbre,
j'ai été presque tenté de le regarder comme mort. Cet arbre est le gayac, ses feuilles en-dessous ont absolument la couleur de feuilles
mortes, en-dessus elles sont vertes. Le gayac forme un arbre très haut
et très beau. J'ai
vu d'autres arbres qui avaient plusieurs troncs : de leurs branches
ils jettent vers la terre des fibres ou des filaments, ces fibres ayant
atteint la terre y prennent racine et forment de nouveaux troncs, dont
les branches multiplieront de même, de manière qu'un seul de ces arbres
pourrait, à la fin, composer une forêt. Un des officiers qui était avec
moi à Rodrigue donnait à cet
arbre le nom de bauge. François
Leguat le confond avec le paretuvier
ou le paletuvier de Rochefort, auquel on donne aussi le nom de mangle
ou manglier. Je crois que c'est une des espèces de figuiers
d'Inde ou figuiers malabars
dont Jean Ray
[34]
donne la description au 2ème volume de son Histoire
des Plantes, livre 27 Chapitre 3 page 1436. J'ai remarqué aussi
une fouge ou une lianea
qui naît ordinairement dans quelque creux ou réduit du tronc des arbres
et delà, envoie en bas des filaments qui, ayant touchés la terre, deviennent
troncs, enveloppent de leurs branches et couvrent quelquefois entièrement
le tronc de l'arbre où cette fouge a été produite. Il
y a tant à Rodrigue qu'à l'île
de France et à Bourbon un
arbrisseau que l'on peut dire être la plus belle de toutes les ronces.
A l'île de France on m'a dit
qu'il s'appelait bois de senteur
parce qu'on ne peut s'en approcher sans sentir la piqûre des épines
dont le bois, les feuilles et les fruits sont hérissés. A Bourbon
on le nomme cadoque. C'est
absolument le même que celui qui est appelé caretti
dans le deuxième volume de l'Hortus
Malabaricus
[35]
, inimboy au Brésil
selon Maregrave, livre [
] chapitre 8, et le bonduc de la grande espèce par les autres naturalistes modernes. J'en
ai vu dans nos îles de la hauteur de 7 à 8 pieds. La graine du caretti
de Rodrigue est plus grosse que celle des deux autres îles, sa couleur
de gris-cendré tire beaucoup plus sur le blanc, au lieu qu'à Bourbon
et à l'île de France, elle est presque verte. Enfin, à Rodrigue elle a la figure d'un ellipsoïde aplati et dans les autres
îles celle d'un ellipsoïde un peu allongé. Cette graine est un très
bon vermifuge, le bois et la racine en décoction sont un bon sudorifique.
On ajoute dans nos îles que cet arbre est un remède souverain contre
la gonorrhée, même virulente. Quelques-uns étendent sa vertu jusqu'aux
autres maux vénériens. J'ai ouvert bien des fruits de bonduc, j'y ai
toujours trouvé deux graines, jamais de place pour une troisième ; je
n'ai point vu l'arbrisseau en fleurs. Ce
qu'on m'a dit à Rodrigue s'appeler
bois hollandais est un très petit arbre ou un arbuste de 4 à 5 pieds
de hauteur, y compris les branches ; la feuille ressemble assez à celle
du pêcher, elle est d'un vert clair et d'un aspect satisfaisant. Ces
arbres forment des petites forêts très incommodes à traverser ; leur
bois, quoique petit, est très raide ; et l'on assure que les blessures
qu'il pourrait occasionner en se rompant, sont extrêmement dangereuses.
Je ne l'ai vu ni en fleurs, ni en fruits. Le
bois de cannelle est un joli
arbrisseau, moins haut encore que le bois hollandais ; il ne pousse
des feuilles qu'à l'extrémité de ses branches, de sorte qu'il paraîtrait
comme taillé de main d'homme : à l'extrémité de chaque branche est un
bouquet de feuilles, ces feuilles sont d'un très beau vert clair et
enduites d'une espèce de gomme. Ce bois est aromatique et très bon,
dit-on, pour les bains. Au reste, cet arbrisseau ne ressemble pas plus
au cannelier que le bois d'olive à l'olivier. M. l'abbé de la
Caille (Journ. Hist. p.226) parle d'un autre bois
de cannelle que je n'ai pas connu. Le
buis de Rodrigue forme de
fort jolis arbrisseaux ; il m'a paru d'ailleurs absolument semblable
au nôtre, excepté que le fruit de celui de Rodrigue
n'a pas les espèces de pieds de marmite qu'on remarque au nôtre. Les
trois pointes qui forment ces pieds étant fort voisines et se touchant
presque vers le coeur ou l'oeil du fruit. Il
y a un autre arbrisseau très ressemblant au précédent, j'y ai même été
trompé d'abord. J'ai été surpris de la facilité avec laquelle j'en arrachais
les branches. A peine ai-je eu enlevé avec le couteau quelque partie
de l'écorce, que mes doigts se sont trouvés ensanglantés ; j'ai cru
être blessé, je me suis lavé dans un ruisseau voisin, il n'y avait pas
le moindre vestige de blessure. La surpeau de ce buis, si je puis employer
ce terme, couvrait une peau fort épaisse, enflée par une espèce de gomme
très gluante ; le suc de cette gomme était rouge, son odeur résineuse
et très forte. On dit que cet arbrisseau devient arbre et qu'alors ses
feuilles ne ressemblent plus à celles du buis ; on ajoute que ses fleurs
ont une odeur très suave. Rodrigue
enfin produit des cannes de sucre
; des plantes de moutarde dont nous mangions les feuilles en guise d'épinard
; du poivre ou piment et surtout du petit piment, appelé piment
du diable ou piment enragé
à cause de sa force ; des patates
à deux rangsa
que quelques-uns appellent patates
à durand, dont les feuilles tendres appliquées par le dedans sur
des plaies sont un excellent suppuratif, ainsi que je l'ai éprouvé moi-même
; mais, appliquées par le dehors, elles sont, m'a t-on dit, un souverain
dessiccatif ; du laceron ou laiteron ; du pourpier qu'on ne regarde
pas comme bien sain, contre l'autorité de François
Leguat qui en faisait beaucoup de cas ; des scolopendres dont les
feuilles ont 4 à 5 pieds de long, sur 8 à 10 de large, sans être laciniées
; des capillaires, des pavots épineux, des chardons, du chiendent, du
tabac. Un arbre assez joli dont on nous servait aussi les feuilles en
guise d'épinards sous le nom de feuilles de séné, nom qui suffisait seul pour me dégoûter de ce ragoût,
quelque persuadé que je fusse que ce n'était pas du véritable séné.
Enfin une infinité d'autres arbres, arbrisseaux, plantes et simples,
entre lesquelles on assure qu'il n'y en a que deux qui puissent passer
pour dangereux ; on n'a pu me dire leur nom.
Je serais fort embarrassé de définir
le premier de ces deux poisons : c'est une espèce de tithymale qui n'a
point de feuilles ou, si l'on veut, dont les feuilles sont cylindriques,
longues de deux ou trois pouces, épaisses d'une ligne
[36]
.
Chaque feuille ou chaque tige est terminée par une sorte de dôme surbaissé
qui n'excède pas la circonférence de la tige ; au dessous de ce dôme
il y a un bourgeon qui renferme apparemment le germe de la fleur et
du fruit. Le lait de cette plante suspend l'usage des yeux s'il vient
à les toucher ; et le lait de femme, ajoute-t-on, est le seul remède
que l'on connaisse pour recouvrer la vue. L'autre
plante dangereuse est un poison proprement dit ; son tronc peut être
de la grosseur du bras, il s'élève à trois ou quatre pieds de terre,
il ne peut soutenir ses branches, il les accroche, s'il peut, aux arbres
et arbrisseaux voisins, sinon il les laisse tomber et ramper par terre.
Les feuilles ont assez de rapport avec celles du citronnier, excepté
qu'elles sont plus arrondies par le haut. En pilant les feuilles, l'écorce
et même le bois et les racines de cet arbre, on en extrait un suc ou
un poison extrêmement prompt. Je
n'ai point vu à Rodrigue de
fleur pareille à celle dont parle François
Leguat
[37]
tome I p. 109, mais je n'ai point été par toute l'île. Rodrigue ne produit point d'ambre ; si la mer
y en a apporté et de jaune et de gris, du temps de François
Leguat, c'est par une espèce de hasard qui n'a point eu de suite.
Le nom que porte l'enfoncement des
Topas tirerait-il son origine de quelques topazes qu'on aurait cru
trouver ? Encore actuellement on croit trouver des diamants dans cette
île. J'ai eu quelques-uns de ces prétendus diamants, ils se sont dissipés
lors de la prise du Boutin
par les Anglais. Je ne regrette pas du tout cette perte : j'avais essayé
de couper un morceau de verre avec un de ces diamants ; l'unique succès
de la tentation a été que le diamant s'est éclaté. Lorsque
je suis arrivé à Rodrigue,
outre une basse-cour que M. de
Puvigné s'y était procurée laquelle consistait en poules, poulets,
canards, canards d'Inde, oies, coqs d'Inde, etc., il y avait un troupeau
de boeufs, quelques moutons, des chèvres et des cabris, etc. qui trouvaient
une subsistance abondante dans les pâturages de l'île ; mais ces animaux
n'en étaient point originaires, ils y avaient été transportés de l'île
de France. Les boeufs et les
vaches étaient originaires du cap
de Bonne-Espérance ou de Madagascar
et étaient de l'espèce de ceux qui ont une bosse sur le cou. Outre
les animaux quadrupèdes naturels à l'île Rodrigue,
quelques-uns croient pouvoir compter les rats
[38]
.
Lorsque François Leguat y
a débarqué avec ses compagnons, il y en a trouvé une quantité prodigieuse
; il les a mis au nombre des fléaux de cette île. En effet, ces animaux
pénètrent partout, gâtent tout, volent tout et ravagent tout ; ils prenaient
leur repas dans mon lit, ils faisaient un sabbat perpétuel toutes les
nuits, ils m'ont rongé des livres, des cartes géographiques, des habits,
ils m'ont enlevé beaucoup de linges. Leur quantité est telle que, dans
les ténèbres, j'en atteignais quelquefois avec un rotin qui était toujours
à cet effet auprès de mon lit ; M. Thuillier
en a percé à la pointe de l'épée. Pour détruire les rats on avait fait
venir des chats dans l'île ; ils se sont retirés dans les bois et sont
devenus sauvages. Ils semblaient avoir fait alliance avec les rats ;
la basse-cour était le théâtre de leurs déprédations. Nous
avions quelques chiens domestiques et un makis de Madagascar
assez familier ; M. Julienne
avait ramené un cheval qui est mort peu après son débarquement. Voilà
les seuls animaux quadrupèdes qui j'ai vus dans l'île, à moins qu'on
ne veuille renfermer dans cette classe les tortues de terre. La
tortue de terre n'est point un bel animal, mais il nous a été le plus
utile de ceux que nous avons trouvés à Rodrigue.
En trois mois et demi que j'ai passés dans cette île, nous ne mangions
presque rien autre chose : soupe de tortue, tortues en fricassées, tortues
en daube, tortues en godiveau, oeufs de tortues, foies de tortues, tels
étaient presque nos uniques ragoûts. Cette chair m'a paru aussi bonne
le dernier jour que le premier ; je n'en goûtais pas beaucoup les oeufs
; le foie me paraissait être la partie la plus délicieuse de l'animal.
Après cinq semaines de séjour, je fus attaqué d'un flux de sang que
je célai, parce que pour le guérir je comptais plus sur moi que sur
le chirurgien de l'île : la diète et le repos me rétablirent en peu
de jours ; il ne m'en resta qu'une répugnance extraordinaire et involontaire
pour ce foie que j'avais tant aimé jusqu'alors. Dois-je en conséquence
le regarder comme la cause de mon indisposition ? La
graisse de la tortue est très abondante et ne se fige pas ; c'est ce
qu'on appelle huile de tortue.
Cette huile n'a aucun mauvais goût, elle est très saine, nous en assaisonnions
nos salades, nous l'employions dans nos fritures et dans toutes nos
sauces. Les tortues de Rodrigue
ont un pied et demi de long sur un pied environ de large, elles étaient
autrefois plus grandes, mais on ne leur donne plus le temps de croître
; lorsqu'on en trouve d'une taille plus grosse, on leur donne le nom
de Carrosses. Ces carrosses
ne peuvent faire de mal à un homme éveillé, ils ont quelquefois mordu
vivement les dormeurs
[39]
.
Les
écailles des tortues de terre nous servaient comme de paniers pour transporter
des huîtres ou autres provisions semblables. C'est presque l'unique
usage qu'on puisse faire de ces écailles. La chair de ces tortues est
de la couleur de celle du mouton, elle en approche même pour le goût.
La
tortue de mer passe pour plus délicate que celle de terre ; sa chair
est plus blanche, sa graisse est verte et de plus la chair est comme
environnée d'une espèce de couenne de même couleur, ce qui paraît dégoûtant
au premier aspect ; cependant cette graisse et cette couenne sont fort
estimées. Le foie de la tortue de mer est malsain ; nous n'en mangions
pas à Rodrigue. Je regarde
même leur chair comme moins saine que celle des tortues de terre ; je
l'ai trouvée trop purgative. Heureusement nous en avons mangé peu, tant
parce que M. de Puvigné les
réservait pour l'île de France
que parce que nous n'étions pas encore dans la saison de leur ponte,
cette saison ne commençant à Rodrigue
qu'en octobre ou novembre. Les tortues viennent alors à terre pour déposer
leurs oeufs dans le sable ; on les guette et lorsque l'opération est
faite, on leur coupe le chemin de la mer à l'aide d'un levier, on les
renverse sur le dos ; elles ne peuvent plus se redresser ; cette opération
s'appelle retourner la tortue. En d'autres saisons, on surprend quelquefois
ces tortues dans des trous, entre les récifs, où elles attendent le
retour de la marée. Les
tortues de mer sont plus grosses que celles de terre, les pattes se
terminent en nageoires, et servent à deux [usages], à nager et à marcher,
si cependant des animaux aussi pesants peuvent véritablement nager.
Leur bec, si je puis me servir de ce nom, ressemble fort bien à celui
d'un perroquet. Les
chauves-souris
[40]
sont mises par les naturalistes au nombre des quadrupèdes. Celles que
j'ai vues à Rodrigue étaient
de la grosseur d'un pigeon, mais plus longues, ;la tête ressemble assez
à celle d'un renard, le poil est roux, plus foncé sur la tête et sur
le cou que sur le reste du corps. Les ailes sont d'une couleur de gris
foncé ; étendues ou éployées elles peuvent avoir chacune un pied ou
un pied et demi d'envergure. Ces chauves-souris ressemblent d'ailleurs
à nos chauves-souris européennes ; elles sont fort grasses : on m'a
dit qu'à l'île de France,
dans une certaine saison de l'année, chaque chauve-souris fournissait
une chopine d'huile ; mais alors elles ne sont pas bonnes à manger,
ou du moins il faut les faire préalablement dégraisser. Ce gibier ne
m'a pas paru mauvais, cependant je n'ai point trouvé qu'il méritât cette
haute réputation de délicatesse où il est en quelques pays des Indes.
La perruche me semblait beaucoup plus délicate.
Je n'aurais regretté aucun gibier de
France si celui-ci eut été plus commun à Rodrigue
; mais il commence à devenir rare. Il y a encore moins de perroquets
[41]
,
quoiqu'il y en ait eu autrefois en assez grande quantité selon François
Leguat ; et en effet, une petite île au Sud de Rodrigue en a encore conservé le nom d'île aux Perroquets. Le
corbigeau passe pour un très
bon gibier : nous en avons poursuivi, mais sans pouvoir les atteindre
; ainsi je n'en ai pas vu à Rodrigue
de près. On connaît cet oiseau à l'île de
France et à celle de Bourbon
; le nom qu'on lui donne est apparemment nouveau, puisqu'entre mille
relations de voyages que j'ai consultées, celle de M. l'abbé de
la Caille est la seule où le corbigeau soit nommé, mais sans aucune
description. J'aurai occasion de revenir à cet oiseau. Je
ne trouve aucun voyageur qui ait parlé du boeuf
[42]
,
au moins sous ce nom. C'est un oiseau plus gros que le canard, auquel
il ressemble assez par la configuration extérieure du corps ; son bec
est très fort, à peu près aussi long que celui du canard, de figure
pyramidale ou plutôt conique, de couleur cendrée, tirant un peu sur
le rouge ; la pointe, qui est un peu crochue, est noire ; les yeux,
qui prennent précisément au défaut du bec, sont beaux, noirs et gros
; le cou et le corps sont couverts d'un duvet dont la blancheur est
éblouissante ; les plumes des ailes et de la queue sont noires ; la
couleur des pattes est grise, tirant sur le noir ; les doigts ou ergots
sont joints par des membranes ou nageoires. L'animal n'est pas haut
monté, son cri est fort rauque, ressemblant en quelque chose au mugissement
du boeuf. La chair est presque noire, son goût assez approchant de celui
de nos oiseaux de mer, n'est pas disgracieux. On trouvait la chair dure,
il est vrai, mais c'est qu'on ne lui donnait pas le temps de s'attendrir.
Les fous sont ainsi appelés parce qu'ils viennent
imprudemment se faire prendre sur les vaisseaux. Labat
[43]
remarque qu'on pourrait, sans beaucoup hasarder, donner au
fou le nom de corbeau de mer.
Il a en effet quelque ressemblance avec le corbeau, mais il n'en a pas
la couleur ; son dos et ses ailes sont grises, son ventre blanchâtre.
Il y a plusieurs espèces de fous
sur les deux îles aux Frégates
; ils se retirent dans des trous où ils font un bruit semblable au hurlement
des chiens. Cette espèce porte à Rodrigue
le nom de fouquets, ils ont
le bec plus crochu que les autres fous. Les
cordonniers diffèrent peu
des fous ; ils ont seulement
le ventre plus gris. Je crois que le touaran
dont j'ai parlé sur le 16 de février n'est autre que le cordonnier. Je ne trouve aucun auteur qui ait parlé du cordonnier,
du touaran, ni même du fouquet
en tant que distingué du fou.
Peut-être donne-t-on à ces oiseaux d'autres noms qui me sont inconnus.
Lorsque nous avons été le 15 de juin à l'îlot du
Large, nous l'avons trouvé
habité par des cordonniers
qui nous ont bientôt cédé la place, couverte de leurs oeufs et de leurs
petits. Nous avons fait une provision d'oeufs presque aussi gros que
des oeufs de poule ; mais ils se sont trouvés tous trop avancés, nous
n'avons pu en manger. Tous
ces oiseaux sont ichtyophages, aussi bien que ceux dont il me reste
à parler. Les
goilettes sont de l'espèce
des oiseaux que les naturalistes appellent larus
; quelques voyageurs leur ont donné le nom de goilands, d'autres celui de mouettes
[44]
.
Il y en a de deux espèces à Rodrigue,
de blanches et de grises. Les blanches sont réellement blanches comme
neiges, le bec et les pattes rougeâtres ; il est inutile que j'avertisse
que ces oiseaux pêcheurs ont des membranes aux pattes. La goilette grise
ne diffère guère de la blanche que par la couleur ; les unes et les
autres battent de l'aile en volant, crient presque continuellement,
ressemblent assez pour la grosseur et la tournure de leur corps à des
pigeons. François Leguat dit avoir trouvé des pigeons et des
tourterelles à Rodrigue ;
il n'y a vraisemblablement trouvé que des goilettes grises et blanches.
Quelqu'un nous avait vanté la chair de ces oiseaux comme assez délicate
; nous avons fait une fricassée de jeunes goilettes blanches : je ne
l'ai pas trouvée bonne. Lorsque dans ces mers on aperçoit des goilettes
blanches, c’est, dit-on, un signe assuré qu'on n'est pas à 50 lieues
de Rodrigue. Les
tratras sont ainsi appelés
à cause de leur cri : je n'en ai vu que de très jeunes, ils étaient
couverts d'un duvet extrêmement blanc. Je n'assurerai pas cependant
que cette blancheur ne soit sujette à aucune altération
[45]
.
Plusieurs
auteurs ont parlé de la frégate,
et l'ont dépeinte assez exactement. Il est assez étonnant qu'aucun des
naturalistes que j'ai consultés n'en parle, au moins sous ce nom, qui
est le seul qui lui soit donné par les auteurs des dictionnaires les
plus estimés, et par tous les navigateurs. La
frégate est grosse comme un
canard, noire sur le dos et sur les ailes, un peu moins noire sous le
ventre. Elle a les yeux noirs, le bec assez long, fort, et un peu crochu
par le bout, les jambes un peu courtes, mais grosses, les pattes armées
de griffes, longues, fortes et aiguës, les ailes très longues : déployées
elles ont 7 ou 8 pieds d'envergure. Cet oiseau, peut être celui de tous
qui vole le plus haut, le plus facilement et le plus longtemps ; on
conjecture, et avec assez de fondement, qu'il vole à trois cents lieues
de la terre et qu'il y revient sans s'arrêter, et c'est à cause de l'aisance
de son vol qu'on lui a donné le nom de frégate,
par analogie avec le meilleur voilier de tous les vaisseaux. Les mâles
sont distingués des femelles par une membrane rouge qui leur pend sous
la gorge, à peu près comme à nos coqs d'Inde ; on prétend aussi que
les femelles sont brunes sur le dos et les ailes et grises sous le ventre.
Il y a en effet des frégates de cette couleur, mais ceci est peut-être
la marque distinctive des jeunes frégates, les jeunes mâles n'ayant
point encore la membrane rouge qui doit caractériser leur sexe. La frégate
vit de poissons et surtout de poissons volants, lesquels, poursuivis
par les bonites et les dorades, changent d'élément, comme je l'ai dit
plus haut, et retrouvent dans l'air des ennemis aussi irréconciliables
que ceux qu'ils fuyaient dans les eaux. François Leguat rapporte que lorsque le fou est à
la pêche, la frégate le guette et fond ensuite sur lui quand il quitte
l'eau, non pour lui faire du mal, mais pour le forcer à dégorger le
poisson dont il s'est rempli ; le fou, trop faible contre un tel assaillant,
vide son jabot, et la frégate attrape subtilement le poisson en l'air.
Je n'ai point été témoin du fait, mais il m'a été confirmé par plusieurs
officiers qui ont, disent-ils, eu plusieurs fois le plaisir de ce spectacle
[46]
.
On
attribue à la graisse de la frégate la vertu d'adoucir les douleurs
de la goutte sciatique, et même celle de la goutte, les rhumatismes,
etc. Le père Labat a trouvé la chair des frégates des Antilles assez bonne et très
nourrissante. Nous avons tué de ces oiseaux à Rodrigue ; personne ne nous a excités à manger de leur chair. Le
paille-en-queue ou paille-en-cu
[47]
,
car on lui donne ces deux noms, a été connu, du moins en partie, de
quelques ornithologistes. Willugby
[48]
est celui qui en a donné une plus ample descriptiona,
mais il ne le représente pas en tout tel que je l'ai vu ; soit que l'oiseau
empaillé, sur lequel ce naturaliste faisait sa description, eut été
altéré dans ses couleurs et dans la conformation de ses parties, soit
qu'il y ait plusieurs espèces de paille-en-queue. Il y en a en effet
au cabinet du Roi dont les deux grandes plumes de la queue sont blanches
; celui que j'ai vu et touché avait ces plumes d'un beau jaune de paille,
tirant même un peu sur le rouge. M.
l'abbé de la Caille dit qu'à
l'île de France il y a deux
espèces de paille-en-queue : l'une
dont le bec, les pattes et les pailles sont blanches,
l'autre dont le bec, les pattes et les pailles sont rouges. Il peut
même y avoir encore plus de variété. Celui que j'ai vu était femelle,
il n'était guère plus gros qu'un pigeon, mais beaucoup plus long ; il
avait la tête à peu près de la grosseur de celle du pigeon, le cou plus
long, le bec rouge, fort, pointu de deux pouces au plus de longueur,
les plumes des ailes, du corps et de la queue absolument blanches ;
je crois cependant y avoir aperçu quelques teintes de rouge plutôt que
de noir, mais vu le peu de temps qu'il m'a été permis de considérer
l'oiseau, je ne garantirai pas cette dernière circonstance. Le paille-en-queue
a certainement une queue analogue à celle de la plupart des oiseaux
; celui que Willughby a décrit
avait apparemment perdu en chemin les plumes qui composaient sa queue,
ces plumes peuvent avoir un demi-pied de longueur, comme le dit le père
Labat. Du milieu de cette
queue il sort une paille de quinze ou dix-huit pouces de long, et c'est
cette paille qui donne le nom à l'oiseau. Elle est composée de deux
plumes accolées qui semblent n'en faire qu'une, j'ai cru, à la première
vue, que cette paille n'avait point de barbe, je me suis assuré depuis
qu'elle en avait, mais que cette barbe était extrêmement courte. La
paille de mon paille-en-queue était, comme je l'ai dit, d'un beau jaune
tirant sur le rouge ; ses pattes étaient aussi rouges et les quatre
ergots unis par une membrane de même couleur. Le paille-en-queue a les
ailes longues et fortes, moins cependant que la frégate ; on le voit
à deux ou trois cents lieues des terres, mais il peut se reposer et
peut-être même dormir sur l'eau, ce qu'on ne croit pas que la frégate
puisse faire. François Leguat
dit que ces oiseaux leur faisaient à lui et à ses compagnons une
plaisante guerre ; ils les surprenaient par derrière et leur enlevaient
leurs bonnets de dessus la tête ; ces bonnets étaient faits de
feuilles de latanier. On m'a confirmé ce fait à Rodrigue
par quelques traits qui y étaient assez analogues. Il ne faut pas cependant
s'attendre à trouver dans les oiseaux de Rodrigue
les mêmes apparences de familiarité que François
Leguat et ses camarades en ont éprouvées. Ces animaux innocents
ne connaissaient point encore les hommes ; ils ont eu depuis le temps
d'apprendre à se méfier de cette race traîtresse et meurtrière. Je reviens
à mon paille-en-queue. Lorsque nous l'abordâmes, il couvait un seul
oeuf un peu plus petit qu'un seul oeuf de poule ; il ne se serait peut-être
pas dérangé si nous n'eussions pas porté la main sur lui ; il se laissa
toucher, mais non pas prendre ; nous ne retînmes que sa paille, encore
le vent nous l'enleva-t-il bientôt. Le creux d'un arbre, ou plutôt d'une
racine d'arbre, constituait sans aucun apprêt le nid de cet oiseau.
Nous dérangeâmes son oeuf et le plaçâmes sur l'herbe à quelques cinq
ou six toises de là ; la tendre mère voltigea longtemps au-dessus, sans
cependant le couvrir, à quelque distance que nous nous tinssions d'elle,
pour lui en faciliter l'accès. Au bout de deux heures, l'oeuf était
entièrement abandonné. J'ai
donné au paille-en-queue le nom sous lequel seul il est connu de tous
les navigateurs, et qui le caractérise de manière à ne pas le méconnaître.
Quelques auteurs l'ont dénommé oiseaux
des tropiques parce que,
disent-ils, on en voit jamais qu'entre les deux tropiques ; j'en ai
vu à 27 degrés et demi de latitude et d'ailleurs ; le paille-en-queue
est-il le seul oiseau qui ne s'écarte point de la zone torride ? Les
oiseaux pêcheurs dont j'ai parlé ne font pas leur séjour ordinaire sur
l'île Rodrigue, mais sur les
îlots voisins. Ils viennent cependant rendre quelques visites à la grande
terre, c'est ainsi qu'on nommait Rodrigue,
soit pour y trouver de l'eau douce, soit pour pêcher sur les basses.
Lorsque nous avions donné un coup de seine, et que nous avions choisi
le poisson qu'il nous plaisait d'emporter, la grève était bientôt couverte
d'oiseaux qui venaient profiter du reste de notre pêche. Le petit îlot
du Large était habité le 15 juin par des cordonniers, un nombre prodigieux
de goilettes, tant grises que blanches, quelques cordonniers, des fous,
des frégates, etc. couvraient l'île des
Cocos lorsque nous y abordâmes le 18 du même mois. Les îles aux
Frégates ont été ainsi appelées parce que les oiseaux de ce nom
les ont choisies pour leur principale habitation. Il y a aussi un grand
nombre de fouquets sur ces deux îles. Le 19, à l'île de
Mombrani, la multitude des goilettes grises que notre abord intimida
était telle qu'elles nous servaient exactement de parasol ; elles voltigeaient
au-dessus de nous de manière à tempérer faiblement les ardeurs du soleil.
Ce fut là que nous surprîmes un paille-en-queue sur son oeuf ; il y
avait aussi quelques frégates, quelques tratas, quelques perruches.
Je n'ai point vu de nids dans toutes ces îles ; les oiseaux y posent
sans façon leurs oeufs sur le sable, ou entre des broussailles, ou sur
la terre nue. Sur l'île aux Cocos, les goilettes nous étourdissaient par leurs cris qui imitaient
assez la syllabe ouai, deux
ou trois fois répétées, leurs oeufs étaient fort près de nous ; elles
craignaient de s'en approcher ; quelques mères, lasses de notre
long séjour, se posaient enfin sur leurs oeufs, mais la crainte ne leur
permettait pas d'y rester longtemps. Sur l'île de
Mombrani, la multitude d'oeufs et de petits était encore plus grande
; c'était la plus belle basse-cour qu'il soit possible d'imaginer. Je
n'exagère pas : il fallait regarder attentivement à nos pieds, sans
cette précaution, nous aurions écrasé à chaque pas ou quelque oeuf ou
quelque petit nouvellement éclos. J'ai cru remarquer que chaque mère
ne couvait qu'un ou deux oeufs. Je
n'ai vu à Rodrigue qu'une
seule espèce de petits oiseaux. Ils ont quelques traits de ressemblance
avec nos mésanges, et sont à peu près de la même grosseur, peut-être
un peu plus petits ; ils ont un petit cri assez doux, mais sans modulation,
sans chant. Lorsqu'on les appelle ils s'approchent de branche en branche
jusqu'à la portée de la main, mais alors, le moindre geste les fait
reculer. Les
solitaires
[49]
étaient communs à Rodrigue
du temps de François Leguat.
M. de Puvigné m'a assuré que la race n'en était pas encore détruite ;
mais ils se sont retirés dans les endroits de l'île les plus inaccessibles.
Je n'ai entendu parler ni de gelinottes, ni de butors, ni d'alouettes,
ni de bécassines ; il peut y en avoir eu du temps de François Leguat, mais ils se sont retirés loin des habitations ou
plus vraisemblablement la race n'en subsiste plus depuis qu'on a peuplé
cette île de chats. Les
principaux insectes de Rodrigue
sont des mouches de deux sortes ; les unes ressemblent en tout à nos
mouches ordinaires ; les autres n'en diffèrent que quant à leur couleur,
elle est d'un bleu doré assez éclatant
[50]
; les unes et les autres sont extrêmement incommodes par leur excessive
multiplicité ; des fourmis en nombre prodigieux ; rien ne peut être
tellement fermé qu'il échappe à leur recherche ; des cancrelats, moins
nombreux, et par cela même moins incommodes ; des araignées de même
espèce qu'en France, au moins en apparence ; d'autres araignées, habitants
des bois, grosses comme une noix, filant une toile ou plutôt une soie
jaune qui ressemble à celle de nos vers à soie par la couleur, la texture
et la force ; des scorpions fort petits dont la piqûre n'est pas très
dangereuse ; des lézards semblables en tout à nos petits lézards de
murs ; d'autres lézards longs de près d'un pied ; les couleurs les plus
vives, le bleu, le vert, le jaune, le blanc, etc. semblaient se disputer
à qui revêtira ces lézards avec plus de vivacité ; cependant le vert
et le bleu dominent sur la tête et sur le dos. François
Leguat prétend en avoir vu de noirs, de bleus, de verts, de rouges
et de gris, et de tout cela,
dit-il, du plus vif et du plus
éclatant. Voici ce que je suis assuré d'avoir vu. J'avais déjà rencontré
à Rodrigue quelques-uns de ces lézards sans qu'ils me donnassent le
temps de les examiner. J'en ai vu beaucoup sur l'îlot du Large ; ils ne pouvaient pas fuir loin, mais ils se cachaient promptement
dans les crevasses du rocher : je les poursuivais même dans leurs trous.
J'avais vu entrer dans une crevasse un lézard dont les couleurs étaient
superbes ; avec une broussaille je fis sortir de la même crevasse un
lézard dont la couleur noir sale me fit presque horreur : j'en avais
déjà remarqué quelques-uns ainsi décolorés ; je ne doutais pas que ce
ne fut une autre espèce. Enfin, j'en considérais un attentivement ;
je ne remuais pas de peur de le mettre en fuite ; la vivacité de ses
couleurs bleue, verte, jaune, etc. me charmait : un instant après, le
lézard m'aperçut ; des tâches noires dépareillèrent l'éclat de sa peau,
ces tâches s'accrurent bientôt et dans un petit nombre de secondes,
mon lézard couvert d'un noir hideux dans toute l'étendue de son corps,
se réfugia dans l'intérieur du rocher. Je suis assuré, comme je l'ai
dit, de ne m'être pas trompé dans cette observation. Ces lézards d'ailleurs
sont conformés comme les lézards verts que j'ai vusen Poitou, en Angoumais,
etc., du moins autant que j'en ai pu juger au coup d'oeil. En
parlant des lézards à la suite des insectes, je ne prétends pas décider
qu'il faille les classer dans cette classe d'animaux. On
ne connaît à Rodrigue aucun
animal dont la piqûre ou la morsure puisse être dangereuse. La
pêche à Rodrigue est facile
et abondante : au commencement de notre séjour dans cette île, nous
allions quelquefois pêcher à la
ligne ; en peu de temps nous avions assez de poissons pour notre
souper et celui de nos Noirs : d'un seul coup de seine nos Noirs mettaient
cent cinquante ou deux cents poissons sur la grève ; nous choisissions
les meilleurs, les Noirs choisissaient après nous ; le reste était abandonné
aux goilettes et aux frégates. Les
ruisseaux même de Rodrigue
sont poissonneux et nous préférions le poisson qu'ils nous fournissaient
à celui que nous tirions de la mer. Nous n'avions point vu, comme François
Leguat, des anguilles si grosses qu'il fallut deux hommes pour en
porter une seule, mais nous en avons eu quelquefois de presque aussi
grosses que le bras, et de près de trois pieds de long, et d'ailleurs
d'un goût excellent. On a donné le nom de carpe
à un petit poisson qui ne ressemble à nos carpes que par sa figure extérieure
; il n'est guère plus gros que nos goujons, il a la chair blanche et
d'un goût très délicat. Les gros-yeux
sont ainsi nommés parce que leurs yeux sont réellement très gros, à
proportion du corps qui n'est pas plus gros que celui de la carpe. Au
défaut de carpes, nous mangions des gros-yeux avec plaisir ; on en trouvait
aussi quelquefois dans la mer. Le cabot
pourrait être appelé le poisson dormeur ; nous en prenions quelquefois
au filet, le plus souvent on les trouvait dormant sur l'eau et on les
tuait d'un coup de bâton sur la tête. Le cabot est de la grosseur de
la carpe, mais plus long, la tête plus grosse que le corps, le corps
presque cylindrique, la chair blanche, ferme et délicate. Nos ruisseaux
nous fournissaient enfin des mulets
et des lubines d'eau douce,
presque aussi gros que ceux de la mer auxquels nous les préférions.
On pêchait ces poissons au-dessus de la grande cascade dont j'ai parlé
plus haut, c'est-à-dire 150 pieds au-dessus du niveau de la mer. Les
mulets ont dans le ventre deux substances graisseuses très délicates.
Je n'y ai point vu d'autre laite. La
mer de Rodrigue nourrit presque
une infinité d'espèces de poissons. Le lamentin
ou vache-marine
[51]
aurait peut-être été le meilleur ; nous en avons vu se jouer sur l'eau,
sans pouvoir les approcher. La pêche-madame
pourrait passer pour une espèce de merlan, mais sa chair est plus ferme
et d'un goût bien plus relevé. Je l'ai trouvée assez analogue pour le
goût à la chair de la vive, mais plus délicate encore ; on connaît,
dit-on, ce poisson dans les grandes Indes ; on n'en trouve plus en deçà
de Rodrigue. Un capitaine
qui, sur le point de quitter Rodrigue
a le bonheur de pêcher deux ou trois de ces poissons, se croit être
dans l'occasion de faire un joli présent à M. le Gouverneur de l'île
de France, s'il est assez
favorisé du vent pour pouvoir les lui présenter avant qu'ils aient commencé
à se corrompre. Le peu que j'ai vu de ces poissons n'excédait pas la
grosseur d'un gros merlan, mais la chair en est plus compacte et plus
nourrissante. La
carangue est un poisson gras,
tendre et délicat ; celles que nous avons prises pouvaient avoir un
pied et demi et plus de longueur. Labat
donne la description de ce poisson au 6ème volume de ses Voyages aux
îles de l'Amérique. La
banane approche de la carangue
pour la grosseur de son corps et la délicatesse de sa chair, elle est
aussi assez grasse. Ce poisson est gravé dans une planche du 3ème volume
du recueil des voyages in 4ème page 311. La
vieille est une espèce de
cabliau. Je n'en ai point vu de taille de celles dont Labat
au
même livre, et plusieurs autres voyageurs ont parlé ; celles-ci excédaient
le poids de deux cents livres, les plus grosses que j'ai vues à Rodrigue
pouvaient peser sept ou huit livres au plus, peut-être en aurait-on
trouvé de plus pesantes en pleine mer. D'ailleurs, je ne doute pas que
nos vieilles ne fussent au
moins analogues à celles dont Labat
a donné la description. La poule-d'eau
est une espèce de turbot d'une chair grasse et délicate. Les raies
sont fort grosses, ont la queue extrêmement longue, armée à sa naissance
de plusieurs peignes ou double-scies terminées comme en aiguillon ;
la piqûre de ces aiguilles peut être dangereuse, ils entrent facilement
dans la chair et n'en peuvent sortir sans occasionner un déchirement
douloureux. J'apportais
en France une de ces queues de raies que l'on aurait presque pris pour
un fouet de baleines ; elle avait 7 pieds et quelques pouces de long,
encore n'était-elle pas entière, ses peignes pouvaient être longs de
4 à 5 pouces. Nos insulaires de Rodrigue
estimaient leurs raies, je ne pensais pas comme eux, il est vrai qu'on
les mangeait le jour même qu'elle était pêchée, aussi était-elle coriace.
La
gueule-pavée est ainsi nommée
parce que son palais est comme
osseux, on dirait presque que c'est un pavé à la mosaïque, sauf
que les petites pierres qui semblent le composer ne varient point dans
leur couleur. Ce poisson est estimé, mais moins que les précédents.
Deux petites nageoires, une de chaque côté et une queue extrêmement
petite, empêchent que la lune ne soit tout à fait ronde, ou du moins elliptique ; les lunes
que j'ai vues n'avaient guère que six à sept pouces de longueur, c'est
un assez bon poisson. Le
capitaine est une espèce de
brème pour la taille et pour la figure, moins plat cependant ; pour
l'usage, c'est la morue du pays, on le fait sécher, on le sale, ou le
transporte à l'île de France,
on le vend, on le conserve pour les jours où le poisson frais manquera.
Nous prenions plus de capitaines que d'autres poissons, mais nous n'en
mangions qu'au défaut de meilleurs, il n'est cependant pas mauvais.
La
tête du capucin est faite
de manière qu'elle paraît être couverte d'un capuce. Le
chirurgien a sur le dos une
lancette, c'est-à-dire une arrête ou épine semblable à celle de la vive.
Les
lubines, les mulets, les rougets ont
beaucoup de rapports avec les poissons de nos mers qui portent les mêmes
noms. La
sèche paraissait être plus
estimée de nos officiers qu'elle ne l'est en Europe. Je ne sais ce qui
a fait donner à un poisson de ces mers le nom de breton.
Tous
les poissons que j'ai nommés sont bons à manger. Il y a cependant une
saison de l'année où la plupart deviennent poisons, c'est celle où le
corail est en fleur
[52]
.
Je me sers de l'expression seule connue dans ces îles. L'escadre Anglaise
en fit une triste expérience : j'ai dit plus haut qu'elle entra au port
de Rodrigue le 15 de septembre, elle en repartit le 25 de décembre, mais
après avoir perdu près de la moitié de son équipage par des maladies
qu'on a attribuées dans le pays à l'usage immodéré et indiscret du poisson,
dans une saison où il commençait à être dangereux. La vieille passe alors pour le poisson le plus suspect de tous. En pleine
mer on pourrait pêcher des thons,
des bonites, des dorades, des marsouins,
etc., mais ces poissons approchent rarement de la côte. Les requins
sont plus hardis, ils viennent jouer sur les récifs. François
Leguat s'était persuadé que
les requins de Rodrigue n'étaient
pas malfaisants, il s'est, dit-il, souvent baigné avec ses compagnons,
environné de grandes troupes de requins sans qu'il leur en soit arrivé
aucun mal. Il est possible que les requins de Rodrigue,
trouvant une multitude de poissons suffisante pour satisfaire leur appétit
glouton, soient moins friands de chair humaine, mais je crois que le
plus sûr est de ne pas s'y fier inconsidérément. Un Noir de Rodrigue sortait d'une pirogue avec deux poissons à la main, il lui
restait un petit trajet de mer à traverser où la profondeur de l'eau
était tout au plus d'un pied, un requin se trouva sur son passage, sauta
aux poissons et les enleva avec une partie de la main du pauvre Noir. On
voit aussi dans la mer de Rodrigue
des baleines, des souffleurs, des espadons
; ce dernier poisson est l'ennemi mortel de la baleine. M. de Puvigné m'a dit qu'on avait été quelquefois témoin à Rodrigue
de leur combat, mais de loin seulement. Nous
avons trouvé sur le bord de la mer un coffre
desséché ; c'est un petit poisson qui ne ressemble pas mal à un petit
coffre, aux côtés duquel on ajouterait une tête et une queue de poisson.
Nous comptions l'emporter en France, il s'est trouvé égaré. D'ailleurs
nous avons trouvé aux Açores un Verrès,
grand amateur de toutes les curiosités naturelles, qui ne nous aurait
pas permis de l'apporter en France. Nous pêchions souvent un poisson
hideux qu'on appelait crapaud
de mer et dont on ne fait aucun usage ; il est à peu près de la grosseur
et de la figure d'un boudin, la tête et la queue [cependant] plus petite
que le milieu du corps, il ne paraît pas avoir de nageoires, il a encore
moins d'écailles, la couleur de sa peau est d'un gris sale. Nous le
roulions un peu sous le pied et alors ce poisson s'enflait extraordinairement
et devenait rond comme une boule, sauf une petite inégalité qui se faisait
remarquer au lieu où était sa tête ; lorsqu'il était en cet état, nos
jeunes appuyaient fortement le pied dessus et le faisait crever avec
bruit. Les
coquillages abondent aussi à Rodrigue.
Les huîtres sont assez grosses,
leur chair est jaunâtre et délicate, leurs écailles sont comme dentelées,
ce qui les rend très difficiles à ouvrir, il faut y employer le marteau
ou quelque instrument équivalent. On trouve même dans les ruisseaux
des chevrettes qui ne m'ont pas paru différer de celles qu'on pêche en
Normandie. Les langoustes
que nos insulaires appelaient homards
ressemblent à celles de la méditerranée. Les crabes ressemblent, et pour la forme et pour la grosseur, à ceux qu'on
pêche dans la Manche et que les Normands appellent tourteaux. Il y en
a cependant beaucoup d'autres espèces ; les carangais
passent pour les plus délicats ; ils ressemblent extérieurement aux
étrilles que l'on pêche près
du Havre, excepté qu'ils sont
rouges et qu'ils n'ont pas les pattes aussi velues, leur chair est blanche
mais couverte d'une peau ou pellicule noire. J'ai
remarqué une espèce de crabes
qui m'a paru assez singulière. La partie occidentale de notre
enfoncement était vaseuse, la mer y entrait durant le flux ; lorsque
la mer s'était retirée, la vase était couverte de petits crabes rouges,
leur corps égalait à peine en grosseur celui d'une abeille, ils n'avaient
tous qu'une seule grosse patte, elle ne leur servait point pour marcher,
ils en couvraient leur petit corps, comme pour le garantir des insultes
inopinées. Le
crabe le plus commun à Rodrigue
vit ordinairement hors de la mer, sa couleur est d'un brun sale en dessus,
d'un gris sale en dessous, il est presqu'aussi gros que le tourteau,
mais ses grosses pattes, quoique d'une taille assez considérable, sont
cependant moins grosses à proportion que celles du tourteau. Cet animal est la taupe de l'île Rodrigue ; il se creuse en terre des habitations vastes et profondes
et ne cesse de jeter hors de son trou les écroulements de la voûte de
sa maison. Il arrive delà non seulement que les plantes qui sont au
dessus ayant peu de terre, non seulement ne peuvent profiter, mais encore,
qu'il faut marcher avec beaucoup de précaution aux endroits où on s'aperçoit
qu'il y a des habitations de tourlouroux,
c'est le nom que l'on donne à ce crabe terrestre ; il faut avec une
canne, sonder devant soi si le terrain est ferme, autrement on risque
d'enfoncer d'un pied ou même plus dans l'habitation dont on aura fait
ébouler la voûte. Vers le bord de la mer, on aura de l'eau jusqu'à mi-jambe
; dans les lieux secs on courait peut-être de plus grands risques. Aussi
François Leguat compte-t-il
les tourlouroux au nombre
des fléaux de l'île Rodrigue et
les Français, depuis qu'ils sont en possession de l'île, paraissent
leur avoir déclaré une guerre irréconciliable. L'arrivée d'une corvette
à Rodrigue est l'avant coureur
de la destruction de plusieurs milliers de ces animaux ; après le départ
de la corvette, le nombre ne paraît pas diminué. Lorsque le tourlouroux est poursuivi, il semble vouloir se défendre en présentant
une de ses grosses pattes en l'air ; si on l'a lui abat avec une baguette,
il élève l'autre que l'on peut enlever de même. J'ai remarqué plusieurs
fois qu'il ne survit pas à la perte de ces deux pattes. Ce coquillage
n'est pas délicat, nous en mangions cependant quelquefois pour diversifier.
On
rencontre un grand nombre de soldats
le long de la côte de Rodrigue,
c'est le coquillage auquel plusieurs donnent le nom de Bernard-l'ermite.
Nous en avions conservé quelques-uns des plus gros après les avoir macérés
dans de l'arak. M. Archibal-Kennedy
[53]
s'en sera peut-être fait quelque ami à Lisbonne. Il
y a des espèces d'huîtres dont l'écaille ovale, plus régulière que celle
des huîtres ordinaires, peut avoir un pied ou un pied et demi de longueur
dans le sens de son grand axe ; je les crois de l'espèce de celles que
les conchyliologistes appellent [imbricata]. M. de
Puvigné nous en avait fait pêcher quelques-unes, non pour les manger,
mais nous comptions en emporter les coquilles ; elles ont été oubliées
quelque part. Le
bord de la mer est couvert de coquilles, mais comme ces coquilles ont
roulé longtemps sur les récifs, elles sont toutes dégradées. M. Thuillier
profitait souvent de la basse mer pour aller visiter les récifs, je
l'y ai accompagné quelquefois. Outre plusieurs coquilles assez curieuses,
nous avions fait une collection nombreuse d'oursins diversifiés par
leur forme, leur taille, les couleurs de leurs bâtons, la forme et l'arrangement
de leurs mamelons, etc. M. Thuillier
avait trouvé sur ces récifs un coquillage singulier de la nature des
écrevisses, il était à peine aussi gros qu'une petite écrevisse de rivière
et il était long de douze à quinze pouces, ses pattes étaient pareillement
fluettes et très longues ; vu la longueur de ces pattes, j'aurais donné
volontiers à l'animal le nom
d'araignée, ou même celui
de faucheux de mer. On connaît
ce coquillage à l'île de France,
mais on y a trouvé le nôtre monstrueux pour la longueur ; on l'appelait,
je pense, loup de mer je ne
sais par quelle analogie. Nous
avions aussi rassemblé une assez grande quantité de madrépores
et quelques morceaux de coraila,
tout cela s'est dissipé avant notre arrivée en France.
Pour ce qui regarde le corail, j'ai trouvé tous les habitants des trois
îles également prévenus en faveur de l'ancien système sur sa nature,
quelques-uns même ayant préjugé, m'ont-ils dit sur l'autorité des physiciens
Européens les plus éclairés, que c'était une véritable plante marine
sujette à toutes les mêmes affections que l'on remarque dans les autres
plantes. Ce qu'ils appellent la
fleur du corail, leur paraissait surtout décisif en faveur de leur
opinion. Leurs raisons ne m'ont pas convaincu, mais ne m'étant point
trouvé dans la saison de la fleur du corail, je n'ai pu faire les observations
qui m'auraient semblé les plus propres pour m'éclaircir sur cette question
; trouvant cependant, le 5 août, sur les récifs, du corail de différente
dureté, j'en ai arraché quelques branches aussi tendres au moins que
de l'éponge, assez ressemblantes, pour la consistance, à plusieurs de
nos plantes terrestres. Elles étaient plus minces que les branches du
corail formé, mais j'y distinguais clairement la tournure, les configurations,
l'essence, s'il est permis de le dire, de ce qu'on prend pour ouvrage
d'insectes dans le corail et les madrépores. Dessus le récif même où
je pêchais et depuis, étant à terre et plus à tête reposée, j'ai fait
tous mes efforts pour découvrir, à la loupe, tous les insectes auxquels
nous pouvions être redevables de cet ouvrage ; j'en ai découvert entre
les branches, mais c'était une petite chevrette, une espèce de loche,
d'autres animaux semblables, qui n'étaient point ceux que je cherchais.
J'ai
cru parfois apercevoir quelque mouvement étranger à ces animaux ; j'ai
conçu bientôt qu'il pouvait être occasionné par des gouttes d'eau qui,
se desséchant, permettaient la séparation de quelques branches qu'elles
tenaient précédemment unies. Ainsi, mes recherches sur ce point ont
été parfaitement inutiles car, de ce que je n'ai pas vu ces insectes,
je ne conclus point qu'ils soient imaginaires. Il
me resterait à parler des maladies qu'on pouvait craindre à Rodrigue, si j'en connaissais de particulières à cette île. L'air
m'en a paru très sain ; ceux qui l'ont respiré se réunissent à le regarder
comme un séjour de santé, pourvu cependant qu'on soit réservé dans l'usage
du poisson pendant la saison de la fleur du corail. Au défaut des maladies,
je dirai quelque chose d'une incommodité sur l'existence de laquelle
les sentiments étaient partagés. Elle consiste dans une démangeaison
qui attaque les pieds, les jambes et les cuisses et quelquefois même
les extrémités supérieures ; il n'y a ni tumeur ni rougeur, tout se
réduit à la douleur, laquelle ne saurait mieux être comparée qu'à celle
qui serait occasionnée par de fines épingles, enfoncées dans la chair.
Le patient est tranquille tout le jour, le mal ne se fait ressentir
que pendant la nuit. Cette maladie ou plutôt cette incommodité n'est,
dit-on, connue qu'à Rodrigue et même on ne l'éprouve que sur la côte septentrionale ;
sur la côte méridionale on en est exempt. Les Noirs lascars se plaignent de ne point dormir la nuit à cause de cette incommodité,
à laquelle il leur a plu de donner le nom de piquémordé ; M. de Puvigné
qui n'a jamais ressenti ce mal, en niait l'existence, ainsi que quelques-uns
de nos officiers. Le piquémordé,
selon eux, n'était qu'une imagination que les lascares prétextaient
pour couvrir leur paresse. L'existence du mal a été constaté par ma
propre expérience et par celle de quelques officiers de vaisseaux qui
en ont ressenti les atteintes. Mon sommeil a été fort troublé durant
tout le mois d'août, malgré cela je ne comparerai point le piquemordé
ni au mal de dents, ni au mal d'oreille comme le faisait un de mes officiers
qui en était apparemment plus tourmenté que moi. Les voyages que j'ai
fait sur les récifs ont été suivis de nuits extrêmement tranquilles
; lorsque j'ai commencé à me plaindre du piquémordé,
il y avait déjà du temps que je ne mangeais plus de poisson de mer.
Je cite les deux faits parce que ceux qui se piquaient de raisonner
à Rodrigue, attribuaient cette incommodité à l'eau de mer imbibée de
l'essence du corail dont elle est en quelque sorte parée ; les autres
au poisson de mer nourri de la fleur de cette même substance. D'ailleurs
le corail n'était pas encore en fleur. Je reprends le fil de ma narration.
Relation
de ce qui nous est arrivé à Rodrigue.
J'avais
mis pied à terre à Rodrigue,
le jeudi 28 mai 1761 comme je l'ai dit ci-dessus, et nous remîmes aussitôt
nos dépêches au commandant de l'île qui était M. de
Puvigné, lieutenant dans les troupes de la Compagnie des Indes,
oncle de Mlle de Puvigné qui
s'est fait admirer de tout Paris dans un état auquel elle a cru depuis,
que l'honneur et la religion exigeaient qu'elle renonçât. La sincérité,
la probité, l'intégrité caractérisent M. de
Puvigné. Nous lui produisîmes des ordres de nous bien recevoir,
ces ordres, vis-à-vis de lui, étaient presque inutiles ; il aurait fait
par caractère, par honneur, tout ce qu'il a fait en quelque sorte par
devoir. Outre les égards personnels dont nous lui sommes redevables,
il s'est prêté avec le plus grand zèle à tout ce qui a su contribuer
au succès de notre mission. Il nous a procuré peu de secours, mais il
ne nous en a refusé aucun qui ait dépendu de lui. Il nous introduisit d'abord dans son gouvernement.
Quatre murailles longues de 15 à 18 pieds, construites de pièces de
bois non équarries et crépies d'une espèce de torchis assez peu lié,
un pavé de pierres brutes, un toit de planches assez mal jointes composaient
ce que nous appelions la salle. A côté, une chambre d'une construction
semblable était occupée par M. et Mme de
Puvigné, par M. de Puvigné fils et par plusieurs coffres et armoires qui contenaient
les richesses de M. le gouverneur. A l'est, et par conséquent au vent
de tout ceci, étaient deux espèces d'appentis fermés par des cloisons
à jour : le plus
petit, occupé par M. de la Rue,
chirurgien-major de Rodrigue,
renfermait en outre toute l'apothicairerie de l'île ; le plus grand
nous fut cédé à M. Thuillier
et à moi. Toutes les autres cases
ou payottes étaient modelées sur un même goût d'architectures. Des troncs
ou des branches d'arbre non équarris et entrelacés de feuilles de lataniers
en faisaient toute la façon, soit pour les murailles, soit pour le toit
; il n'y avait pas d'autre pavé que la terre même. Après trois semaines
ou un mois de cohabitation, M. Thuillier
me quitta et s'établit dans une de ces payottes
; il est vrai qu'on y était plus à couvert du vent, de la pluie et des
incursions des rats que je ne l'étais sous mon appentis, mais au moins
cet appentis fermait à clé. Les
premiers jours furent employés à débarquer mes instruments, à faire
tous les préparatifs nécessaires au succès de l'observation, à choisir
et à préparer le lieu où il était le plus convenable de la faire. Il
me semble qu'il faut moins citer ici l'observation du passage de Vénus.
M. Lelong,
capitaine du Volant, et M.
Glaut, deuxième lieutenant
de la Mignonne, nous étaient
d'un grand secours dans tous ces préparatifs et ils ne nous furent pas
moins utiles dans l'observation même. Cette circonstance retarda d'un
ou deux jours le départ du Volant,
il devait partir le jour même du passage de Vénus, il n'est parti que
le 8, chargé de tortues pour l'île de
France. Le même jour, 8 juin, vers onze heures
du matin, nous avons entendu un coup de canon sans que nous ayons pu
conjecturer d'où il venait. Nous avons commencé, le 10, les préparatifs
de la mesure d'une base dans la plaine de notre enfoncement de François
Leguat. Le 13 et le 14 nous avons mesuré notre
base, les bouts-dehors de
la Mignonne
nous servaient de porches. Nous avons aussi pris les angles nécessaires
aux deux extrémités de notre base. Le 15 nous avons été en pirogue à l'îlot du Large
pour y prendre des angles. M. de
Puvigné avait fait planter des pavillons aux principales pointes
de la côte septentrionale de l'île. Nous avons aussi, le même jour,
mesuré la valeur des parties de nos micromètres. Le 16 M. Thuillier
a parcouru à pied toute la côte jusqu'à la pointe des Palmiers pour prendre des angles. J'étais resté pour d'autres
opérations qui se sont réduites à bien peu de chose à cause du mauvais
temps ; M. Thuillier n'a pas
éprouvé ce mauvais temps. Le 17 nous avons été dîner à bord de
la Mignonne. Je voulais essayer
d'y prendre quelques angles, mais cela n'a pas été possible. Le 18, au bruit de toute l'artillerie
de terre et de celle de la Mignonne,
nous sommes partis pour faire le tour de l'île. Après avoir été à l'île
des Cocos et à celle de St
Jacques, nous avons été obligés de nous rabattre à la nuit, sur
celle aux Crabes pour faire
des feux. La pirogue qui portait nos provisions nous avait quittés ;
en conséquence, nous n'avions point dîné et l'espérance de notre souper
n'était fondée que sur celle d'être rejoint par notre pirogue d'approvision-nement.
Elle nous rejoignit à dix heures du soir. Quelques-uns de nos officiers
avaient soupé avec du pain et de l'eau douce dont nous avions heureusement
provision dans notre pirogue, des capitaines secs qu'on avait trouvés sur l'île et quelques caranguais
qu'on avait pêchés. Je n'étais point encore accoutumé à l'eau, je m'étais
couché sur des feuilles de lataniers et je dormais lorsque notre pirogue
arriva. Je ne consentis à me réveiller qu'autant qu'il fut nécessaire
pour boire un grand verre de vin et pour donner le temps de faire mon
lit. Le 19 nous prîmes des angles aux deux
extrémités de l'île aux Crabes,
à la pointe occidentale de Corail
et à une extrémité de l'île de Mombrani.
Delà, nous gagnâmes précipitamment l'enfoncement du grand port, il nous
fallait trouver un gîte pour passer la nuit. Le 20 nous nous séparâmes M. Thuillier
et moi. M. Thuillier retourna
à l'île de Mombrani pour prendre
les angles à une extrémité différente de celle où nous avions observé
hier ; il fit ensuite des opérations semblables sur l'île aux
Perroquets. Cependant, sous
la direction de M. Glaut,
comme je l'ai dit plus haut, je parcourais le grand port ou le port
du Sud dans une pirogue, et je m'assurais que ce port est absolument
préférable à celui du nord. Jusqu'ici nous avions profité de certains
canaux qui, traversant les récifs, nous permettaient de voyager en pirogue.
A l'est du grand port, on ne trouvait plus assez d'eau pour porter une
pirogue, ou bien cette eau communiquant avec la pleine mer, était trop
agitée pour porter un bâtiment aussi fragile. M. de
Puvigné renvoya donc les pirogues par le chemin qui les avait amenées
avec ordre de nous venir rejoindre le lendemain, à l'enfoncement des
grandes pierres à chaux. Quelques Noirs portaient mes provisions.
Nous partîmes donc du grand port à pied en prenant, chemin faisant,
des angles aux principales pointes, jusqu'à celle qui suit l'enfoncement
de Puvigné. La nuit nous ayant
alors surpris, nous soupâmes et nous couchâmes à la belle étoile dans
le dit enfoncement ; nous n'y trouvâmes que de l'eau saumâtre, mais
le vin ne nous manquait pas. Les montagnes des quatre passes sont
à pic et comme il n'y là presque point de récifs et que la côte est
directement exposée au vent, la mer bat si violemment contre la côte
qu'il y aurait plus que de l'imprudence à hasarder de franchir ce passage
; je n'en parle au reste que sur le témoignage de M. de
Puvigné. En conséquence, le 21 matin nous escaladâmes la montagne
et par le plus droit chemin nous nous rendîmes à l'enfoncement des grandes
pierres à chaux. Nous y prîmes des angles, ainsi qu'aux pointes suivantes
jusqu'au grand
enfoncement. Nous nous embarquâmes alors tout de bon dans
nos pirogues et nous arrivâmes sur les deux heures et demie du soir
à notre port, au bruit de l'artillerie de terre et de la
Mignonne. Nous avons depuis relevé à l'aise toutes les pointes qui
sont entre le grand enfoncement et le nôtre. Le détail dans lequel je viens d'entrer
n'est pas long, je me flatte qu'on ne le trouvera point entièrement
inutile. S'il eut été essentiel de connaître à 20 ou 25 toises près
la surface de l'île Rodrigue,
il est hors de doute que j'aurais dû employer plus de temps et même
plus de précautions pour déterminer l'étendue. Mais outre qu'une telle
précision était superflue, cette opération n'était point le sujet de
ma mission où je devais observer le passage de Vénus,
je devais, de plus, constater avec toute la précision possible, la latitude
et la longitude du lieu. J'avais observé ce passage. La détermination
de la latitude ne m'embarrassait pas, mes observations à cet égard étaient
plus que suffisantes. Il n'en était pas de même de la longitude. Nonobstant
les veilles fréquentes de M. Thuillier
et les miennes, nous n'avions pu obtenir jusqu'au 17 du mois qu'une
seule observation relative à la longitude de Rodrigue
: c'était trop peu, et cette seule observation même pouvait devenir
absolument inutile, par défaut de correspondance en Europe. Depuis le
17 jusqu'au 21, l'éphéméride que je m'étais dressée à moi-même n'annonçait
aucune observation à faire et il n'y en avait réellement point. J'ai
cru pouvoir profiter de ces quatre jours pour faire connaître l'île.
Il n'a pas tenu cependant à quelques esprits bornés qu'on ne me fit
à l'île de France un crime
d'état de ce voyage que j'avais, disait-on, entrepris pour mon plaisir,
et qui avait été cause de la prise de la Mignonne
et de celle de Rodrigue.
Les chefs de l'île de France
raisonnèrent mieux ; ils supposèrent que je savais ce que j'avais à
faire et que d'ailleurs je n'avais pas le goût assez dépravé pour prendre
Rodrigue pour un séjour de plaisir. Je me hâtais de revenir le 21 ; j'avais
deux observations à faire, l'une le 21 même au soir, la seconde
le 23 au matin : elles réussirent toutes les deux. Le 23 au soir et le 24 pendant tout
le jour, on célébra avec toute la solennité que le lieu pouvait comporter,
la fête de St Jean-Baptiste dont notre communauté porte le même nom.
Il devait encore y avoir ce jour-là, 24 du mois, une observation que
les nuages m'empêchèrent de faire. Je me proposais durant le reste du
mois de relever les pointes qui sont entre le grand enfoncement et le
nôtre et de confirmer la longitude de Rodrigue
par deux observations qui tombaient toutes deux dans la nuit du 29 au
30, pour partir ensuite de Rodrigue
au commencement de juillet. Mais la Providence en a disposé autrement.
Le 26, la corvette l'Oiseau est arrivée au port de Rodrigue
au bruit de l'artillerie de terre, de celle de la Mignonne et de la sienne propre. Il était commandé par M. Julienne,
qui venait d'épouser à l'île de
France la fille de M. de Puvigné.
Je venais de prendre la hauteur méridienne du soleil, je laisse le quart
de cercle en place, tant pour prendre ensuite d'autres hauteurs que
pour aller au devant de M. et Mme Julienne
; il se leva un coup de vent si violent que le quart de cercle est
renversé. Le coup avait porté sur le garde filet et l'instrument s'est
trouvé faussé au lieu où il était touché par le garde filet, c'est-à-dire
au commencement des divisions. Par l'intelligence de M. Thuillier
et l'adresse du Sr Servonnet,
Noir libre et grand canonnier
de l'île, tout a été remis en état dès le lendemain 27. M. Julienne
nous apprit que le d'Argenson
devait partir armé en guerre pour Batavia
avec quelques autres vaisseaux de guerre. Le but de cette expédition
était d'intercepter, s'il était possible, les vaisseaux anglais revenant
de la Chine et de prendre, à Batavia,
des vivres pour la subsistance de la garnison et des habitants de l'île
de France. M. Marion m'avait offert de me conduire à Batavia si le cas échéait qu'il dût faire le voyage ; il me faisait
réitérer la même offre. J'étais disposé à l'accepter. La longitude de
Batavia n'est point connue
suivant le meilleur juge en cette matière, M. d'Après
; j'aurais même pu trouver l'occasion de déterminer quelques-autres
positions de lieux dans les Indes.
Je résolus donc de partir le premier de Juillet. Je commençai à mettre
au net mes observations du 6 de Juin, ainsi que celles de M. Thuillier ; le 28 je multipliai les observations des hauteurs méridiennes
du soleil et des étoiles, le même jour, l'Oiseau entra dans le Barachoi.
Le 29 de Juin, quelques coups de canon
ou plutôt de [boêtes], ayant été tirés sur l'Oiseau
pour solenniser la fête de Saint-Pierre
dont M. Thuillier porte le
nom, je me disposais à aller prendre des angles sur la partie orientale
de la côte septentrionale de l'île. Nous fûmes avertis par quelques
coups de canon qu'un navire approchait ; les coups se succédèrent deux
à deux avec beaucoup de régularité. La Mignonne
nous fit signal qu'elle voyait ce navire. Il parut en effet bientôt
après, portant pavillon hollandais. Le capitaine de la Mignonne,
se croyant en sûreté sur la teneur d'un passeport très ample que l'Amirauté
d'Angleterre avait jugé à
propos de me faire expédier, mit son canot à la mer pour envoyer au
devant du vaisseau étranger, mais, sur un signal qu'on lui fit de terre,
il fit rembarquer son canot et il commença à canonner l'ennemi. Celui-ci
arbore pavillon anglais, aborde la Mignonne,
commence l'attaque au fusil et au pistolet. M. des
Moulières lui crie dans le porte-voix que son vaisseau n'est qu'un
vaisseau de transport ; le feu continue jusqu'à ce qu'enfin le pavillon
français amené nous assure de la prise de la Mignonne.
Il était environ dix heures et demie. Ce vaisseau ennemi était une espèce
de palle armée de 16 pièces
de canon, dont 10 de 3 et 6 de 12 livres de balle, 4 pierriers, 4 espingalesa
dans chaque hune, une espingale entre chaque poste de canon, deux caisses
de grenades dans chaque hune, etc. Il était monté de 110 hommes d'équipage,
dont 45 soldats blancs et 20 soldats cafres. Son nom était la Calapate
ou Carapate ; on le lui avait
changé depuis peu pour lui donner celui de Plassey.
La
Mignonne fut donc amarinéeb
et l'on y arbora le pavillon anglais. Cependant le Plassey
tirait sur nous et sur l'Oiseau.
Nous avons trouvé depuis, quelques boulets de 12 qu'il nous avait envoyés.
De notre côté, on faisait échouer l'Oiseau
et maître Servonnet canonnait
le Plassey avec tant d'adresse
que tous les coups portaient, à ce que nous avons su depuis, ou sur
la dunette, ou entre les mâts. Mais nos canons étaient trop faibles,
les boulets n'avaient plus de vigueur en arrivant au Plassey,
un seul perça la voile du grand hunier un autre, tombant sur le
pied d'un soldat, le blessa légèrement. M. Glaut,
deuxième lieutenant de la Mignonne,
était à terre : en aidant au service de notre artillerie, il fut frappé
de la flamme d'un canon qui se déchargea trop précipitamment, les mains,
les bras, une partie du visage brûlés le mirent en un état assez triste
; il a été obligé de garder longtemps le lit. Cette blessure, qui n'a
point eu d'autres suites, a été la seule que cette première action ait
occasionnée. On parut ensuite se tenir en
repos : plusieurs se persuadaient que les Anglais n'oseraient
tenter une descente, en tout cas, on était disposé, disait-on, à les
bien recevoir. Les
Anglais avaient en effet besoin de quelqu'un qui les aidât dans leur
descente, mais ils avaient trouvé de bons aides parmi les matelots de
la Mignonne. Les nommés Martin
et Cadion
[54]
ne s'offrirent pas seulement pour montrer le chemin jusqu'à terre, ils
répondirent même du succès en faisant au commandant anglais un tableau
fidèle de nos forces ou plutôt de notre faiblesse. Martin
transigea, nous a-t-on dit, pour de l'argent qui lui a été payé
; on promit à Cadion un poste
sur la flotte anglaise lorsque l'on serait arrivé à Bombay.
Sur les trois heures donc, quatre ou cinq canots du Plassey et de la Mignonne, chargés
de soldats, prirent le chemin de la terre. M. de Puvigné, accompagné de son gendre et des officiers de l'Oiseau,
se mit en état de défense. Nous avions à terre l'équipage de l’Oiseau,
c'est-à-dire deux douzaines de lascars,
ou environ, quelques matelots blancs de la Mignonne
et les Noirs de l'île. Nous n'avions pas de quoi armer tout ce monde.
Nous nous mîmes à l'écart et hors de la portée des coups, M. de Puvigné, M. Julienne, M.
Thuillier et moi ; nous étions accompagnés de deux Noires et de quelques
enfants. Les Anglais firent leur descente à l'enfoncement de Stafforet
; la pointe occidentale de cet enfoncement leur tenait lieu de rempart
contre notre canon ; notre batterie était à portée de leurs fusils.
La moitié de notre artillerie refusa le service ; elle fut ainsi réduite
à 3 pièces que l'on faisait cependant ronfler. Bientôt les balles de
fusil des Anglais épouvantèrent les nôtres, ils n'étaient pas blessés mais ils craignèrent de l'être
; ils gagnèrent au pied, les officiers restèrent presque seuls. Le commandant
cria aux fuyards qu'au moins il restât quelqu'un au mât du pavillon
; un d'entre eux, ou ayant mal entendu, ou s'imaginant interpréter légitimement
le sens de cet ordre, amena le pavillon et continua de fuir. A cette
vue, les Anglais avancent ; M. de
Puvigné s'apercevant de la sottise qu'on a commise et ne se sentant
pas de force pour la réparer, attend les Anglais et présente son épée
au sieur Robert Fletcher
[55]
, commandant du détachement et de toute l'expédition
du Plassey. Nous quittons
notre retraite, nous trouvons M. de
Puvigné buvant amiablement
avec M. Fletcher. Il n'y avait
eu personne de blessé sauf un charpentier français au service
des Anglais, qui l'était, ou qui feignait de l'être au pied :
il prit ce prétexte pour passer la nuit sur l'île. J'exhibai mon passeport
à M. Fletcher ; je réclamai
la Mignonne comme n'ayant été expédiée que pour me conduire à Rodrigue
et me ramener à l'île de France.
Je représentai que, selon la teneur du passeport,
il était fait défense très expresse à tout Anglais de m'occasionner
aucun obstacle ou délai, soit dans mon voyage aux Indes, soit dans mon
retour en Europe, ou même de me molester en aucune manière, soit dans
ma personne, soit dans mes efforts, sous quelque prétexte que ce pût
être ; que, de m'enlever l'unique ressource que j'avais pour sortir
d'une île où je n'avais plus rien à faire et où vraisemblablement la
disette régnerait bientôt, c'était m'occasionner un délai, c'était même
me molester d'une manière très sensible. M. Fletcher était sourd à mes représentations ; il m'offrit cependant
l'Oiseau qui, comme je l'ai
dit, était échoué, mais que nous ne désespérions pas de remettre en
flot. Je répondis que je me croyais en droit de réclamer la Mignonne,
mais que s'il me laissait l'Oiseau,
il n'y aurait que demi-mal et que mes plaintes contre lui seraient moins
vives. Cependant
maître Servonnet, après avoir encloué
nos canons, avait pris la fuite comme les autres ; M. Gaumont, premier lieutenant de l'Oiseau
en avait fait autant
pour éviter de prendre aucun engagement. On fit signer aux autres qu'ils
ne serviraient point de 18 mois contre les Anglais. J'ignorais alors
que M. Fletcher fut commandant de toute cette expédition et que M. Thomas
Hague, capitaine du Plassey,
lui fut subordonné. En conséquence, M. Fletcher
ayant laissé un détachement sur l'île et s'en retournant avec M. de
Puvigné qu'il faisait prisonnier, je priai M. Thuillier de les accompagner pour porter mes plaintes à M. Hague
pour lui demander, ou la Mignonne,
ou l'Oiseau, pour réclamer, au moins les effets qui nous restaient sur
la Mignonne. Il était tard
; nos Anglais ne croyaient plus, sans doute, avoir autant besoin de
guides que pour faire leur descente. Ils prirent un fort mauvais chemin,
leur canot chaviraa
cinq fois dont une fois
sur le bord du canal. Personne ne périt par bonheur, mais les soldats
anglais furent obligés d'abandonner leurs armes : tous arrivèrent bien
mouillés à bord du Plassey. A terre, les Anglais montèrent la garde toute la nuit. Cette
nuit fut belle, mais la présence des Anglais, l'absence de M. Thuillier,
une courbature occasionnée par un flux de sang et empirée par la douleur
que je ressentais de la séparation de M. de
Puvigné, c'était plus qu'il n'en fallait pour me faire manquer les
deux observations que la sérénité du ciel m'aurait permis de faire.
J'ai su depuis que M. Thuillier
avait été reçu et traité fort poliment sur le Plassey. Le
30, M. Fletcher revint seul
à terre, il fit amener le pavillon anglais qu'on avait arboré hier sur
l'île et fit mettre le feu au mât
de pavillon ainsi qu'à notre batterie de canons. Il enleva la
cloche qui nous appelait aux repas et tout ce qu'il trouva de vils métaux
jusqu'à l'aiguille même du cadrana.
Il décida que le bétail et la volaille seraient partagés par moitié,
ordre qui fut mal exécuté quant à la volaille et aux chèvres et chevreaux
; les Anglais prirent presque tout. Enfin, le sieur Fletcher
prononça que l'Oiseau serait
brûlé. J'eus beau lui représenter l'offre qu'il m'avait faite la veille,
il nia que je l'eusse acceptée, mais quand cette raison aurait été vraie,
qu'elle l'était peu, elle n'en aurait pas été plus solide. Je réclamai
fortement mais inutilement l'Oiseau
ou la Mignonne. Je sens parfaitement que l'intérêt des Anglais pouvait exiger
qu'on ne fût pas informé, à l'île de
France , de l'expédition que le sieur Robert
Fletcher faisait à
celle de Rodrigue ; je serais
donc tenté de lui pardonner l'incendie de l'Oiseau
et la prise de la Mignonne, mais nous allions être à l'étroit ; l'Oiseau était chargé
de cinq milliers de riz, de vin et d'autres provisions qui nous auraient
mis plus à l'aise ; on pria inutilement M.
Fletcher de faire décharger
ces provisions, il crut faire un grand effort de retarder l'incendie
d'une heure ou d'une heure et demie. Quelques officiers profitèrent
du délai pour sauver leurs meubles, les provisions ne purent être débarquées,
tout notre monde était en fuite. M. Fletcher
refusa de nous en procurer, ce [geste] ne lui aurait rien coûté.
Je n'entrerai point dans un détail ennuyeux des circonstances de la
demande et du refus. Je dirai seulement que je ne puis m'habituer à
reconnaître un procédé digne d'un homme, encore moins d'un Anglais,
dans ce refus inhumain du sieur Robert
Fletcher. Il s'avisa cependant de me faire une plaisante proposition,
ce fut qu'il me laisserait l'Oiseau
à condition que je donnerais ma parole d'honneur qu'aussitôt après mon
arrivée à l'île de France, je ferais conduire
cette corvette à Madras aux
frais de la Compagnie ou aux miens. Je ne pouvais m'engager au premier,
ni exécuter le second. J'offris seulement ma parole d'honneur qu'aussitôt
après mon débarquement à l'île de
France , l'Oiseau serait
brûlé. Il le fut à Rodrigue.
Un
autre embarras succéda au premier. M. Fletcher
me donna à entendre
que M. Thuillier pourrait
bien ne pas revenir, que mon passeport ne regardait que moi que j'y
étais seul nomméb,
qu'il fallait au moins que je donnasse ma parole d'honneur que M. Thuillier ne servirait pas de dix-huit mois contre l'Angleterre
et ses alliés. M. Fletcher
était aussi empressé à me demander une parole d'honneur que j'étais
peu disposé à l'engager indiscrètement. Je répondis que mon passeport
s'étendait à tout ce qui me regardait, que si j'avais droit de réclamer
un domestique, comme il en était convenu, je pouvais à plus forte raison
réclamer un adjoint à mes opérations, que cela devait souffrir d'autant
moins de difficulté que j'exhibais l'acte par lequel l'Académie avait
nommé M. Thuillier pour
m'accompagner en cette qualité. M. Fletcher
se contenta d'une copie de cet acte que je lui accordai bien volontiers,
et je n'ai point eu depuis de démêlé avec lui. Quant à mes effets, je n'ai point eu à me plaindre.
La plus grande partie était à terre ; M. Fletcher
défendit qu'on y touchât. S'il s'en égara quelque chose,je crois le
devoir imputer aux Français vaincus, qu'aux Anglais vainqueurs. M. Thuillier
revint avec le plus essentiel de ce qui m'appartenait sur la Mignonne.
Je regrettai cependant 70 ou 80 bouteilles d'eau de vie, 9 ou 10 bouteilles
d'huile d'olive et quelques bouteilles de tabac râpé qui me furent retenues.
M. Fletcher ne paraissait plus à terre, je les fis redemander plusieurs
fois par un pilote, Gascon de naissance, déserteur, si savant que, même
s'il ne sait pas lire, il s'était acquis quelque considération parmi
les Anglais, par sa haine contre sa patrie. Je me suis reposé sur les
promesses réitérées de ce Gascon : j'ai été abusé, j'ai appris depuis,
mais trop tard, qu'il n'en avait pas ouvert la bouche devant M. Fletcher.
Tous les officiers de la Mignonne
vinrent le même jour à terre ; ils avaient été relâchés sur leur parole
de ne servir de 18 mois contre l'Angleterre. D'un autre côté, Mme de
Puvigné partit le même soir avec son fils et deux Négresses pour
aller partager la captivité de son mari. Après son départ, il ne resta
plus que des Français sur l'île, y compris le charpentier français dont
il a été parlé sur le 29 de ce mois. Ce charpentier, fait prisonnier
par les Anglais, avait eu, nous a-t-il dit, la permission de M. Léri,
gouverneur de Pondichéry,
de prendre quelque service chez les Anglais, pourvu cependant qu'il
ne portât point les armes contre sa patrie ; il s'était donc engagé
à leur service comme charpentier de navire. Le jour de la descente,
il fut mis au nombre de ceux qui devaient l'exécuter, il voulut refuser,
on le força à descendre, le pistolet sous la gorge. Le soir il ne retourna
point à bord avec ses camarades ; il s'excusa le lendemain sur ce que
la blessure qu'il avait reçue dans l'action l'avait empêché de les suivre.
Il prit enfin son dernier parti le même jour et s'enfonça dans la forêt.
Il avait fait part à quelques-uns de nous du dessein qu'il méditait
de quitter le service des ennemis de sa patrie ; j'ai su que personne
ne lui avait conseillé de l'exécuter et nous ignorions parfaitement
le lieu où il s'était retiré. Cependant, le lendemain premier
de juillet, notre Gascon vint avec furie nous redemander ce malheureux
; il ne parlait de rien moins que de faire mettre à sa place un officier
de l'Oiseau qu'on avait vu
s'entretenir la veille avec le fugitif. Tout le jour fut d'ailleurs
employé par les Anglais à tuer des boeufs et à ravager l'île. De notre
côté nous pensions à notre état futur et, faisant réflexion qu'il nous
fallait surtout un chef, nous élûmes en forme M. Julienne
pour Commandant de l'île. Il ne connaissait point encore parfaitement
cet office ; il a d'excellentes qualités, mais sa vivacité passe les
bornes ordinaires et pourrait mériter un autre nom. Il est d'ailleurs
entier ; ce n'aurait point été un défaut dans les circonstances que
nous prévoyions. Il fut fait le premier du mois un relevé des vivres
qui nous restaient ; nous n'en avions que pour quarante jours, à ne
donner à chacun que 8 onces de pain ou de riz par jour. Les voix recueillies,
il fut décidé qu'on se contenterait de cette ration à compter du jour
du départ des Anglais et, par conséquent, du retour de tous nos fugitifs.
Mais ces fugitifs noirs et blancs auraient murmuré, ils auraient refusé
de travailler, ils auraient menacé, ils auraient peut-être voulu passer
au-delà des menaces ; il fallait un homme ferme pour les contenir et
même, s'il était nécessaire, pour les punir. En conséquence, le lendemain,
de l'avis de tout le conseil, je dressai un acte qui portait en substance
que, Nous, envoyés par le Roi
et l'Académie des Sciences, etc., capitaines et autres officiers des
navires l'Oiseau et la Mignonnes assemblés en conseil, après avoir fait
de sérieuses réflexions sur les suites funestes de toute anarchie et
sur les circonstances qui rendraient cet état encore plus pernicieux
pour nous qu'il ne l'est en lui-même, avons choisi M. Julienne ci-devant,
capitaine de l'Oiseau, pour chef et commandant de l'île Rodrigue, lui
donnant tout pouvoir nécessaire pour entretenir la police dans l'île,
ordonnant à tous ceux qui demeureront sur l'île d'obéir à M. Julienne
en cette qualité, enjoignant aux esclaves de rester esclaves, etc.,
le tout sous peine d'être punis, même de mort, si le cas est jugé assez
grave, à la pluralité des voix des membres du conseil, pour mériter
cette peine. Le dit conseil devant être composé de tous les officiers
de l'Oiseau et de la Mignonne, etc., le présent acte ne devant avoir
de force que jusqu'à ce qu'il fût autrement pourvu à la régie de l'île
par l'autorité du Roi, notre souverain, ou par celle du gouverneur de
l'île de France, etc. On me regardait comme premier membre de ce
conseil souverain de nouvelle érection. Je ne disconvenais pas que je
ne fusse la première personne de l'île depuis le départ de M. de
Puvigné, mais je m'embarrassais fort peu de me mêler de leurs affaires
; je n'aurais même pu m'y immiscer lorsqu'il se serait agi de quelque
cause criminelle. C'était en partie pour cette raison que j'avais rejeté
la proposition que M. Julienne m'avait faite de me faire nommer commandant de l'île. L'acte
fut signé de tous les officiers, par bonheur il n'eut pas de suite.
Le même jour, 2 du mois, les Anglais, après avoir détruit à coups de
hache notre grande chaloupe et la plupart de nos pirogues, nous renvoyèrent
deux pirogues que j'avais demandées pour la pêche et pour aller à la
provision des tortues : une de ces pirogues fut perdue, nous en retrouvâmes
une autre que les Anglais n'avaient pas vue. Nous trouvâmes aussi environ
600 livres de riz que les fugitifs avaient cachées, cela nous a fait
environ 1200 livres de riz et 400 livres de farine pour 60 ou 70 personnes.
Les Anglais voulaient partir, un vent d'est violent les a retenus. Le 3, la Mignonne, commandée par le sieur Fletcher, a appareillé, portant pavillon rouge anglais. Dans le même
temps, il nous arriva une pirogue du Plassey.
Quelle fut ma surprise et ma joie, quand j'en vis sortir M. et Mme de
Puvigné ! M. Fletcher, avant d'appareiller, avait été donner ses derniers ordres
à M. Hague, capitaine du Plassey
; il annonça en même temps à M. de
Puvigné sa liberté et ordonna au sieur Hague
de lui restituer généralement tous ses effets. Ce dernier ordre a été
mal exécuté, le sieur Hague
ayant retenu une Négresse de M. de
Puvigné qui estime cette perte 1500 livres. Par le retour de notre
légitime chef, notre acte du 2 perdait naturellement toute sa force.
Il est vrai qu'il n'y était point fait mention du cas de ce retour,
mais ce cas était de droit sous-entendu : tous n'en convenaient pas,
mais on n'osa pas s'exprimer trop haut. Tout en fut mieux par la suite.
On était accoutumé à obéir à M. de Puvigné, on continua de le faire, et on n'eut pas besoin de potence
pour entretenir l'ordre. Un officier marinier de la Mignonne,
envoyé au Plassey, fit entendre à celui qui le conduisait que c'était à terre
qu'il était envoyé : le conducteur qui n'avait que des ordres cachetés,
se laissa duper et le mit à terre. Le sieur Hague
envoya le lendemain pour le réclamer ; nous ne savions où il avait fui.
On exerça à cette occasion un nouveau pillage dans l'île : on tua de
la volaille, des bestiaux, on emporta ce qu'on put de tortues. Nous
regrettions M. Fletcher ;
en sa présence le sieur Hague
n'aurait pas ainsi piraté. Enfin, le cinq, nous fûmes délivrés
de la présence de la Calapate
ou du Plassey
: ils appareillèrent vers 11 heures du matin et nous laissèrent à Rodrigue
15 de table, M. et Mme de Puvigné,
leur fils, M. Thuillier, M.
et Mme Julienne, MM. Gaumont, Richard et Millet,
lieutenants de l'Oiseau, M.
des Moulières, MM. Guichard
et Glaut, lieutenants de la
Mignonne, M. de la Rue, chirurgien de l'île, M. du Bousquet, pilote de la Mignonne,
et moi. Les fugitifs revenaient de tous les côtés ; nous étions au moins
70 sur l'île. Nos provisions étaient augmentées de cinq quarts de farinea
qui furent retrouvés dans un grenier dont les Anglais n'avaient pas
soupçonné l'existence. Le vin nous manquait absolument ; ma provision
était finie, celle de M. de Puvigné
avait été brûlée avec l'Oiseau,
celle de la Mignonne était restée entre les mains des Anglais. On avait sauvé
un petit baril d'eau de vie, il tomba en de mauvaises mains, fut mal
ménagé et dura très peu de jours. L'eau constitua notre boisson ordinaire
jusqu'au 6 de septembre. La tortue ne nous manqua point, le poisson
ne fut pas toujours abondant, nos filets étant souvent hors d'état de
servir. Voilà pour ce qui regardait la vie animale. Quant à la société,
elle fut bientôt dissoute. Je restai toujours attaché à M. de
Puvigné, je n'avais sujet que de me louer de lui, d'ailleurs, dans
la division qui éclata le 10 de Juillet entre son gendre et lui, je
crois qu'il n'a eu d'autre tort que de n'avoir pas assez usé de son
autorité. De faux rapports, des médisances, des calomnies, des invectives,
des menaces de violence, des lettres indécentes entretenaient et augmentaient
la division. Il se forma même une espèce de troisième partie qui ne
communiquait avec aucun des deux autres, mais qui, dans la suite, se
réunit à nous. J'avoue que ces divisions m'ont fait passer bien disgracieusement
le reste du temps que j'ai été obligé de demeurer à Rodrigue. Revenons à nos autres opérations. Le 6, on fut en mer près du
canal où les Anglais avaient chaviré le 29 de juin et où ils avaient,
comme je l'ai dit, été obligés de laisser leurs armes. On repêcha trois
fusils qui étaient encore en assez bon état, une bonne baïonnette, quelques
balles, etc. On fut ensuite aux débris de l'Oiseau
dont on nous a rapporté des mâts, des vergues, des poulies, des caps-de-mouton,
des cordages, presque tout à demi brûlé. Le 7, on releva le mât de pavillon
en se servant à cet effet des débris de l'Oiseau,
repêchés hier. Le 10, M. et Mme Julienne nous quittèrent et furent s'établir à une nouvelle habitation
que j'ai marquée sur le plan de Rodrigue,
emmenant avec eux M. Guichard
et le charpentier, déserteur des Anglais. Avec ce secours et celui de
ses esclaves, M. Julienne
eut bientôt fait construire une case, et défricher aux environs une
étendue considérable de terrain. Le 14, vers 1 heure du soir,
nous vîmes paraître successivement deux vaisseaux ; ils mouillèrent
en rade de Rodrigue. Le premier
était la Baleine, frégate
peu auparavant française, prise, ou plutôt surprise par les Anglais
en rade de Pondichéry lorsqu'il
n'y avait pas un seul homme de son équipage à son bord. Elle était commandée
par M. Philippe Affleck
[56]
,
capitaine de vaisseau de haut bord de Sa Majesté britannique. Le second
vaisseau était une espèce de bombardière nommée la Dreke
ou, selon l'orthographe anglaise, la Drake
c'est-à-dire le Canard. Ignorant
si ces vaisseaux étaient amis ou ennemis, ayant tout à espérer dans
le premier cas et rien à craindre dans le second, nous avons arboré
pavillon français en berneb,
et l'avons assuré de plusieurs coups de canon. Nous n'avons point tarder
à reconnaître que les deux navires portaient flamme anglaise. Cependant,
M.M. Julienne et Guichard que
la vue de ces vaisseaux avait attiré de leur habitation, M. Millet
et un autre se jettent en veste et en bonnet dans une pirogue et nagent
vers la Baleine. Ils sont reçus poliment de M. Affleck qui témoigne cependant qu'il aurait été plus flatté de recevoir
la visite de M. de Puvigné
et la mienne, que celle de quatre officiers mariniersa.
L'habillement dans lequel ces messieurs se présentaient, occasionna
cette méprise affectée : M. Affleck
soutenait l'honneur de son pavillon et croyait qu'il était du devoir
strict que les premiers de l'île fussent lui rendre visite en habit
décent. Nous y fûmes M. de Puvigné
et moi. Je ne rapporterai point les discours que nous tint M. Affleck
; il n'y avait presque pas un mot de vrai dans tout ce qu'il nous dit.
Je ne lui en fait pas un crime ; au contraire, il était à propos qu'il
nous célât l'ordre de sa marche, le lieu d'où il venait, celui où il
allait, le motif de son expédition, etc. Nous n'eûmes qu'à nous louer
d'ailleurs des politesses de M. Affleck
; il plaignit notre sort, il parut regarder la prise de la Mignonne
comme illégitime, il dit que, comme il n'y avait point de garnison sur
l'île, s'il eut prévenu M. Fletcher,
il nous eut laissé dans l'état où il nous eut trouvé, ne reprenant rien
qu'en échange ou en payant. Il demanda à M. de
Puvigné la permission de lui envoyer le lendemain quelques bouteilles
de vin ; enfin il nous servit à souper. Ils étaient fort mal mouillés,
sur un fond de corail ; durant le souper ils perdirent une ancre et
chassèrent de deux bonnes encablures. Le danger pouvait augmenter ;
ils ne voulurent point nous le faire partager. M. Affleck
nous prêta son canot pour retourner à terre, nous priant de le renvoyer
aussitôt, ce que nous fûmes, et il était temps qu'il rejoignit la Baleine
: elle venait de perdre une seconde ancre. Elle appareilla ; nous ne
la voyions plus le 15 au matin. Avant ce départ forcé, M. Affleck envoya ses ordres au capitaine de la Drake ; ils portaient entre autres choses qu'on eut à continuer de
traiter avec nous sur le ton de politesse et d'amitié dont il avait
donné l'exemple. Le 15 la Drake n'a fait autre chose que de sonder et de se touer pour trouver
un bon fond et sans doute aussi pour en indiquer un bon à la Baleine
quand elle aura regagné Rodrigue.
Le 16 nous eûmes la visite de
deux officiers de la Drake
dont le capitaine désirait aussi nous voir. La mer, un peu agitée, épouvantait
M. de Puvigné qui n'était
pas encore revenu de la frayeur que le roulis un peu fort du 14 lui
avait causée. Je partis donc avec M.M. Richard
et de la Rue. Nous fûmes aussi
bien reçus que nous l'avions été sur la Baleine
; mêmes politesses, mêmes assurances de condoléances sur l'état où M.
Fletcher nous avait réduits,
mêmes contes inventés à plaisir pour nous dépayser sur l'objet de l'expédition
de ces deux navires. La Baleine
reparut le 17 matin et vint mouiller le plus près de terre et beaucoup
mieux qu'elle ne l'avait fait le 14. Vers le soir, un canot amena à
terre un jeune midshipman
qui parut avoir le ton un peu plus haut que M. Affleck.
Il se prétendait porteur des plaintes de son capitaine, la principale
était qu'on n'avait pas été rendre visite à M. le commandant, la loi
étant que, lorsqu'un vaisseau du Roi arrive dans un port, les principaux
du lieu aillent lui présenter leurs devoirs. M. de
Puvigné fit pour réponse qu'il ignorait les lois d'Angleterre, que
la mer était trop agitée pour se hasarder dessus dans une simple pirogue,
que si M. Affleck voulait
le lendemain nous envoyer un canot, nous irions volontiers à bord, faire
la révérence à M. le commandant. Le ton du jeune homme nous apprêta
à penser que πquelques-uns se persuadaient déjà que nous allions
peut-être être encore plus maltraités que nous l'avions été par M. Fletcher. Le lendemain un canot arriva, non pour nous mener à bord,
mais pour amener à terre M. Affleck
et M. Jones son parent et
passager sur son vaisseau. Nous retrouvâmes M. Affleck
tel que nous l'avions trouvé le premier jour. Il dit, mais poliment,
qu'il avait besoin de monde pour faire de l'eau, du [lest] et du bois,
qu'il voulait en conséquence que tous nos lascars
vinssent aider ses gens, promettant de ne leur faire aucune violence,
qu'autrement il serait obligé d'envoyer cinquante hommes à leur poursuite.
Tous nos Noirs étaient en fuite ; M. Affleck
ne prit point la peine inutile et peut-être dangereuse de les faire
chercher. Il réclama de plus les quatre déserteurs de la Calapate ; nous n'en avions qu'un ou deux tout au plus, lesquels sans
doute étaient bien cachés. M. Affleck
avait usé de la permission que nous lui avions donnée ; il nous fit
présent d'un panier de bouteilles de vin et d'arack.
Enfin, il nous invita à dîner pour le lendemain. Ses gens restèrent
sur l'île, commandés par des officiers très aimables et très polis qui
nous tinrent une fidèle compagnie jusqu'à leur départ. Le 19, nous fûmes dîner à bord
de la Baleine, M. et Mme de Puvigné, le jeune M. de Puvigné
et moi. Mme Julienne était
invitée. Quoiqu'enceinte, elle s'était transportée de son habitation
au port et était retournée chez elle ; elle s'était blessée de la fatigue
de ce double voyage, elle ne put nous accompagner. Le repas fut splendide
et la conversation tout à fait aimable. M. Affleck
me fit ordre de me conduire avec M. Thuillier
au cap de Bonne Espérance
et delà aux Indes, pour me
faire repasser en Europe à
la première occasion. Mais je lui présente que mes effets étaient à
l'île de France,
qu'il pouvait m'y descendre en passant. L'esprit imaginatif de M. Affleck
produisit à ce sujet un nouveau roman : il n'était point de sa prudence
de me dire que son intention réelle était de visiter le port de l'île
de France ; il pouvait soupçonner
ma discrétion et comme il devait employer quinze jours ou trois semaines
à ce trajet, qui n'est ordinairement que de deux ou trois jours, il
ne devait pas exposer son dessein au risque d'être éventé avant son
exécution. Le 20, la scission éclate entre
ceux qui étaient restés au port. Les Anglais sont informés par eux de
la zizanie qui nous divise et, par un effet de leur bon sens habituel,
ils donnent tort à qui l'a réellement. C'est dommage que ces messieurs
les rénitents ne se soient pas avisés d'imiter l'exemple de M. Julienne
et d'aller planter une habitation ailleurs ; il y aurait eu trois villages,
ou même trois républiques à Rodrigue.
Du temps de François Leguat
il n'y en avait qu'une
[57]
.
M. le commandant nous avait
promis de venir dîner à Rodrigue
; le mauvais temps y a mis obstacle. Le soir nous eûmes une visite de
notre midshipman : d'un ton
aigrement poli, il exigeait qu'on le mena à l'habitation de M.Julienne.
Il était nuit, le chemin n'était connu que d'un seul pilotin nommé Souveste
; celui-ci, sommé de servir de guide, répondit qu'il n'osait s'y hasarder
de nuit et offrit ses services pour le lendemain matin. Je crois cependant
qu'il partit seul peu après pour avertir le charpentier déserteur et
l'officier marinier de la Mignonne de se cacher, en cas qu'ils ne le fussent pas déjà. Le 22, nous nous sommes remis
à l'eau, pour boisson ordinaire. Deux matelots anglais voulant forcer
un coffre et insultant un officier français qui leur faisait obstacle,
furent sévèrement tancés par M. Douglas,
premier lieutenant de la Baleine.
Après avoir fait excuse à M. Gaumont,
officier insulté, ils devraient être conduits à bord, où leurs pleurs
nous persuadaient qu'ils auraient mal passé leur temps. M. de
Puvigné, M. Gaumont et
plusieurs autres intercédèrent pour eux et obtinrent leur grâce, mais
non pas sans peine. Le 24 nous fûmes à bord, M.
de Puvigné et moi. M. Affleck
faisait enlever nos canons et notre poudre ; nous lui représentâmes
que nous en avions besoin pour faire des signaux, il promit de nous
laisser un canon, de nous restituer deux ou trois gargousses de poudre,
de ne point nous ôter notre pavillon blanc, nous avertissant cependant
de ne le point arborer quand il y avait des vaisseaux anglais à la rade
ou dans le port. Il nous demanda 3 ou 4 boeufs qu'il promit de payer
ou en argent comptant, ou par l'échange d'autres provisions. M. de
Puvigné préféra ce dernier parti, il tournait à l'utilité publique.
Le 25, M. le commandant nous
envoya six sacs de riz, pesant environ cent dix livres le sac, un sac
de blé, deux paniers d'oignons, un demi muid d'arack
(eau de vie de grains et surtout de riz), un paquet de petit salé, deux
gargousses, etc. ; il demandait en retour quatre boeufs ou vaches. Le
troupeau avait été exprès renfermé, on y conduisit les Anglais. Ce ne
fut pas sans peine qu'après un exercice de plusieurs heures ils vinrent
enfin à bout d'embarquer deux boeufs et deux vaches. Ces animaux avaient
de la peine à quitter Rodrigue.
M.M. Richard, de la Rue et du
Bousquet furent à bord ; ils furent retenus à souper par M.M. Jones,
Douglas, Nelson, Duffe et de
la Field. Ces quatre derniers avaient toujours mangé à terre. En reconnaissance
de la réception que nous leur avions faite, ils nous envoyèrent cinq
sacs de riz, dix gallons (ou 40 pintes) d'aracks, dix livres de
sucre, etc. Le capitaine de la Drake
envoya de son côté à M. de Puvigné
une petite cave d'arack de
Mouhon. Cet arack formait une liqueur très délicate et spiritueuse, il était fait,
je pense, avec de l'eau de coco. La cave pouvait en contenir 8 ou 10
pintes. Les Anglais appareillèrent enfin
le 26 vers 9 heures du matin, emmenant avec eux quelques-uns de nos
lascars, qui s'étaient donnés à eux et nous laissant sur l'île au nombre
d'environ soixante. Le 27 nous perdîmes un matelot
de la Mignonne qui était déjà
fort malade, lorsque nous abordâmes Rodrigue
; c'était lui qui en avait eu la première connaissance, il mourut d'hydropisie.
Je l'enterrai le même jour en pratiquant autant qu'il me fut possible
les cérémonies, et en récitant les prières prescrites par l'Eglise.
Nos colons séparés ont employé le 29
à faire des sottises et le 30 à les réparer. Ces deux jours ne m'ont
point du tout amusé ; on ne cessait de fouetter les esclaves des deux
partis. Il n'est rien arrivé de considérable
pendant les neufs premiers jours du mois d'août : M. Julienne s'occupait à faire défricher et ensemencer son habitation. Le 10 nous fûmes, M. Thuillier et moi, jusqu'au grand enfoncement pour relever toutes les
pointes qui sont entre cet enfoncement et le lieu de notre séjour ordinaire. Le même jour on commença à parler
sérieusement d'un projet déjà formé lorsque la Baleine était mouillée
à Rodrigue : on se proposait de construire une chaloupe pontée de trente-deux
pieds de quille et onze pieds de baux pour nous transporter à l'île
de France. Nous avions plus
de secours que François Leguat
pour réussir dans cette entreprise, notre projet était moins
déraisonnable que le sien. Le temps de notre départ de Rodrigue
fut en conséquence fixé à la pleine lune de septembre. Le 13, comme on était las de
manger toujours de la tortue, on fut à la chasse d'un jeune taureau
; on vint à bout de le tuer non sans peine. J'obtins qu'on en enverrait
un morceau à Servonnet qui
avait contribué au succès de mon observation en faisant des aiguilles
pour mes pendules et qui, depuis, avait réparé, du moins en partie,
le dommage occasionné à mon quart de cercle par l'accident du 26 de
juin. J'ignorais que Servonnet fut chrétien Paoliste, il refusa le présent ; sa religion
lui interdisait l'usage d'une telle viande. Le même jour on crut entendre
au loin deux coups de canon et deux autres le 14. On en avait réellement
entendu un le 21 de juillet, les Anglais étant en notre rade ; on avait
même vu le vaisseau d'où le coup était parti, il avait continué sa route
à l'ouest sans s'approcher de Rodrigue.
Le Boutin sur lequel je suis revenu en Europe, avait réellement reconnu Rodrigue vers ce temps-là. Le 20 M. M. des Moulières, Gaumont, Millet
et Richard nous
quittèrent : la séparation des esprits n'occasionna point cette séparation
de corps ; l'utilité publique en fut le motif. Tous les gabarits de notre chaloupe étaient faits ; on allait travailler sérieusement
à la construction et ces messieurs voulaient animer les ouvriers par
leur présence, leurs conseils et leur exemple. L'enfoncement aux
huîtres fut choisi pour chantier ; comme la mer y entre dans le
flux, on jugea qu'il serait plus facile d'y mettre la chaloupe à flot
lorsqu'elle serait construite. D'ailleurs, en cas de nouvelles visites
des Anglais, on pouvait facilement dérober l'ouvrage déjà fait à leur
curiosité. Comme il y a des gens qui ont reçu du ciel le talent de penser
différemment des autres, il y en eut qui jugèrent que l'habitation de
M. Julienne était un objet
bien plus intéressant pour nous que la construction d'une chaloupe libératrice.
J'allais de temps à autre rendre
visite à nos constructeurs ; sous leur direction, l'ouvrage avançait
avec toute la célérité possible : il fallait arracher les ouvriers du
travail pour les faire manger ou dormir. Vers la fin du mois, la provision
de riz a pris fin. On voulait à l'habitation de M. Julienne que nous en créassions ; comme notre pouvoir ne s'étendait
pas jusque là, cela occasionna de nouvelles altercations qui me faisaient
désirer plus que jamais l'heureux moment de notre délivrance.
Le 2 de septembre, l'arack nous
manqua aussi ; celui de Mouhon
n'était pas encore entamé, mais on ne nous donna point à la fin des
repas un verre de cet arack, comme on avait fait jusqu'alors à l'égard
de l'arack commun ; on le conserva pour les massacres.
Six jaunes d'oeufs délayés dans deux pintes environ de thé bouillant,
du sucre, le jus d'une demi-douzaine de bigarades ou de citrons et de
l'arack, voilà ce qui constituait la liqueur que nos officiers appelaient
massacre. J'y étais fait et je la trouvais bonne.
Dimanche
6
A 6 heures et demie du matin,
on vint nous annoncer qu'on voyait un navire à trois lieues au vent.
Ce navire ne tarda point à paraître ; c'était le Volant,
la même corvette que nous avions rencontrée à Rodrigue en arrivant. L'unique canon qui nous restait avait la lumière
fermée soit par les restes d'un clou, soit par la rouille. On se contenta
donc d'arborer pavillon blanc et M.M. de Puvigné, Richard
et Millet s'embarquèrent sur une pirogue pour aborder le Volant
qui paraissait craindre l'approche de Rodrigue.
Après avoir exposé à M. Lelong,
capitaine du Volant, ce qui
s'était passé sur notre île, ils revinrent à terre sur la pirogue, apportant
avec eux un pavillon anglais qu'on arbora sur le mât au lieu du pavillon
français. La pirogue était suivie d'un canot qui portait M. Lelong,
M. Grimaux, officier des troupes,
M. Perrot, lieutenant, et
quelques autres officiers du Volant.
Le pavillon anglais mis en place, on tire du bord deux ou trois coups
de canon à boulets. M. Grimaux
saute à terre, l'épée nue à la main ; il demande si quelqu'un défend
l'île au nom du Roi d'Angleterre.
M. Millet se présente armé d'un cotret en guise d'épée et prend aussitôt
la fuite. Le vainqueur fait amener le pavillon anglais et rétablit le
pavillon français ; les cris redoublés de Vive
le Roi font retentir les montagnes de l'île et M. Grimaux prétend non seulement avoir repris possession de l'île, mais
même avoir délié tous les prisonniers de l'engagement qu'ils ont pris
de ne servir de dix-huit mois contre les Anglais. Toute cette opération
a paru si belle à ces messieurs qu'ils en ont fait un procès verbal
en forme et qu'ils l'ont déposé solennellement au greffe de l'île de France. J'ai cessé ce jour-là de boire
de l'eau pure. Les Anglais de la Baleine nous avaient donné six jeux de cartes ; il ne nous en était parvenu qu'un seul. Avec
ce seul jeu on jouait tous les jours au réversis,
souvent matin et soir. On ne comptait pas les tours ; je suis persuadé
que, l'un portant l'autre, on n'en faisait pas moins de 20 ou 25 par
jour. On peut juger de l'état où devait être ce jeu après 41 jours d'un
tel service. L'arrivée du Volant
procura des cartes plus maniables, mais on pensait à toute autre chose
qu'à jouer aux cartes : on causait, on riait, on sautait, on
dansait. Rodrigue n'était
plus reconnaissable. M. Lelong
voulait rester quelques jours pour amasser de la tortue ce qui, disait-il,
ferait plaisir à M. Desforges,
gouverneur de l'île de France
; mais il était à craindre, selon M. de
Puvigné, que les Anglais ne revinssent. Et quelle défense aurait
fait le Volant ? M. de Puvigné raisonnait bien ; j'ai appris depuis qu'il ne s'était pas
encore écoulé sept fois 24 heures depuis notre départ, lorsqu'une escadre
anglaise est venue se mettre en possession de Rodrigue. Il fut donc résolu que le 7 serait employé à décharger le
Volant de cinq à six milliers de riz qu'il apportait pour la subsistance
de ceux qui devaient rester, et que nous partirions le 8 pour l'île
de France.
Lundi
7
Rien de nouveau. Nous avons
été pour la dernière fois, M.M. Thuillier,
des Moulières et moi parcourir
la côte pour assurer son gisement.
Mardi
8
Un demi-quart d'heure avant
3 heures du soir, je quitte Rodrigue
et je m'embarque dans le canot du Volant.
Aussitôt après notre arrivée à bord, on appareille par un vent d'ESE,
grand frais, très beau temps. Le tangage se fait sentir jusqu'à ce que
nous ayons attrapé le lit du vent. A 6 heures nous comptions être à
7 lieues du mât du pavillon de l'île par la latitude de 19° 30' sud
et par la longitude de 60° 46' à l'est de Paris.
Mercredi
9
Thermomètre au lever du soleil
19 degrés 1/2, à 2 heures du soir, 21 1/2. Plus beau temps tout le jour
que pendant tout notre séjour à Rodrigue.
Vent ESE et E 1/4 SE, assez frais jusqu'à 6 heures du soir qu'il commence
à mollir. A midi nous comptions avoir fait, depuis la veille à 6 heures,
c'est-à-dire en 18 heures, 33 lieues à l'O 7° 15’ vers le sud.
Latitude estimée..................................................................
19° 43' S
Latitude observée.................................................................
20° 07' S
Longitude..............................................................................
59° 03' E Je n'entrevois point ce qui
peut nous avoir poussés 8 lieues au sud, plus que nous ne comptions
être. Je ne puis attribuer cette erreur qu'à la fausse estime des aires
ou des rhumbs que nous courions ; mais si cela est, et que l'on veuille
corriger cette erreur, il faut ajouter trois minutes à la longitude
estimée.
Jeudi
10
Vent E 1/4 SE. Continuation
de beau temps et de belle mer ; le vent est trop mou et nous n'avançons
guère. Au lever du soleil, thermomètre 20 degrés, à 5 heures du soir
21 degrés 1/2. A midi nous avions fait en 24
heures 27 lieues 1/2 et 1/6 à l'O, 9° 15’ N.
Latitude estimée..................................................................
19° 54' S
Latitude observée.................................................................
20° 00' S
Longitude........................................................................
57° 38 1/3 E
Vendredi
11
Vents, temps et mer comme hier.
Au lever du soleil thermomètre 19° 1/4, à 2 heures du soir 21 degrés.
A midi 21 lieues 1/2 à l'O 2
degrés 1/2 N.
Latitude estimée..................................................................
19° 57' S
Latitude observée.................................................................
20° 00' S
Longitude........................................................................
56° 30 1/2 E
Depuis 10 heures du matin on
n'a cessé de crier terre ;
on la voit distinctement avant minuit.
Samedi
12
Vents E 1/4 SE assez frais.
Thermomètre au lever du soleil 19. A 6 heures du matin nous étions par
le travers de l'île Ronde
et vers 7 heures et demie nous avons doublé le Coin de Mire. Nous avons
fait les signaux requis pour nous faire reconnaître. On ne comptait
pas que le Volant dût être si tôt de retour. A 8 heures, nous avions fait
depuis hier midi 20 lieues 1/3 à l'O 4° N. Latitude estimée.......................................................................
19° 56' S Latitude reconnue.....................................................................
19° 57' S Longitude estimée..............................................................
55° 26 1/2 E Longitude reconnue..................................................................
55° 11' E Cette erreur d'environ 5 lieues
dans l'estime de notre longitude doit être rejetée sur les courants
qui, comme je l'ai déjà dit, portent toujours à l'ouest dans l'étendue
de la zone torride. Le pilote du port nous a joints
vers 11 heures en tremblant, il craignait quelque supercherie ; certain
que nous étions Français, il s'est rassuré ; il nous a fait réitérer
nos signaux et nous avons mouillé heureusement à 2 heures du soir. M. Affleck
était l'auteur de la frayeur du pilote : il avait, comme je l'ai dit,
appareillé pour quitter Rodrigue
le 26 juillet matin ; après avoir apparemment croisé entre les deux
îles, il jugea à propos de rendre visite à celle de
France ; il y relâcha le 8 d'août sous pavillon danois. On y fut
tellement trompé, qu'un pilote du port fut le joindre vers 10 heures
du matin. Vers 7 heures du soir, M. Affleck
ayant considéré le port à son aise, renvoya le pilote chargé de compliments
pour les principaux de l'île, et appareilla. Dès le lendemain on mit
à sa poursuite le vaisseau le Fortuné
armé de 64 pièces de canons, commandé par le brave M. de
Surville
[58]
; mais la Baleine avait déjà
de l'avance. On supposait qu'elle relâcherait à Madagascar
; elle y parut en effet, mais ne s'y arrêta. Elle en était déjà partie
lorsque le Fortuné y arriva.
Les ordres de M. de Surville
ne portant point qu'il poursuivît plus loin la Baleine,
ignorant d'ailleurs quelle route M. Affleck
se proposait de tenir, il reprit le chemin de l'île de France, où il mouilla le 15 de septembre. Dans la table suivante ainsi
que dans celle que j'ai dressée plus haut pour Rodrigue,
des deux lignes qui répondent à chaque jour, la plus haute appartient
à la matinée, jusqu'à midi, la seconde regarde le reste de la journée.
Les observations sont faites à l'île de
France jusqu'au 17 octobre, sur mer le 18 octobre et, passé
ce jour, à l'île de Bourbon.
[…]
* Var. Ms. 1804, p. 156 et 157, “Le nom de Diego Ruiz, Diego Roiz, Diego Rodrigue ou enfin Rodrigue que l'on donne à cette île, peut faire conjecturer qu'elle a été d'abord découverte par les Portugais avant le commencement du dix-septième siècle. Il y a même apparence qu'on l'a quelquefois confondue avec l'île de Cerne ou Cirne appelée aujourd'hui l'île de France. L'auteur de la Collection Française des Voyages a fait plus : non content de la confondre avec l'île de Cirne, contre l'autorité de l'original Anglais qu'il traduita, il décide que c'est la même qu'on appelle aujourd'hui l'île de Bourbonb et la place à 40 lieues environ à l'est de Madagascarc. La première mention claire et expresse que je trouve de l'île Rodrigue est dans le Voyage de [Davis] et de Michel Borne aux Indes Orientales. [En effet], dans la collection de Purchas tome I l. 3, p. 133 [l'île] est placée par 19 d. 40 m. de latitude australe [ ] d 30 m de longitude. A l'édition française des voyages de Jean Hugues de Linschot donnée [en 1619] on a ajouté un Routier des Indes [ch] même Linschot. Il y est fait mention [de] Diego Rodrigue sur l'autorité d'un [commandant] Portugais nommé Vincent Rodrigue [de Lagos], je n'ai pas pu découvrir quand ce [personnage] a vécu ou voyagé. Linschot est mort [en 1611]. On a continué depuis de confondre [l'île ] avec celles de France et de Bourbon, [ou plutôt] on a continué de parler des trois, [sans] connaissance et sans intelligence. Ainsi sans parler de [ ] Pyrard.” a Tome I p. 381 de l’édition. b
Ibid. p. 509. c
Tome VIII p. 235.
[1] Environ 700 km.
[2] En l'honneur du jour où elle aurait été aperçue pour la première fois par les Portugais (le 9 février 1507).
[3] Environ 900 km.
[4] Une flotte hollandaise de huit navires, sous les ordres de l'amiral Van Neck, quitta Amsterdam en mars 1598, en direction des Indes. Mais au passage du cap de Bonne Espérance, cinq navires commandés par le vice-amiral Wybrant van Warwyck furent poussés par la tempête vers Madagascar et l'île Cirne (l'île de France) et fut baptisée île Maurice en l'honneur du prince d'Orange Maurice de Nassau stathouder des Provinces Unies de 1584 à 1625.
[5] Prise par les Anglais en 1810, elle sera de nouveau dénommée île Maurice en 1814, au traité de Paris.
[6] Environ 1600 km.
[7] Il s’agit probablement de l’Histoire générale des voyages composée par l’abbé Prévost qui rassemble et résume, en 15 volumes, les récits de nombreux voyageurs.
a Histoire générale des Voyages in 4 éd. de Paris, tome I page 381.
b Page 503.
c T. VIII p. 235.
[8] John Davis Michelburne (1574?-1611) s’associèrent en 1604 pour une expédition de course et de découverte dans l’Océan Indien. La relation de leur voyage a été publiée par Puchas.
d
Purchas Tome I L.3 . p.133.
[9] North-Coombes attribue la découverte de l'île Rodrigue au Portugais Diego Rodriguez en 1528.
[10] Jean-Hughes Van LINSCHOOTEN (1563-1611), navigateur hollandais attaché au service de l’archevêque de Goa, parcourut l’ensemble de l’Océan Indien entre 1579 et 1589. La relation de ses voyages fut publiée à La Haye en 1591. a Page 14 chap. 7.
[11] L’amiral Wolpart HARMANSEN (1550-1610), l’un des premiers grands explorateurs hollandais de l’Océan Indien, commanda l’escadre hollandaise envoyée dans cette région (1601-1603). Il relâcha à Maurice et à Rodrigues. La relation de ses périples à été publié dans divers recueils, notamment dans celui cité par Pingré (Rouen, 1725, 10 vol., t. III).
b Tome 3 page 426 et 430 de l'édition de Rouen en 1725 in 12.
c Pages 432, 433,434.
[12] François Cauche a 22 ans lorsqu'il embarque sur le Saint-Alexis commandé par Alonse Goubert chargé de coloniser les îles Mascareignes. La véracité de son récit passe pour extrêmement sujette à caution.
[13] Une toise égale environ 2 mètres. Les mesures actuelles de l'île Rodrigue sont de 18 km de long et 8,5 km. de large soit une superficie de 110 km2.
[14] Sur François Leguat et son récit, voir note supra.
[15] Vincent François Martenne de Puvigné (1718?-1791), militaire, né à Nantes, lieutenant d’infanterie dans les troupes de la Compagnie des Indes. Commandant de l’île Rodrigue à diverses reprises (1752, puis 1759-1763), il était chargé principalement de la collecte des tortues tout en assurant sur l’île une présence française symbolique.
a Je me sers du terme de corail et je m'en servirai toujours dans cette description pour me conformer à l'usage universellement reçu de tous ceux qui ont fréquenté ces îles. Dans la réalité, je n'y ai point vu de vrai corail, ce sont des madrépores auxquels qui on a donné ce nom. Je crois cependant qu'il y a du vrai corail, au moins à Bourbon.
[16] Vraisemblablement celle qui donne accès à l’actuel Port Mathurin.
[17] Régime des alizés de l’hémisphère sud.
[18] Actuelle Plaine Corail.
[19] Sans doute l’île Gombrani (Orthographe des cartes actuelles).
[20] Ce nom apparaît dans les descriptions et les cartes du XVIIIè siècle il désigne un site localisé de part et d’autre de la Grande Rivière à la limite de l’actuelle bourgade de Port Mathurin.
[21] Environ 200 mètres. Le Mont Limon, le plus haut sommet de l'île, s'élève à 440 mètres.
[22] Tafforet ou Stafforet. Il séjourna involontairement dans l’île pendant plusieurs mois, le vaisseau qui l’avait déposé à terre ayant perdu son ancre. La relation de son séjour dans l’île (1726) est demeurée manuscrite.
[23] Rodrigue a été pendant longtemps la “réserve” à tortues des Mascareignes. Un poste de collecte de tortues fonctionna jusqu’en 1769.
[24] Au sens stricte, les païens qui ont été évangélisés au début de l'expansion du christianisme en Asie Mineure, entre 42 et 70.
[25]
La défense de Rodrigue était négligée par les Français
; les Anglais ont pu effectivement y établir une base en 1809 afin
d’attaquer Bourbon puis l’île de France.
[26] En janvier 1760, trois cyclones passent entre l'île de France et Bourbon. Le plus terrible est passé entre le 27 et le 28 janvier ; il fit peu de dégâts à Bourbon, mais entraîna la perte de nombreux navires en rade de Port-Louis. Le 1er février, un autre cyclone violent fut enregistré ; il fut désastreux pour l'Ile de France.
[27] En 1761, deux cyclones ravagèrent les îles de France et Bourbon. Le 1er février le cyclone fut violemment ressenti dans ces îles. Un autre eut lieu le 1er mars.
[28] Jean-Pierre Guillaume de Séligny (1727-1717), navigateur, ingénieur et astronome, fut un des principaux savants de l’île de France, où il arriva dès 1748. Autodidacte, il se distingua en présentant une méthode de détermination des longitudes à la mer, puis, après avoir, suivi dans l’escadre du comte d’Aché à l’occasion des campagnes de l’Inde (1758-59), en parvenant à relever le vaisseau Le Comte de Provence, jeté sur les récifs par l’ouragan de janvier 1760. Chargé par le gouverneur Dumas de préparer le plan de défense de l’île, commandant du quartier de la Rivière-Noire jusqu’en 1787, il se vit pourtant refuser la croix de Saint-Louis et se retira sur ses terres, où Bernardin de Saint-Pierre lui rendit visite ; le Voyage à l’Ile de France fait de Séligny le type du citoyen utile victime de l’ingratitude des hommes.
[29] Terme utilisé pour désigner les cyclones, dans de nombreuses relations de voyages du XVIIème et XVIIIème siècles.
[30] Environ 200 km.
[31] Il s'agirait plutôt du cyclone du 26 et 27 mars 1752.
[32] Capitaine de la corvette l'Oiseau. Il a épousé la fille de M. de Puvigné et est arrivé à Rodrigue avec sa femme le 26 juin 1761.
a Journal historique, page 227.
[33] Vraisemblablement Guyomar de Préodet, ingénieur à l’île Bourbon et auteur d’un plan d’aménagement de la ville de Saint-Denis (1742) qui toutefois ne fut pas mis en œuvre, Labourdonnais ne l’ayant pas approuvé. a En cela je me suis trompé ; selon M. Adanson les fleurs sont les unes mâles et les autres femelles, et celles-ci sont situées au-dessous des premières.
[34] John Ray (1627-1705), naturaliste anglais surnommé le “Pline Anglais”, donna une nouvelle direction à la botanique grâce à ses travaux de classification des plantes dans Histoire des plantes (1686-1704). Il enrichit et édita l’ouvrage de l’ornithologiste F. Willoughby, (1676) dont il fut l’exécuteur testamentaire.
a Liane : c'est un nom générique pour exprimer toute plante qui se lie à une autre comme la vigne, les pois, les capucines, etc.
[35] Traité sur les plantes médicinales de la région du Malabar (1678-1703).
a Une espèce de convolvulus.
[36]
Ici il s’agit plutôt du mourongue.
[37]
Il s’agit de la fleur “aussi blanche que le lys
et presque formée comme celle du jasmin commun”, sans doute une sorte
d’orchidée.
[38]
Véritables fléaux de l’île. Ils ont sans doute été
introduits par les vaisseaux dès le XVIème siècle. Tafforet souligne
qu’ils étaient aussi nombreux que les crabes et les tortues.
[39]
Lors de son séjour à Rodrigue en 1725-1726, Tafforet
a également noté l’abondance des tortues de terre. North-Coombes estime
qu’au XVIIIème siècle environ 200 000 tortues furent capturées dans
cette île ; le poste de collecte établi en 1736
pour le ravitaillement des vaisseaux cessa de fonctionner en
1769, le cheptel étant épuisé.
[40]
Espèce de chauves-souris décrite déjà par Leguat
et Tafforet, abondante à l’époque ; chassée pour sa chair délicate,
elle est aujourd’hui en voie de disparition. Le “Golden Bat” de Rodrigue
(autre nom pour la chauve-souris rodriguaise) serait une espèce unique
au monde.
[41]
Leguat et Tafforet témoignent de l’abondance des
perroquets à Rodrigue. Les trois espèces indigènes décrites par Tafforet
ont aujourd’hui disparu.
[42]
Oiseau décrit par Tafforet en termes identiques.
[43]
Jean-Baptiste Labat, dominicain français (1663-1738),
missionnaire aux Antilles, auteur du Nouveau
Voyage aux îles de l’Amérique (1722).
[44] C’est le cas de Tafforet qui assure qu’ils sont peu nombreux et s’éloignent très peu des côtes, mais les mouettes diffèrent des goélands par leur petite taille.
[45]
Selon Tafforet, à l’âge adulte leur plumage est
gris et leur bec verdâtre.
[46]
Fait confirmé par Tafforet.
[47]
S’ils étaient nombreux du temps de Leguat et de
Tafforet, ces oiseaux sont aujourd’hui assez rares et ont perdu le
caractère familier que leur a accordé le huguenot.
[48]
Francis Willughby (1635-1762), célèbre naturaliste
anglais, auteur notamment d’une Ornithologie (1676) publiée après
sa mort par son ami et exécuteur testamentaire John Ray.
a Livre 3, p. 3, section
2, membr. 1 ch. 6.
[49]
Espèce aujourd’hui complètement éteinte dont les
fossiles ont été étudiés par Alfred et Edward Newton, au milieu du
XIXème siècle. Les seules descriptions détaillées que nous trouvons
de cet animal sont celles de Leguat (1691) puis de Tafforet (1726).
Cet oiseau ne se confond pas avec le dronte ou dodo de l’île Maurice
également éteint.
[50]
Leguat puis Tafforet avaient noté leur abondance
et leur incommodité.
[51]
Même confusion que chez Fr. Leguat. Le lamentin
est un mammifère aquatique vivant sur les côtes et les fleuves de
l’Amérique centrale et méridionale ; ici, il s’agit plutôt du dugong,
(Dugong Dugong), autre sirénien de l’océan Indien, aujourd’hui disparu
dans les Mascareignes.
[52]
Il s’agit de la Ciguatera, terme inventé par l’ichtyologue
Felipe Poey en 1866 pour désigner une intoxication neurodigestive,
provoquée par l’ingestion de divers poissons des mers tropicales en
certaines périodes de l’année.
[53]
Capitaine des vaisseaux de Sa Majesté britannique,
il interceptera le Boutin
lors de son retour et a fait prisonnier Pingré et ses compagnons.
Avant de les relâcher, il s’emparera des curiosités de l’histoire
naturelle amassée par Pingré.
a J'ai averti ci-dessus
qu'il s'agissait ici d'un corail blanc et par conséquent d'un vrai
madrépore. a J'emploie le terme dont on s'est servi sur ce qu'on m'a dit de l'espingale, je juge qu'elle ne diffère point de ce que nous appelons espingard.
b Amariner, c'est changer l'équipage d'un vaisseau que l'on vient de prendre.
[54] Matelots du “Comte d'Argenson” puis de la “Mignonne”. “Martin s'est offert volontairement pour trahir sa patrie, il a représenté au capitaine anglais les forces ou plutôt les faiblesses de l'île” écrit M. de Puvigné, gouverneur de Rodrigue, à M. Desforges Boucher, gouverneur de Bourbon, le 8 juillet 1761. (Correspondance de l’île de France (C4). Vol. 14 (1762) 9).
[55] Sir Robert Fletcher (1738 ?-1776), personnage pittoresque d’aventurier, est alors au début d’une carrière particulièrement agitée. Ecrivain de vaisseau puis enseigne à Madras, destitué par insolence, il est réintégré et envoyé aux Mascareignes en mission de reconnaissance et d’espionnage (1760-61). Ayant pris la tête d’une mutinerie d’officiers contre Clive, il regagnera l’Angleterre, se fera élir au Parlement et nogociera sa réintégration auprès de son ancien chef, devenant commandant en chef de Madras en 1772. Le reste de sa carrière est une longue syute de mutineries et de conflits avec ses supérieurs.
a fut renversé.
a Les Latins auraient-ils donné à un tel butin le titre de [optima upolia] ?
b Cela n'est pas étonnant ; la date du passeport est antérieure à la nomination faite de M. Thuillier pour m'accompagner en qualité d'adjoint. a Le quart de farine pèse environ 220 livres.
[56] Philip Affleck (1726-1799), officier de la East India Compagny, puis de la Royal Navy, survit dans les mers de l’Inde sous les ordres des amiraux Stevens et Cornisle (1759-1761). Après la chute des établissements français de l’Inde, la conquête de l’Ile de France fut envisagée. Affleck fut envoyé en reconnaissance à bord de La Baleine accompagné du Ketch Drake. Il reconnut les mouillages de Rodrigues, les côtes nord de l’Ile de France, les rade de Saint-Paul et Saint-Denis à l’île Bourbon. Ses informations recoupant celles obtenues antérieurement par Fletcher, une expédition militaire fut envisagée, mais le retard d’Augustes Keffel, qui devait le commander, entraîna son annulation.
b Un pavillon qu'on laisse flotter, mais après l'avoir entortillé dans le sens de sa hauteur, est dit en berne. C'est un signe de détresse, un signe que l'on appelle quelqu'un.
a Les officiers mariniers ne sont guère que des matelots renforcés.
[57] Elle était située “au nord-nord-ouest, dans un beau vallon, et proche d’un gros ruisseau dont l’eau est bonne et belle” : Fr. LEGUAT : Aventures aux Mascareignes, La Découverte, Paris, 1984, p. 78.
[58] Jean François Marie de SURVILLE (1717-1770), marin breton né à Port-Louis, entra très jeune au service de la Compagnie des Indes et se distingua pendant la guerre de sept ans comme capitaine de vaisseau dans l’escadre du conte d’Aché. Il prit part notamment au combat de 1758 devant Gondelour et Negapatam contre l’escadre anglaise de Pockock. En 1761, commandant Le Fortuné, il réussit à sauver son bâtiment endommagé et le régiment de Cambrésis qu’il transportait en l’échouant sur les côtes d’Afrique du Sud. Il trouva la mort en 1770 au cours d’un grand voyage d’exploration dans le Pacifique Sud.
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